L. 604.  >
À André Falconet,
le 20 avril 1660

Monsieur, [a][1]

< Ce 17e d’avril. > Je crois que vos jeunes gens de Lyon sont arrivés car on m’a dit qu’un jeune homme bien fait, nommé M. Rousselet, [2] m’est venu visiter pendant que j’étais en ville. M. l’avocat général Talon [3] n’a point encore donné son plaidoyer contre les chirurgiens, [4][5] lesquels commencent à se rendre, et tantam tandem animi ferociam deponunt[1] On leur a dit que s’ils plaident sur une requête civile contre nous, ils en paieront l’amende de 400 livres, et qu’ils décherraient encore de tous droits, vu que ce seraient les mêmes juges, les mêmes raisons, les mêmes causes, vu qu’ils n’avaient aucune preuve de leurs prétentions et nul privilège, dont jusqu’ici ils se sont vantés sans en avoir fait aucune démonstration. Quibus positis[2] ils perdent l’envie de plaider pourvu que nous voulions bien leur faire quelque grâce, et surtout de leur laisser leur nom de Collège, leur robe, leur bonnet. Ces gens-là n’ont-ils pas bonne grâce, n’est-il pas vrai que superbia eorum non moritur, vermis non extinguitur ? [3]

Je donnai hier une lettre pour vous à M. de Rhodes, [6] lequel s’en va bientôt en Angleterre. C’est un pays où il n’y a point de loups ; en récompense, il y a ici très grand nombre de gens qui dévorent comme les loups la substance du genre humain, il y a force partisans de toute sorte, il y a puissamment de la chicane, dont tous les gens de bien se plaignent fort, et même M. le premier président [7] qui s’en plaint extraordinairement. Il y a dans ce siècle une certaine iniquité, une injustice générale, une impunité de laquelle tous les méchants abusent très méchamment. L’on met ici tous les jours de nouveaux impôts [8] sur les denrées, sur les marchandises ; nec est qui succurrat[4] Le mal est si grand qu’il va jusqu’au sanctuaire : [5] les moines [9] n’ont point les mains gourdes à acquérir du bien des familles par donations et testaments, et prennent l’argent comptant qu’ils peuvent attraper par leurs belles et douces promesses ; ils promettent beaucoup, mais ne livrent rien. Etiam suos habet nævos ars nostra : [6] ce n’est plus tantôt que faiblesse, lâcheté, fourberie, ignorance, cabale, trahison, syncretismus cum pharmacopœis et turpe commercium per pulveres, parva grana narcotica, stibium diaphoreticum cum pulvere margaritarum ad roborandum ventriculum[7][10][11][12] L’un vend des tablettes, [13] l’autre de la gomme-gutte [14] purgative[15] l’autre a ses secrets pour la rate ; [16] de sorte que je me sens obligé de dire avec ce poète, généreusement quoique non sans plainte : [17]

O pudor ! o stolidi præceps væsania voti !
Quantula pars rerum est, in qua se gloria iactat ?
Ira fremit, metus exanimat, dolor urit, egestas
Cogit opes, ferro, insidiis, flamma atque veneno
Cernitur, et trepido fervent humana tumultu
[8]

Ne voyez-vous point là une fidèle description de nos cabalistes, bourreaux publics, per sua venena metallica, ut prætextu novitatis incautos decipiant, et nummos arripiant ? O rem execrabilem ! O facinus horrendum ! sed frustra querimur[9] il n’y a plus de justice.

On parle ici du rétablissement du roi d’Angleterre [18] et que trois milords de Londres le sont allés trouver à Bruxelles [19] pour traiter avec lui ; mais son parti n’est point encore le plus fort, il n’y doit point aller qu’il n’y voie plus d’apparence. Ce prétendu rétablissement est negotium perambulans in tenebris[10][20] qui ne réussira que par une grande force bien éclatante ou par des finesses d’un cabinet auquel présideront peut-être le pape, [21] le général des jésuites, [22] le roi d’Espagne, [23] quelques cardinaux et peut-être Mazarin. [24]

Ce 17e d’avril. On m’a dit ce matin chez un marchand qu’un médecin de Lyon, jadis huguenot, [25] mais veuf, s’était fait chartreux[26] Si cela est, ce pourrait être votre Meyssonnier, [27] je crois qu’il est assez fou pour cela, mais les moines voudraient-ils bien de lui, sont-ils assez gens de bien pour se charger d’un tel fou ? Avec de telles gens il faut bien de la patience. Noël Falconet [28] étudie bien et assiste souvent à mes leçons [29] au Collège royal[30] Il a été bien satisfait de ce que j’ai dit aujourd’hui de plenitudine et variolis : quod summum in illis præsidium sit venæ sectio, quando et quo modulo celebranda[11][31][32] Vous savez que les jeunes médecins doivent savoir cela et néanmoins, il y en a encore plusieurs qui en doutent, vel qui non intelligunt[12]

Ce dimanche 18e d’avril. Voilà M. Duchef [33] qui vient de me prier de parler à M. le premier président pour l’audience qu’il m’a promise pour M. et Mme de Verdun, [34][35] qui sont arrivés ici depuis trois jours. [13] Je me suis chargé de vous faire ses recommandations, j’en parlerai ce soir à M. le premier président.

Ce 19e d’avril. J’entretins hier au soir M. le premier président, lequel je remerciai fort de l’arrêt qu’il avait rendu pour les médecins de Lyon. [36] Il me prit la main et me dit : Vous voyez le crédit que vous avez à la Grand’Chambre, nous n’y avons rien rabattu. Je luis dis ensuite que M. le comte de Verdun et Mme la comtesse étaient arrivés et qu’il leur avait promis une audience, qu’ils n’étaient venus que sur la parole que je leur avais donnée. Il me répondit : Ce sont des créanciers à qui je dois des audiences, je m’en acquitterai quand je pourrai. Il m’a fait promettre que j’y retournerai dans huit jours et je renouvellerai mes instances. Il m’invita fort à boire à sa santé et j’y bus deux fois du vin de Condrieu, [37] le meilleur que je bus jamais ; l’on m’a dit que c’est d’un présent que lui ont fait MM. les comtes de Lyon. [38] On vient de mettre dans le Châtelet [39] de Paris un insigne voleur qui se faisait appeler le Solitaire. [14][40] Il avait l’audace d’arrêter lui tout seul un carrosse et de se faire donner de l’argent ou de prendre les bagues et les perles des dames qui s’y rencontraient. Quand on a commencé à l’interroger, il a dit qu’il était homme de bien, qu’on le prenait pour un autre. Ainsi disent tous les larrons la veille qu’on les pend, c’est ainsi que parlaient à Naples [41] les galériens [42] au duc d’Ossone. [15][43] Un conseiller du Châtelet me vient de dire que c’est un gros garçon fort, qui n’a que 22 ans. Si l’on étouffait tous les louveteaux, les loups ne mangeraient plus les agneaux.

Hier au matin mourut ici d’apoplexie [44] un honnête homme, nommé M. Voisin, prêtre, jadis conseiller au Grand Conseil[45] frère du beau-frère de M. Talon, avocat général, [46] et fils de Voisin, [47] greffier criminel de la Cour dont il est parlé à la mort du maréchal de Biron. [16][48] Il a fait beaucoup de legs et entre autres, il a laissé près de 100 000 écus à l’Hôpital général. [17][49][50]

M. le Prince [51] est en Bourgogne. On lui impute des lettres qui sont venues de la cour, par lesquelles M. Millotet, [52] avocat général de Dijon, est interdit de sa charge. [18] On a publié en Hollande une réponse à la harangue que M. le président de Thou [53] leur avait faite et qu’il avait envoyée de deçà imprimée, que le Gazetier a derechef imprimée. [19] Je vous baise les mains, et à Mlle Falconet, et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 20e d’avril 1660.


a.

Bulderen, no clxxiii (tome ii, pages 22‑27) ; Reveillé-Parise, no dviii (tome iii, pages 194‑197).

1.

« et mettent enfin une sourdine à leur si grande violence d’esprit ».

2.

« Dans ces conditions ».

3.

« leur superbe n’est pas morte, ni le ver exterminé ».

4.

« et nul ne vient à notre secours. »

5.

V. note [6], lettre 159, pour les sens du mot « sanctuaire ».

6.

« Même notre métier a ses taches ».

7.

« collusion avec les pharmaciens et honteux commerce pour des poudres, de mauvais grains narcotiques, de l’antimoine diaphorétique avec de la poudre de perles pour fortifier l’estomac. »

8.

George Buchanan, De Sphæra [La Sphère] (cinq derniers vers du livre i), page 444 des Poemata (Amsterdam, 1641, v. première notule {a}, note [11], lettre 65) :

« Ô honte ! ô furieuse folie d’un vœu stupide ! Jusqu’à quelle mesquinerie la gloire s’abaisse-t-elle ? La colère gronde, la crainte coupe le souffle, la douleur consume, la disette rassemble ses forces, elle contraint par le fer, par les embûches et par le poison, et les affaires humaines sont agitées d’un trépidant tumulte. »

9.

« par leurs poisons métalliques, pour tromper les imprudents sous prétexte de nouveauté ? Ô trafic exécrable, ô crime horrible, mais à quoi bon s’en plaindre ! »

10.

« une négociation qui rampe dans l’ombre » (Psaumes, v. note [5], lettre 174).

11.

« sur la pléthore et la variole : que le suprême secours y est la saignée, quand et à quel rythme il la faut pratiquer. »

12.

« ou qui ne le comprennent pas. »

13.

V. note [2], lettre 592.

14.

Ce bandit se nommait de La Nouë, comme Guy Patin allait le dire dans sa lettre du 8 juin 1660 à André Falconet (v. sa note [11]).

15.

Pedro Tellez y Giron, duc d’Ossone (ou Ossuna, Valladolid 1579-château d’Almeida 1624), après une carrière politique et diplomatique mouvementée auprès des rois d’Espagne Philippe ii puis Philippe iii, fut nommé vice-roi de Naples en 1616. Il s’y signala par son libéralisme et ses bonnes intentions à l’égard du pauvre peuple. Parmi bien d’autres traits, sa légendaire ironie se marqua par l’historiette dont Guy Patin semblait se souvenir : {a}

« Allusion à une action mémorable du duc d’Ossone, vice-roi de Sicile et de Naples. Ce seigneur étant un jour à Naples et visitant les galères du port, eut la curiosité d’interroger les forçats ; mais ils se trouvèrent tous innocents, à l’exception d’un seul, qui avoua de bonne foi que si on lui vait fait justice, il aurait été pendu. Qu’on m’ôte d’ici ce coquin-là ! dit le duc en lui donnant la liberté, il gâterait tous ces honnêtes gens. » {b}


  1. Les Œuvres de M. Boileau Despréaux, avec des éclaircissements historiques donnés par lui-même, et rédigés par M. [Claude] Brossette, augmentée de plusieurs pièces, tant de l’auteur, qu’ayant rapport à ses ouvrages ; avec des remarques et des dissertations critiques. Par M. [Charles-Hugues Le Febvre] de Saint-Marc. Tome i (Paris, David et Durand, 1747, in‑8o), commentaire sur la Satire xi, vers 5‑6 :

    « Entendons discourir sur les bancs des galères,
    Ce forçat abhorré, même de ses confrères… »

  2. Composées à partir de 1657, les Satires de Nicolas Boileau (v. note [62] du Faux Patiniana II‑7) ont été publiées pour la première fois en 1666. Rien n’autorise à dire que Patin connût le poète, mais ils avaient peut-être entendu la même anecdote, contée par un tiers.

16.

Allusion au long récit que, dans ses Mémoires-journaux, Pierre de L’Estoile a laissé de l’arrestation, du procès et de l’exécution pour haute trahison du maréchal de Biron (v. note [15], lettre 551) dans la cour de la Bastille, le 31 juillet 1602 (édition de Paris, 1880, tome 8, pages 37‑38).

Daniel i Voisin, greffier de la Cour de Parlement (v. infra note [17]), faisait partie des magistrats qui assistèrent au supplice du maréchal, lequel clama son innocence et demanda grâce jusqu’au dernier instant :

« Comme il fut près de l’échafaud, ceux qui étaient là pour voir ce spectacle, qui étaient environ soixante-dix, ayant fait quelque bruit à son arrivée, il dit : “ Que font là tant de marauds et de gueux ? qui les a mis là ? et quel bruit font-ils ? ” Et toutefois la vérité était qu’il n’y avait là que d’honnêtes gens. […]

Après, le bourreau lui présenta un mouchoir blanc pour le bander ; mais il prit le sien, lequel s’étant trouvé trop court, il demanda celui de l’exécuteur ; et s’en étant bandé et mis à genoux, il se leva et débanda aussitôt, s’écriant : “ N’y a-t-il point de miséricorde pour moi ? ” Et dit derechef au bourreau qu’il se retirât de lui, qu’il ne l’irritât point et ne le mît au désespoir s’il ne voulait qu’il l’étranglât, et {a} plus de la moitié de ceux qui étaient là présents, desquels plusieurs eussent voulu être hors, voyant cet homme non lié parler de cette façon. Delà un peu, il se remit à genoux et se rebanda ; et tout incontinent se releva sur pied, disant vouloir encore voir le ciel puisqu’il avait si tôt {b} à ne le plus voir jamais et qu’il n’y avait point de pardon pour lui. Pour la troisième fois il se remit à genoux et se banda ; et comme il portait la main pour lever encore une fois le bandeau, le bourreau fit son coup, au même instant qu’il lui disait qu’il ne lui trancherait point qu’il n’eût dit son in manus. {c} […]

Si le bourreau n’eût usé de cette ruse, ce misérable et irrésolu homme s’allait encore lever ; et de fait, il eut deux doigts offensés de l’épée du bourreau comme il portait la main pour se débander pour la troisième fois. La tête tomba à terre, d’où elle fut ramassée et mise dans un linceul blanc avec le corps. » {d}


  1. Ainsi que.

  2. Très bientôt.

  3. Premiers mots d’une prière pour recommander son âme à Dieu, In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum… [En tes mains, Seigneur, je confie mon esprit…].

  4. V. note [26] du Borboniana 8 manuscrit, pour le procès verbal de cette exécution.

17.

Daniel i Voisin (mort en 1621), greffier en chef criminel du Parlement de Paris en 1599, marié en 1612 avec Marguerite de Verthamon (devenue en secondes noces dame de La Bazinière, v. note [15], lettre 405), avait eu cinq fils, dont quatre sont mentionnés dans les lettres de Guy Patin :

18.

Marc-Antoine Millotet avait été élu maire de Dijon par deux fois (1650-1651 et 1652-1654). Avocat général au parlement de Bourgogne, il fut exclu de l’amnistie que prononça le prince de Condé en faveur des magistrats de cette Cour rebelle (v. note [11], lettre 542) quand il prit possession du gouvernement de la province.

19.

Guy Patin se référait à deux pièces sur l’intervention diplomatique de la France auprès des Provinces-Unies pour favoriser la paix d’Oliva (3 mai 1660, v. note [30], lettre 601).


  1. Sans lieu ni nom, 1660, in‑fo de 8 pages ; réimprimé dans la Gazette, extraordinaire no 40, 9 avril 1660, pages 301‑312.

  2. Sans lieu ni nom, 1660, in‑4o de 8 pages.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 20 avril 1660

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(Consulté le 26/04/2024)

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