Je vous envoyai une lettre de deux pages par M. Touvenot, [2] chirurgien des Incurables [3] qui s’en allait à Turin [4] pour y servir Madame Royale. [1][5] Depuis ce temps-là, j’apprends que les deux armées ont toutes deux bien chaud devant Arras, [6] sans que l’on sache encore si nous les attaquerons dans les lignes. [2] Le cardinal de Retz [7] s’est sauvé de sa prison du château de Nantes [8] au grand regret du maréchal de La Meilleraye, [9] ce dit-on, qui en a pensé mourir et qui l’avait en sa garde. [3] M. Touvenot s’en allant à Turin, m’a promis de vous saluer à Lyon, de vous rendre ma lettre avec le livre de M. Guillemeau [10] contre Courtaud, [4][11] afin que vous le puissiez voir plus tôt si vous n’avez encore reçu le paquet de M. Borde. [12] À cause de la difficulté qui est très grande d’attaquer les lignes et du grand hasard qu’il y aurait, pour les grands travaux que les Espagnols y ont fait faire, on croit que l’on n’en viendra pas jusqu’à cette extrémité de les attaquer dans leurs retranchements, mais plutôt si on ne peut mieux, de rassiéger la ville dès qu’ils l’auront prise et avant qu’ils aient pu y mettre des provisions, comme ils firent sur nous à Aire [13] l’an 1641. D’autres disent que le gouverneur qui est dans Arras peut encore tenir quelque temps, inter quas moras, [5] on tâchera de les affamer dans leur camp. Bref, tout y est incertain.
Ce 19e d’août. Samuel Maresius, [14] ministre de Groningue, [15] a fait imprimer de delà un in‑4o intitulé Apologia pro D. Augustino, Iansenio et Iansenistis contre la bulle, [16] le pape [17] et les jésuites. [6] Il y en a ici quelques exemplaires entre les mains des curieux. Je crois qu’il en viendra prou si les loyolites ne l’empêchent. [18][19] Le roi [20] a été à Péronne [21] et à Ham, [22] et delà il ira à Amiens [23] où il est attendu de jour à autre. On dit que delà il viendra à Paris pour empêcher que les créatures du cardinal de Retz ne remuent quelque chose en sa faveur, ce que je ne crois point qu’ils fassent ; personne n’a ici envie de remuer. [7] On ne laisse point en attendant de faire quantité d’exécutions [24] criminelles sur des voleurs de grands chemins, gentilshommes et autres. Encore hier, en Grève, [25] fut décapité un gentilhomme champenois de 70 ans qui avait poignardé son neveu de guet-apens. Alentour de Rome, il y a eu un grand tremblement de terre [26] qui a autant épouvanté le monde, comme l’éclipse [27] du soleil avait fait de deçà. [8] On dit qu’Arras n’en peut plus et que, faute d’être secourue, il se faut résoudre à la rendre aux Espagnols puisqu’on ne peut attaquer les lignes ; que le roi n’ira point à Amiens, mais que de Péronne, où il est de présent, il viendra tout droit à Compiègne [28] et delà à Paris : soit à cause que le Parlement fait quelques assemblées où l’on parle de faire des syndics des rentes [29] sur l’Hôtel de Ville, comme par ci-devant il y en a eu, et que le roi ne veut point ; soit à cause de la sortie du cardinal de Retz, pour empêcher qu’il ne remue, ou lui, ou ceux qui sont de son parti. [9]
J’ai reçu un petit paquet de Lyon avec une lettre de M. Barbier, [30] ce sont quatre traités sur l’éclipse qui ont été imprimés à Lyon et desquels il me fait présent ; [10] c’est pour l’en remercier que je lui écris ce petit mot que je vous prie de lui faire rendre.
Mais comment se porte notre bon ami M. Gras ? [31] Je voudrais bien savoir quel jugement il fera de la réponse qu’a faite M. Guillemeau au sieur Courtaud, et même ce qui lui semble du livre de M. Courtaud, qui est un vilain pot-pourri de saletés et d’injures contre le bonhomme M. Riolan. [32][33] Je vous supplie de l’assurer de mes services.
Ce 23e d’août. Voilà que je reçois la vôtre datée du 18e d’août, avec celle de M. Barbier pour un avocat nommé M. Gourret, [34] laquelle j’ai envoyée tout à l’heure et a été reçue.
Voilà M. Du Prat, [35] qui me vient de visiter, il m’a promis de me conserver en son amitié à la charge que je vous ferai ses recommandations.
Arras est toujours au roi et assiégée par les Espagnols, qui ont dans leur armée 6 000 malades et faute d’eau. On dit que M. de Montdejeu, [11][36] gouverneur d’Arras, a bien de quoi tenir encore plusieurs jours. Le roi est à Péronne, on ne dit plus qu’il reviendra de deçà.
Je fais réponse à M. Barbier touchant son affaire, laquelle ne vaut rien s’il n’a de bonnes pièces ; je voudrais bien le pouvoir servir. Ce défunt Guillemot, [37] syndic des libraires d’alors, n’était qu’un fripon ; MM. Huguetan [38][39] et M. Ravaud [40] en savent bien des nouvelles, ils l’ont éprouvé en leur propre personne et à leurs dépens. [12] Je voudrais bien avoir une meilleure occasion de le servir à cause de vous. Hier et aujourd’hui, il a été ici fête ; [13] dès demain, je retournerai dans la rue de Saint-Jacques, mais ce sont d’étranges gens, [14] et qui n’ont point grande raison. Quoi qu’il en soit, ses livres ont été saisis et vendus comme légitimement confisqués. Il a dû alors s’y opposer et est bien tard de commencer à s’en plaindre. Interim ama me redamantem et cura ut valeas. [15] Je me recommande à vos bonnes grâces et suis de tout mon cœur, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
Guy Patin.
De Paris, ce 25e d’août 1654.
Ms BnF Baluze no 148, fo 78, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon » ; Jestaz no 124 (tome ii, pages 1254‑1257). Note de Charles Spon au revers de l’enveloppe : « 1654/ Paris 25 août/ Lyon 31 dud./ Rispost. 8 sept. »
V. notes [9], lettre 364, pour Étienne Touvenot, et [13], lettre 286, pour l’hôpital des Incurables.
« Ligne, en termes de fortification, est un travail fait de terres remuées, un fossé, un parapet ou une couverture faite de rangées de fascines, gabions ou sacs à terre pour défendre un camp, une place d’armes » (Furetière). V. note [8], lettre 359, pour les opérations militaires du siège d’Arras.
Le maréchal de La Meilleraye, retenu au lit par la goutte, envoya son fils, Armand-Charles, futur duc Mazarin, à la poursuite du fugitif (v. note [3], lettre 364). Ses 300 cavaliers avaient trois bonnes heures de retard et ne purent traverser la Loire à Oudon, Retz et sa bande ayant pris la précaution de couler les barques des passeurs. « Il rentra bredouille à Nantes où son père, s’arrachant la barbe et les cheveux de désespoir, déchargea sa colère sur la garnison du château avant de mettre en branle la justice. […] La joie fut grande parmi le clergé parisien. Les cloches sonnèrent à toute volée, un feu de joie fut allumé sur le parvis de Notre-Dame, et un Te Deum chanté » le jour même, 13 août, où l’on apprit la fuite du cardinal de Retz (Bertière b, pages 364 et 367).
« pendant lequel ». Les lettres de Guy Patin à Claude ii Belin en 1641 ont évoqué le siège d’Aire-sur-la-Lys (Pas-de-Calais) : prise par les Français en juillet, les Espagnols l’avaient rassiégée en août et reprise en décembre (v. note [13], lettre 63).
Ce livre fournit la preuve éloquente de la proximité entre calvinistes et jansénistes, réunis par leur adhésion à la prédestination et leur opposition à Rome : {a}
Samuelis Maresii Apologia novissima pro S. Augustino, Jansenio et Jansenitis, contra Pontificem et Jesuitas ; sive Examen Theologicum tripertitum Constitutionis nuperæ Innocenti x. P.R. Qua in gratiam Jesuitarum et Pelagianorum contra Augustini et Jansenii sequaces declarantur et definiuntur quinque Propositiones in materia fidei. Præmittitur Præfatio ad Jansenitas, et adiicitur ad calcem iterata editio Planctus Augustinianæ Veritatis in Belgio patientis, ante aliquot annos in Brabantia emissi.[Toute nouvelle Apologie de Samuel Desmarets {b} en faveur de saint Augustin, de Jansenius et des jansénistes contre le pape et les jésuites ; ou Critique théologique en trois parties de la récente bulle d’Innocent x. Où par la grâce des jésuites et des pélagiens {c} sont proclamées et définies les Cinq Propositions en matière de foi contre les adeptes d’Augustin et de Jansenius. {d} Avec au début, une préface pour les jansénistes et à la fin, une réédition de la Lamentation de la vérité augustinienne qui souffre en Flandre, qui a été publiée il y a quelques années {e} en Brabant]. {e}
- V. note [50], lettre 101.
- V. note [14], lettre 76 : Groningue venait au secours de Port-Royal.
- V. note [7], lettre 96.
- V. note [16], lettre 321
- Anonyme, Sans lieu ni nom ni date, in‑4o de 19 pages.
- Groningue, veuve de Johannes Nicolaüs, 1654, in‑4o de 127 pages.
Groningue est une ville et une province du nord des Pays-Bas, détachée de la Frise et asociée aux Ommenlanden [environs]. Elle était siège d’une Université, créée en 1614 (v. notule {a}, note [12], lettre latine 43).
La cour séjournait à Péronne depuis le 12 août. Elle en partit le 28 pour gagner Arras, qu’elle quitta le 31 pour être de retour à Paris le 10 septembre (Levantal).
« C’est par ces influences {b} qu’on épouvante les peuples, quand on voit paraître quelque comète ou qu’il arrive quelque grande éclipse, comme celle de l’an 1654 qui devait bouleverser le monde, et principalement la ville de Rome, ainsi qu’il était expressément marqué dans la Chronologie de Helvicus, Romæ fatalis ; {c} quoiqu’il n’y ait aucune raison, ni que les comètes et les éclipses puissent avoir aucun effet considérable sur la terre, ni que les causes générales comme celles-là agissent plutôt en un endroit qu’en un autre et menacent plutôt un roi ou un prince qu’un artisan ; aussi en voit-on cent qui ne sont suivies d’aucun effet remarquable. Que s’il arrive quelquefois des guerres, des mortalités, {d} des pestes et la mort de quelque prince après des comètes ou des éclipses, il en arrive aussi sans comètes et sans éclipses. Et d’ailleurs, ces effets sont si généraux et si communs qu’il est bien difficile qu’ils n’arrivent tous les ans en quelque endroit du monde. De sorte que ceux qui disent en l’air que cette comète menace quelque grand de la mort ne se hasardent pas beaucoup. »
- Anonyme d’Antoine ii Arnauld, Pierre Nicole : Paris, Charles Savreux, 1662, in‑12o de 473 pages.
- Des astres.
- « fatale pour Rome » ; Christophorus Helvicus (Christoph Helwig, 1581-1617), théologien protestant allemand, Theatrum historicum sive chronologiæ systema novum… [Amphithéâtre historique ou nouveau système de chronologie…] (Marbourg, 1629), suivie par plusieurs mises à jour, mais je n’ai pas trouvé ce commentaire sur une éclipse de 1654 dans la cinquième édition (Francfort, 1666) ; page 185, année 1654, il est seulement dit : Novus Cometa suprasolaris lucere incipit mense Decembr. [Une nouvelle comète suprasolaire a commencé de briller au mois de décembre] (sans remarque sur Rome à ce sujet).
- Épidémies.
Chéruel, tome i, pages 290‑291 :
L’issue du siège d’Arras devenait un enjeu politique de première importance.« Un accident {a} empêcha le cardinal de Retz de donner suite à l’audacieux projet de se rendre à Paris pour exciter l’ardeur de ses partisans et rallumer la guerre civile. Il […] fut obligé d’aller se faire soigner en Bretagne dans les domaines de sa famille. Il se rendit chez le duc de Retz, à Machecoul (Loire-Inférieure). {b} Ces événements enlevèrent à l’évasion du cardinal de Retz une partie de sa gravité ; cependant, elle fournit l’occasion à tous les factieux de s’agiter et de troubler Paris : les curés par leurs prédications, et le Parlement par des assemblées dont le tumulte rappelait les désordres de la Fronde ; enfin, sous le nom de rentiers, les anciens frondeurs reparurent, attaquèrent le gouvernement et menacèrent Mazarin. Il y eut des placards affichés, des libelles publiés et même on éleva une potence où le cardinal fut pendu en effigie. L’abbé Fouquet s’empressa d’en donner avis à Mazarin ; mais le ministre ne s’émut guère de ces vaines agitations. Sa conduite et celle de ses partisans montrèrent combien depuis deux ans l’autorité royale s’était affermie. Les opérations militaires ne furent point suspendues, et les succès brillants remportés par Turenne contribuèrent à calmer les esprits et à rétablir l’ordre dans Paris. L’abbé Fouquet et le procureur général s’y étaient activement employés. Dans une lettre du 19 août, ils avaient fait connaître à Mazarin la situation de Paris et les mesures à prendre : saisir tous les revenus du cardinal, chasser du chapitre les factieux et les emprisonner, s’opposer énergiquement à ce que le prélat démissionnaire fût reconnu en qualité d’archevêque de Paris et s’adresser, pour le remplacer, à l’archevêque de Lyon comme primat des Gaules, {c} enfin fournir au maréchal de La Meilleraye, gouverneur de Bretagne, les ressources nécessaires pour s’emparer de Retz ou le forcer à quitter la Bretagne. Le cardinal approuva ces mesures. »
- Une blessure à l’épaule en tombant de cheval lors de son évasion (v. note [3], lettre 364).
- Aujourd’hui Loire-Atlantique.
- V. note [37] du Borboniana 6 manuscrit.
Ces quatre traités sont :
Jugement astrologique de la grande éclipse du soleil, laquelle paraîtra en ce pays le 12e jour d’août de l’année 1654, avec les remèdes pour se préserver et garantir de ses effets pendant les années 1654, 1655 et 1656. Dédié à Messieurs les prévôt des marchands et échevins de la ville de Lyon, par L. Meyssonnier… ; {b}
Les justes Assurances du monde détrompé des vaines craintes et appréhensions des éclipses, par des réflexions solides et particulières sur les prédictions extravagantes de quelques faux astrologues qui nous menacent sans raison des approches du jugement, et de plusieurs grands désordres qu’ils disent être des effets et suites nécessaires de l’éclipse du soleil qui doit arriver le 12e d’août 1654. Le tout composé en latin par le R.P. Antoine Marie de Rheïta… et traduit fidèlement en français par un religieux du même ordre ; {c}
Réfutation des erreurs et pronostics observés sur l’éclipse du 12 août 1654, avec un avis nécessaire au lecteur pour la facilité de son intelligence. Contre les judiciaires. {d} Par le R.P. Gilbert Verdier, minime. {e}
Jean de Schulemberg, comte de Montdejeu (Guincourt dans les Ardennes vers 1597-Montdejeu 1671), maréchal de camp en 1639, avait été nommé lieutenant général dans les armées de Flandre en 1650, puis pourvu du gouvernement d’Arras en 1652. Il fut nommé maréchal de France en 1658.
V. note [6], lettre 238, pour le procès intenté en 1648 par les libraires de Paris sous l’égide de leur syndic, Mathieu Guillemot (v. note [35], lettre 222), contre les deux éditeurs lyonnais, Jean-Antoine ii Huguetan et Marc-Antoine Ravaud, pour violation du privilège royal que les Parisiens détenaient sur les Opera omnia de Daniel Sennert.
La Faculté chômait les fêtes de l’apôtre Bathélemy le 24 août et de saint Louis le 25.
Les libraires de la rue Saint-Jacques à Paris.
« En attendant, aimez-moi autant que je vous aime et veillez bien à votre santé. » Tout ce paragraphe fait allusion à un différend entre les libraires de Paris et l’imprimeur lyonnais Guillaume Barbier (v. note [7], lettre 366).