L. 132.  >
À Claude II Belin,
le 8 février 1646

Monsieur, [a][1]

Pour faire réponse à vos deux lettres, par lesquelles j’apprends que vous savez les nouvelles de monsieur votre fils [2] qui a quitté ses études pour s’en aller en campagne (il ne vous a point trompé, vu que vous me l’aviez bien mandé, et de fait, aussi trouvais-je grande apparence que tout ceci arriverait), je vous dirai qu’il faut prendre patience en ce malheur et prier Dieu qu’il le veuille bien assister de sa sainte grâce en ce désordre. On n’a encore rien fait contre le livre de M. de Saumaise [3] et ne sais pas ce qui se fera. [1] Je n’ai point vu le livre intitulé Vindiciæ Hispanicæ, ni l’autre intitulé Amico-Critica monitio. J’apprends que l’auteur du premier s’appelle Chifflet, [4] médecin d’Anvers ; [5] et M. Brun, [6] procureur général au parlement de Dole, [7] du second, et qu’il est aujourd’hui à Münster avec les plénipotentiaires ; [8] c’est pourquoi je ne puis pas vous rien mander d’iceux. Pour la réponse à M. Brun, je l’ai vue sous ce titre, Amico-criticæ monitionis litura, de laquelle on fait auteur Mess. Mathieu de Mourgues, [9] sieur de Saint-Germain, qui a fait autrefois tant de livres contre le cardinal de Richelieu [10] tandis qu’il était en Flandres [11] avec la reine mère. [2][12] Plusieurs disent ici qu’il n’y a pas assez bien répondu et s’en plaignent, je ne sais rien des autres réponses. Je n’ai point acheté le livre de M. de Saumaise pour moi et ne l’ai vu que par emprunt. La raison en est que mon frère [13] qui est en Hollande m’a mandé il y a trois mois entiers que je ne l’achetasse point et qu’il m’en enverrait un ou qu’il me l’apporterait lui-même. [3] Cela m’a empêché de l’acheter. J’attends le livre tous les jours, combien que je n’attende mon frère qu’après Pâques à cause du mauvais temps. Quand j’en aurai un, je vous l’enverrai très volontiers à Troyes, [14] bien empaqueté, où vous et vos amis le tiendrez tant qu’il vous plaira. Le jésuite d’Auxerre [15][16] est toujours fou, et sera. En récompense, il a bien des confrères qui ne le sont pas puisqu’ils sont les panurges du siècle. [4][17][18] Enfin, les jésuites ont fait un général, qui s’appelle le P. Carafe, [19][20] qui est parent du cardinal de même nom [21] et de la famille du pape Paul iv[5][22][23] M. Rivière, [24] professeur de Montpellier, [25] est ici avec dessein d’y laisser à imprimer un livre d’Observations ; une autre affaire l’y mène aussi, dont je vous entretiendrai quelque jour. [6] J’avais prêté à monsieur votre fils qui est allé à la guerre quelques livres qu’il ne m’a pas rendus, faute de me dire adieu, mais c’est peu de chose, ne vous en mettez point du tout en peine. Pour le fait de l’argent, je vous en envoie le billet signé de sa propre main. Il y a là quelque dépense superflue et dont vous vous fussiez bien passé, et moi aussi, mais elle n’a eu jamais autre fondement qu’une supposition qu’il me donna pour avoir de l’argent ; dont j’avérai la fausseté en sa présence, m’étant exprès transporté chez son hôte où on lui soutint le contraire de ce qu’il m’avait dit. C’est ce premier article de 10 livres 16 sols et 8 deniers que vous ne m’avouerez [7] pas si vous ne voulez ; combien que sans un mensonge qu’il me fit croire pour un temps, je ne lui eusse point baillé. Pour la seconde somme, qui est de 6 livres 13 sols, ce fut en attendant qu’il eût reçu son argent. De toute cette somme faites-en comme vous l’entendrez, sans vous en presser ni incommoder. J’ai céans encore mille écus à votre service, comme étant ce que je serai toute ma vie, à vous et à Mme Belin, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Patin.

De Paris, ce 8e de février 1646.

Le pape, [26] continuant de persécuter tous les héritiers du feu pape, [27] a obligé de sortir de Rome Don Taddée, [8][28] préfet de la ville, avec son frère le cardinal Barberin [29] qui vint ici nonce il y a vingt ans. S’étant embarqués à dessein de se réfugier en France, une tempête les amena aux îles de Saint-Honorat en Provence [30] où le cardinal Antonio, [31] qui était ici à la cour, est allé les trouver. Un bruit court, que je tiens néanmoins faux, que le roi d’Espagne, [32] voyant le piteux état de ses affaires, veut tout quitter et se faire moine. Si cela était, beaucoup de gens se moqueraient de lui, et surtout les moines mêmes. [9] On ne dit encore rien de nouveau, ni de la paix, ni de la guerre. Le roi d’Angleterre [33][34] est plus mal en ses affaires que jamais, il n’a plus en tout son royaume que quatre petites villes. [10] Le prince d’Orange [35] a pensé mourir ; s’il guérit, comme on espère, de sa goutte, [36] il y a apparence qu’il assiégera cette année Anvers.

Ce 8e de février 1646.


a.

Ms BnF no 9358, fo 99 ; Triaire no cxxxv (pages 492‑496).

1.

De Primatu Papæ [La Primauté du pape], v. note [5], lettre 131.

2.

Jean-Jacques Chifflet, médecin de Besançon tout dévoué à la Couronne espagnole (v. note [18], lettre 104), avait publié les Vindiciæ Hispanicæ in quibus arcana regia politica, genealogica, publico pacis bono luce donantur [Défenses de l’Espagne, où sont mis en lumière, pour le bien commun de la paix, les arcanes royaux de la politique et de la généalogie] (Anvers, Balthasar Moretus, 1645, in‑4o). Dirigées contre les Capétiens, elles valurent à l’auteur les reparties de Blondel (v. note [22], lettre 399), Le Tanneur et d’autres, qui lui ont prouvé qu’un esprit partial n’est pas capable de juger sainement des choses (G.D.U. xixe s.).

Antoine Brun (Dole 1600-La Haye 1654), diplomate franc-comtois, avait représenté l’Espagne aux diètes de Worms et de Ratisbonne. Alors plénipotentiaire au congrès de Münster (1643), il fut ensuite nommé ambassadeur en Hollande (G.D.U. xixe s.). Il avait participé au débat en publiant un :

Amico-critica monitio ad Galliæ legatos, Monasterium Westphalorum pacis tractandæ titulo missos ; sive Observationes N.N. Germano-Franci ad epistolas, quas iidem Galliæ legati ad singulos S.R. Imperii principes et diætam Francofurtensem scripsere, die vi. aprilis m. dc. xliv. Earumdem epistolarum exemplar ad huius libelli calcem adiunctum est.

[Avertissement amical et critique aux députés de France envoyés pour traiter la paix de Münster en Westphalie ; ou Observations anonymes germano-françaises sur les lettres que les mêmes députés de France écrivent contre tous les princes du Saint-Empire romain et la Diète de Francfort, le 6 avril 1644. Avec un exemple de ces lettres {a} à la fin de cet opuscule]. {b}


  1. Deux lettres latines écrites en 1644 par Claude de Mesmes, comte d’Avaux, et Abel Servien « À Messieurs, Messieurs les Électeurs, et Princes et États du S. Empire, assemblés à Francfort ».

  2. sans lieu ni nom, 1644, in‑4o de 18 pages.

Mathieu de Mourgues, abbé de Saint-Germain, fidèle à Marie de Médicis du temps de Richelieu, avait répondu à Brun par l’anonyme Amico-criticæ monitionis litura Franco-galli calamo ducta [Réfutation de l’Avertissement amical et critique, écrite par la plume d’un Franco-gaulois] (Paris, sans nom, 1645, in‑4o).

3.

Guy Patin maintenait des relations avec son frère cadet, François, qui vivait en Hollande (v. note [19], lettre 106), pays béni des imprimeurs.

4.

Auxerre (Yonne) est une ville épiscopale de Bourgogne située sur l’Yonne.

Panurge (du grec panourgos, bon à tout, rusé, trompeur) est un personnage célèbre de Rabelais, qui figure dans tous ses livres à l’exception de Gargantua. La locution « moutons de Panurge » est toujours en usage courant pour désigner les gens qui suivent aveuglément l’exemple des autres (v. note [28], lettre 413).

On connaît moins aujourd’hui l’antonomase qui a transformé le nom propre, Panurge, en nom commun, panurge, pour qualifier une personne rusée ou fourbe, mais aussi qui se mêle de savoir tout faire. Tel est le sens du mot que Guy Patin utilisait ici pour médire des jésuites. L’allusion à leur confrère fou d’Auxerre demeure opaque.

Dans ses lettres latines, Patin s’est aussi servi du mot panurge pour brocarder Mazarin.

5.

Vincenzo Carafa (Naples 1585-Rome 6 juin 1649), entré chez les jésuites à 19 ans, devenait le septième général de la Compagnie de Jésus (élu le 7 janvier 1646). Durant son bref mandat, il eut à affronter les premiers grands éclats de la querelle janséniste.

Pier Luigi Carafa (1581-1655), cardinal en 1645, allait mourir durant le conclave qui aboutit à l’élection d’Alexandre vii.

Giovanni Pietro Carafa, né à Caproglio en 1476, fut pape sous le nom de Paul iv de 1555 à 1559 (v. note [9], lettre 317).

6.

Lazare Rivière, déjà auteur d’une Praxis medica [Pratique médicale], {a} faisait paraître ses :

Lazari Riverii Consilarii et Medici Regii atque in Monspelensi Universitate Medicinæ Professoris Observationes medicæ et curationes insignes, quibus accesserunt observationes ab aliis communicatæ.

[Observations médicales et guérisons remarquables de Lazare Rivière, conseiller-médecin du roi et professeur de médecine en l’Université de Montpellier, auxquelles ont été ajoutées les observations communiquées par d’autres]. {b}


  1. V. note [5], lettre 49, pour Rivière et sa « Pratique médicale » (Paris, 1640) ; Guy Patin a grandement sous-estimé l’intérêt le succès des ouvrages de Rivière.

  2. Londres et Paris, Sébastien Piquet, 1646, in‑4o, divisé en deux parties contenant : trois centuries d’observations personnelles de Rivière (259 premières pages), et une série d’observations ajoutées classées dans l’ordre des médecins ou chirurgiens de Montpellier qui les ont lui communiquées (107 dermières pages).

    Cet ouvrage a été réimprimé et augmenté plusieurs fois (dont une quatrième centurie publiée à Lyon en 1659, v. note [8], lettre de Charles Spon, datée du 15 mai 1657), et traduit en français (Lyon, 1688).


Dans sa lettre suivante, Guy Patin a révélé l’autre affaire qui amenait Rivière à Paris.

7.

Reconnaîtrez.

8.

Don Taddeo Barberini (Florence 1603-Paris 24 novembre 1647), prince de Palestrina, duc de Monterotondo, était frère de Francesco, le cardinal Barberin (v. note [7], lettre 112), et Antonio, le cardinal Antoine (v. note [4], lettre 130). Il avait été général en chef des troupes pontificales sous son oncle, Urbain viii. Accompagnant ses deux frères dans la disgrâce qui frappa la famille après la mort de ce pape, il avait fui Rome avec Francesco le 15 janvier 1646, pour rejoindre Antonio à Paris.

Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome i, pages 347‑349) :

« Le samedi 3 février, j’appris que le cardinal Barberin et son frère don Taddée, préfet de Rome, et toute sa famille s’étaient sauvés de Rome, le pape les voulant faire arrêter ; qu’ils étaient arrivés à Marseille et venaient à la cour. La fortune est bien extraordinaire de recevoir en France et prendre la protection contre le pape du cardinal Barberin qui a toujours été protecteur d’Espagne, du cardinal Antoine qui nous a trahis pour faire ce pape-ci, enfin toute une famille qui nous était ennemie déclarée il n’y a qu’un an. […]

M. le marquis de Saint-Chamont, le fils, me vint voir {a} et me conta toute la fourbe du cardinal Antoine pour l’élection du pape ; qu’à sa prière on avait donné l’exclusion au cardinal Pamphilio, et que par la fourbe de son aumônier il s’était rendu incontinent, sans attendre nouvel ordre de France, de faire Pamphilio pape, {b} espérant qu’une si grande obligation lui ferait oublier les iniquités précédentes ; et qu’il était presque impossible de croire ce que l’on voyait, et que le cardinal Antoine, après avoir été maltraité par nous comme il l’avait été, fût honoré en France et dans Paris. »


  1. Le 19 février, le marquis de Saint-Chamont était Just-Henry Mitte de Chevrières (1615-1664), fils de Melchior (v. note [3], lettre 19).

  2. Sous le nom d’Innocent x.

9.

Philippe iv ne se fit pas moine, comme avait fait son arrière-grand-père, Charles Quint, en 1556 ; il régna jusqu’à sa mort, en 1665.

10.

La première des trois guerres civiles d’Angleterre, officiellement commencée le 22 août 1642, était en passe de s’achever : Charles ier préféra se rendre aux Écossais, plutôt qu’au Parlement, le 5 mai 1646 ; la ville de Newark se rendit le lendemain ; suivirent Oxford (24 juin) puis Worcester (22 juillet) ; la première paix d’Ormond fut signée le 30 juillet à Dublin ; les Écossais livrèrent le roi au Parlement en janvier 1647 (Plant).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 8 février 1646

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0132

(Consulté le 26/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.