À Charles Spon, le 13 avril 1657, note 38.
Note [38]

Gianluca Mori {a} a fait la remarquable découverte que cette singulière anecdote a été reprise dans un intitulé :

Theophrastus redivivus, sive Historia de iis quæ dicuntur de Diis, de Mundo, de Religione, et Dæmonibus, de Contemnenda morte, de vita secundum naturam.

[Théophraste {b} ressuscité, ou l’Histoire de ce qu’on a dit des dieux, du monde, de la religion et des démons, du mépris de la mort, de la vie suivant la nature]. {c}


  1. V. note [5], lettre latine 302.

  2. Théophraste d’Érèse, philosophe grec du iiie s. av. J.‑C., tenu pour athée, mais dont seule a survécu la Botanique (v. note [7], lettre latine 115).

  3. Manuscrit de 1 090 pages, dont une des quelques copies est numérisée dans Gallica. Guido Canziani et Gianni Paganini en ont donné une très soigneuse édition critique (Florence, La nuova Italia, 1981-1982, deux volumes).

Ce manifeste est déroutant car fort ambigu sur l’athéisme, dont il détaille méticuleusement les arguments pour les réfuter en bloc dans son introduction et dans sa conclusion, qui sont de vibrantes professions de foi catholique. Il retient aujourd’hui l’attention de plusieurs chercheurs en histoire de la théologie, de la philosophie et de la littérature moderne. Sur la foi de deux mentions qu’il contient, il est supposé avoir été écrit en 1659.

Le bon mot de l’abbé Mulot se lit dans le traité iii, Qui est de religione [Qui traite de la religion], chapitre v, In quo de quatuor supradictis religionibus in particulari, deque illarum authoribus, superstitionibus et imposturis agitur. Ex quo patet religionem esse omnino artem politicam [Où sont individuellement examinées chacune des quatre susdites religions (paganisme, judaïsme, christianisme et mahométisme), de leurs auteurs, superstitions et impostures. D’où il ressort que la religion n’est rien d’autre qu’un subterfuge politique], section De Religione christiana [Sur la Religion chrétienne] (page 574) :

Absurda igitur etiam plane est, et ridicula Purgatorii, plus quam anilis fabula, et ab hominibus non supestitiosis, talia semper existimata : Unde cardinalis Richelæus per iocum interrogatus quot missarum sacrificiis opus esset ad animam purgatoriis ignibus solvendam, facete respondit, tot opus esse, quot nivis globis ad furnum incendendum.

[La fable du purgatoire est de même parfaitement absurde et ridicule, un vrai conte de bonne femme, que tous ceux qui ne sont pas superstitieux ont toujours jugée telle : c’est ainsi qu’interrogé par plaisanterie sur le nombre de messes requis pour sauver une âme des flammes du purgatoire, le cardinal de Richelieu répondit spirituellement qu’il en fallait autant que de boules de neige pour chauffer un four].

L’historiette ne se lisant nulle part ailleurs, G. Mori en a déduit que Guy Patin était l’anonyme auteur du Theophrastus redivivus (T.R.), et m’a soumis son idée après l’avoir publiée dans un article intitulé À la recherche du nouveau Théophraste : Guy Patin redivivus (Academia, 19 avril 2020). Nous avons entamé une longue et riche correspondance, à laquelle ont participé Antony McKenna (v. note [4] de l’Introduction aux ana de Guy Patin) et Alain Mothu (v. notre Journal de bord, en date du 22 juin 2019), mais sans parvenir à tomber d’accord. J’ai opposé cinq arguments principaux à cette hypothèse qui ferait de Patin rien de moins que le plus athée et « le plus fameux des libertins érudits du xviie s. » (comme l’appelle G. Mori).

  1. Fort absorbé par sa pratique et ses enseignements médicaux (au Collège de France et à la Faculté), et par sa correspondance, Patin n’avait ni le loisir ni la compétence requis pour écrire des livres (à l’unique exception du petit Traité de la Conservation de santé). Notre index compte une soixantaine d’entrées (classées en neuf rubriques) sur les projets d’écriture qu’il n’a pas menés à bien. Il l’a particulièrement déploré au début de sa lettre du 4 mars 1666 à Johann Theodor Schenck ; sans parler d’une somme théologique et philosophique telle que le T.R. (à laquelle il n’a jamais fait la moindre allusion, fût-elle oblique, dans ses écrits).

  2. Même s’il a souvent montré ses inclinations vers le jansénisme et le calvinisme, Patin n’a jamais renié le christianisme et a toujours parlé de l’athéisme avec mépris mêlé d’effroi (v. entre autres la note [26] des Préceptes particuliers d’un médecin à son fils). Après l’avoir fouillé jusqu’à la moelle, je peine énormément à concevoir qu’un esprit aussi imperméable au progrès médical ait pu s’échiner à rédiger un des plus audacieux et volumineux pamphlets impies de son siècle.

  3. Charles Spon, destinataire de la présente lettre du 13 avril 1657, avait fort bien pu la faire lire au petit cercle de ses amis lyonnais, auquel appartenait notamment le R.P. Théophile Raynaud (v. note [8], lettre 71). Au grand dam de la Compagnie de Jésus, ce théologien jésuite prolifique était volontiers fulminant et hétérodoxe : ses Erotemata (Lyon, 1653) avaient été condamnés par la congrégation de l’Index (v. note [7c], lettre 205) ; il mourut à Lyon en 1663, apparemment reclus dans un couvent par la Compagnie de Jésus (v. note [3], lettre 757), pour des raisons mal éclaircies, mais auxquelles ses jugements ambigus sur l’immortalité de l’âme et ses attaques contre les dominicains (1662) n’étaient probablement pas étrangères (v. notes [15] [16], lettre latine 207, et [3], lettre 757, notule {i}).

    Outre ses initiales (T.R.), j’ai particulièrement pensé à lui parce que le Theophrastus redivivus se conclut sur cette profession de foi aussi bizarre que loyolitique, intitulée Ad fideles et vere sapientes religionis christianæ sectatores [Adresse aux fidèles et vraiment sages sectateurs de la religion chrétienne] (page 1090) :

    Si qui forte nobis arma argumentorum quæ in proœmio huiusce operis postulavimus, subministraverit ; eiusmodi auxilio tuti adversùs impiorum conatus non firmiores quidem in fide erimus, cui nullum præter divinum, necessarium est auxilium : sed fortiores et ad illos oppugnandos audaciores efficiemur ; ut pote fide et ratione naturali, id est, divino et humano subsidio, adversus solam naturalem et humanam rationem, decertaturi simus ad maiorem Dei gloriam et ad infidelium confusionem.
    Soli Deo laus, honor et gloria.
    Finis
    .

    [Si quelqu’un nous a peut-être fourni les armes des arguments, que nous avons demandés dans le Proœmium {a} de cet ouvrage, et si ce secours nous a protégés contre les entreprises des impies, nous serons certes plus solides dans la foi, qui n’a besoin d’aucun secours autre que celui de Dieu ; mais nous serons rendus plus forts et plus audacieux pour les attaquer puisque, bien sûr, par la foi et par la raison naturelle, c’est-à-dire par le soutien divin et humain, nous allons mener le combat décisif contre le raisonnement naturel et humain, pour la plus grande gloire de Dieu {b} et la confusion des infidèles.
    À Dieu seul sont dus louange, honneur et gloire. {c}
    Fin].


    1. Dans sa préface, l’anonyme T.R. professe sa foi catholique et expose son dessein de renverser les arguments des athées en montrant leur inanité.

    2. A.M.D.G., Ad maiorem Dei gloriam, est la célèbre devise des jésuites (v. note [1], lettre 46). Il arrivait au P. Raynaud (comme à maints de ses confrères) de terminer ses livres sur cette formule consacrée.

    3. Profession chrétienne rituelle et fort banale.

  4. L’anonyme T.R. cite la thèse de Patin Estne totus homo a natura morbus [L’homme n’est que maladie] (1643) en deux endroits du traité v, De contemnenda morte [Le mépris de la mort], chapitre ii, Vivendi amorem esse minuendum [Il faut supprimer l’amour de vivre].

    • Page 853 :

      Doctissimus et clarissimus Facultatis Parisiensis medicus Guido Patin in quadam quæstione medica proposuit et concludit totum hominem esse a natura morbum. Nullum vero unquam extitit qui proposuerit illum esse totum a natura voluptatem, adeo verum est cum infinitis rationibus modisque miserum dici posse, felicem vero fere nullis. Et eo miseriores sunt homines, quod nemo miserum se credat, licet sit. In hac tam vasta multitudine navigantium, bella gerentium, in foro litigantium, tetram aratro proscidentium, fœnerantium, ferre quam sortem patiuntur omnes nemo recusat, et malis suis unusquisque delectatur et indulget.

      [Dans une thèse de médecine, le très docte et très brillant Guy Patin, médecin de la Faculté de Paris, a proposé et conclu que, par nature, l’homme est tout entier maladie. {a} En vérité, on n’a jamais vu personne proposer que, par nature, l’homme est tout entier volupté, tant on peut authentiquement dire qu’il est malheureux pour une infinité de raisons et en une infinité de manières, quand il n’y en a presque aucune qui le fasse heureux. Et les hommes sont d’autant plus malheureux que nul ne se croit malheureux, bien qu’il le soit. Dans cette si vaste multitude de navigateurs, de soldats en guerre, de plaideurs au tribunal, de laboureurs accrochés à la charrue, de prêteurs avec intérêt, personne ne nie que tous souffrent de ce que le sort leur a réservé, et n’affirme que chacun s’abandonne à ses misères et s’en délecte]. {b}

    • Page 866 :

      Et tandem quidquid in vita agatur, moriendum est. Huc omnis ista quæ in foro litigat, in theatris desidet, in templus precatur turba, dispari gradu venit. Et quæ coluntur et quæ contemnuntur, unus æquabit cinis. Quæcumque et artes moliuntur et parit natura, una mors hæc sibi vindicat, inquit doctissimus Guido Patin, stant ut ruant, vivunt ut obeant ; huic extremo discrimini servatur orbis, et singula omnia quæ mundi sinu coercentur.

      [Et enfin, tout l’enjeu de la vie, c’est qu’il faut mourir. Toute cette foule de gens qui intente des procès, qui se vautre dans les théâtres, qui prie dans les temples, marche d’un pas inégal. {c} Et ce qu’ils vénèrent et ce qu’ils méprisent, tout se réduira à une seule et même cendre. La mort seule revendique pour elle-même tout ce que façonnent les arts aussi bien que tout ce que produit la nature, dit le très docte Guy Patin, ce qui est immobile comme ce qui court, ce qui vit comme ce qui est mort ; le monde entier est soumis à cet extrême péril, comme l’est absolument tout ce que renferme le sein de la terre]. {d}


      1. Guido Patin doctor medicus Parisiensis in sua quæstione medica disputavit et concludit… [Dans sa thèse de médecine, Guy Patin, docteur en médecine de Paris, a disputé et conclu…] aurait été plus conforme au style d’un ancien doyen de la Faculté, fort attaché à son vocabulaire rituel. Il aurait aussi pu trouver mesquin de se qualifier lui-même de doctissimus et clarissimus.

        L’anonyme T.R. attribue la sentence Totus homo a natura morbus à Patin, sans sembler savoir qu’il s’agit d’un lieu commun hippocratique, si connu des médecins que Patin ne s’est même pas donné la peine de le dire : v. note [94] de sa thèse de 1643.

        À mon avis, T.R. n’écrivait pas comme un médecin, et encore moins comme Patin. Le seul point qu’ils avaient vraiment en commun était leur manière (alors fort commune) de tisser des centons (rhapsodies), qui consite à enchaîner des citations latines, en laissant le plus souvent au lecteur le soin d’en identifier la source.

      2. L’anonyme T.R. s’est contenté de citer la sentence hippocratique (qu’il croit « patinienne » !), avant de la ridiculiser en dénonçant un inepte truisme : sans en comprendre la portée médicale, il se lance dans un commentaire éthique.

        Patin serait-il capable d’une telle bévue sur la source hippocratique de sa sentence et d’une telle dérision : se moquerait-il ainsi (gentiment mais catégoriquement) de la thèse qui a fait son renom européen en étant très largement diffusée et rééditée ?

        Lui et sa fameuse quodlibétaire font vraiment figure d’intrus dans une somme théologique de plus de mille pages : s’il en avait été l’auteur (qui faisait tout pour se cacher), aurait-il laissé un tel indice en se citant et se dénigrant ainsi lui-même ? Je peine à le croire, connaissant l’orgueil et la forfanterie ordinaires du personnage.

      3. Hoc omnis ista quæ in foro litigat, in theatris, in templis precatur turba dispari gradu vadit, est une citation de Sénèque le Jeune, (Consolation à Marcia, chapitre 11, § 2). Dans sa thèse, Patin a emprunté un autre passage de cet ouvrage, mais sans rapport avec cette citation-là (v. sa note [10]) ; il n’a jamais ailleurs fait référence au passage que l’anonyme T.R. a ici prélevé dans la Consolation à Marcia.

      4. Cette conclusion (fin du dernier article) n’est pas dans la thèse originale de 1643, mais figure dans sa réédition de 1647, comme l’a fort pertinemment établi G. Mori.

    Sur ces troisième et quatrième points, je pense que l’anonyme T.R. connaissait et estimait Patin, et qu’il pouvait avoir eu accès à certaines des lettres que Patin a écrites à leurs communs amis lyonnais, ainsi qu’à sa thèse de 1643 (ce qui est beaucoup plus banal car elle a joui d’une très large diffusion). Patin collectionnait avec ardeur les ouvrages du P. Raynaud et admirait leur originalité. Il a souvent demandé de ses nouvelles à Charles Spon et à André Falconet, et lui a même sûrement écrit, {a} mais il n’est rien resté de cette correspondance. Mes soupçons se renforcent du fait susdit que le P. Raynaud finit ses jours en étant mis au ban de sa Compagnie, laquelle accueillit fort mal la publication ultérieure de ses Opera omnia. {b}


    1. V. note [3], lettre du 6 mars 1663.

    2. Avant-dernier paragraphe de la lettre à Falconet datée du 20 novembre 1665, sur les Opera omnia [Œuvres complètes] du P. Raynaud (Lyon, 1665, 19 volumes in‑fo) : {i}

      « Pour le P. Théophile, on n’en voit point ici. Quelqu’un m’a dit que les pères ne veulent point qu’il soit mis en vente si premièrement on n’en refait beaucoup de feuilles qui leur déplaisent. Voilà une tyrannie bien grande sur les esprits des savants et sur les écrits des hommes morts. Je n’en ai du regret que pour M. Boissat {ii} qui manque à gagner et à distribuer son grand ouvrage par tout le monde où il y a des curieux. Jamais je ne l’achèterai que l’on me fournisse les feuilles retranchées ; c’est peut-être le meilleur de tout l’ouvrage et j’en ai bonne opinion puisqu’il déplaît à ces bons pères passefins, nigra cohors. » {iii}

      1. Qui aura jamais la patience de fouiller ce monument pour y rechercher l’amas des références théologiques qui s’entrelacent dans le Theophrastus redivivus ?

      2. Horace Boissat, l’imprimeur des Opera omnia.

      3. « noire cohorte. »

      En 1667, Patin a lui-même analysé ces Opera omnia dans le Journal des Sçavans (v. note [10], lettre 853), sans manquer d’y insister sur leurs parties polémiques et hétérodoxes qui valurent au R.P. Raynaud quelques rudes frictions avec sa Compagnie et avec Rome.


  5. Il a paru une traduction très partielle (elle aussi anonyme) de ce mystérieux ouvrage :

    La Fausseté des miracles des deux Testaments, prouvée par le parallèle avec de semblables profiges opérés dans diverses sectes ; ouvrage traduit du manuscrit latin intitulé : Theophrastus redivivus. {a}


    1. Londres, sans nom, 1775, in‑12 de 167 pages.

    Le Discours préliminaire se termine sur quelques spéculations (pages 21‑22) :

    « […] il ne nous reste qu’à dire ce que nous avons puabbrendre d’anecdotes sur l’auteur et sur son ouvrage.

    On ignore absolument son nom, sa patrie ; mais on croit assez communément qu’il a vécu dans le dernier siècle. Il a écrit en latin sous le titre de Theophrastus redivivus. Son manuscrit, qui était un très gros in‑fo était divisé par chapitres : De Natura, De Deo, De Mundo, etc. Il y traitait du paradis, de l’enfer, de l’âme, des corps, etc., etc. Un grand prince en fit l’acquisition, le paya, dit-on, fort cher, et le fit mettre dans le lieu le plus secret de sa bibliothèque. Cette précaution n’empêcha pas qu’on n’en traduisît quelques chapitres à la dérobée : du moins c’est ce qu’on peut inférer de la précipitation avec lauqelle on voit que notre manuscrit a été rédigé. Non seulement le traducteur avait omis toutes les citations, si essentielles à un ouvrage de cette nature, mais encore il avait négligé de traduire un grand nombre de mots. Nous avons suppléé à ces deux défauts.

    Il serait inutile de tenter la recherche de l’original : on sait qu’un zèle, peut-être poussé trop loin, a forcé l’héritier du prince dont nous avons parlé, à faire brûler de Theophrastus redivivus, par l’avis de ses docteurs. C’est ce qui arrive le plus osuvent qu’on ne pense ; ainsi nous présumons qu’on doit avoir quelques obligations à ceux qui nous conservent ces précieux monuments de la raison. »

G. Mori a publié sur Academia une Courte réponse aux objections de Loïc Capron. Là et ailleurs, il a depuis fait paraître d’autres articles à l’appui de sa thèse. Je lui ai soumis, mais il n’a pas pris en considération, mon hypothèse que Theophrastus redivivus soit un pseudonyme du R.P. Raynaud, qui était friand de ce genre de déguisement. Dans l’attente d’arguments plus solides pour trancher dans un sens ou dans l’autre, nous demeurons en amical désaccord sur une question que nous trouvons tous deux fort importante dans la critique littéraire sur l’athéisme libertin du xviie s. Notre débat ne date pas d’hier : v. note [39] du Faux Patiniana II‑6.

Note mise à jour le 19 janvier 2022.

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 13 avril 1657, note 38.

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(Consulté le 23/04/2024)

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