Voici une nouvelle de laquelle peu de gens se doutaient : le roi [2] a remercié M. Talon [3] et a révoqué sa commission de la Chambre de justice [4] en le renvoyant au Parlement. On dit que voilà une marque très évidente de la faveur de M. Colbert [5] auprès du roi. Il a réussi à faire ce coup à cause de M. Berryer, [6] son premier commis, qui avait été menacé par M. Talon pour quelques faux mémoires qu’il lui avait délivrés contre M. Fouquet. [1][7] La venue du roi au Parlement est remise à la semaine prochaine. [2][8] On dit aussi que le roi veut réduire la Chambre de justice au nombre de douze pour retrancher la dépense et faire dépêcher le procès qui traîne depuis si longtemps. Au lieu de M. Talon, le roi a fait deux procureurs généraux, dont l’un est purement pour M. Fouquet, l’autre est pour les affaires civiles de Chambre de justice. Le premier est M. Chamillard, [9] maître des requêtes et frère du docteur de Sorbonne, [10][11] grand antijanséniste et professeur en théologie. [3] L’autre est M. de Fontenay-Hotman, [12] aussi maître des requêtes, qui est allié de M. Colbert. [4] Voilà qui fait une partie de l’histoire de notre temps. Après le temps présent, il en viendra un autre qui nous produira des spectacles nouveaux qui feront toujours dire vrai au poète auteur de ce distique : [13][14]
Eloquar ?An sileam ? Sed quæ tam dissita terris
Barbaries, Francæ ludibria nesciit aulæ ? etc. [5]
Le roi a fait faire commandement à Mme la maréchale de L’Hospital [15] qu’elle eût à se retirer. On croit que c’est pour avoir parlé en faveur de M. Talon, à qui néanmoins on n’a fait autre tort que de le délivrer de beaucoup de peine, et d’une commission odieuse et qui lui produisait tous les jours grand nombre d’ennemis. [6]
Je baise très humblement les mains au R.P. Bertet [16] et le remercie de son souvenir. Les œuvres du P. Gibalin [17] sont-elles sous la presse ? J’ai envoyé vos deux lettres à leur adresse. Le chevalier de La Pome [18] a payé son médecin à Lyon comme ses parents font à Paris : M. Merlet, [19] M. Blondel [20] et moi y fûmes aussi bien que vous attrapés il y a deux ans. In arte nostra ingratitudinis plena sunt omnia ; omnia sunt ingrata, nihil fecisse benigne est ; iactamur in alto urbis, et in sterili vita labore perit. Pro molli viola, pro purpureo narcisso, carduos, et spinis surgit paliurus acutis ; infelix lolium, et steriles dominantur avenæ. [7][21][22] Prenons patience et tenons pour certain que nous sommes encore plus heureux qu’eux, en tant que nous ne sommes ni marchands, ni usuriers, ni banqueroutiers, comme sont tous ceux de cette race. In mercatura semper est aliquid inimicum virtuti pro mercatoribus, [8] c’est pourquoi Cicéron [23] a fort bien dit, et fort véritablement, Officina nihil habet ingenui. [9] Érasme [24] haïssait les marchands quoniam erat proprium eiusmodi hominum nihil aliud meditari quam lucrum, etiam turpe et fœdum. [10]
J’apprends que M. Morisset [25] n’est pas bien à Turin, [26] qu’il est fort haï. Les Français ne seront jamais aimés des Italiens : ils sont plus fins que nous, mais nous sommes plus honnêtes gens qu’eux ; ils n’étudient guère et croient pourtant être fort savants. J’en ai vu qui se moquaient de nous à cause de la grande peine que nous nous donnons, ils disent que nous portons la science sur nos épaules. Je pourrais dire qu’ils me font souvent pitié avec leur esprit et qu’ils ne l’emploient souvent qu’à malice. Si la princesse [27] vient à mourir, il n’est pas bien ; vous savez bien comme elle est sujette à des fluxions de poitrine. [11] Je vous baise les mains, à Mlle Falconet, à M. Spon notre bon ami, et suis de tout mon cœur votre, etc.
De Paris, ce 4e de décembre 1663.
Bulderen, no ccci (tome ii, pages 380‑383) à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no dcxx (tome iii, pages 446‑449) à André Falconet.
Louis Berryer (Le Mans 1616-Domfront 1686), sieur de La Ferrière, avait établi sa fortune sur l’exploitation de forges en Normandie. Ancien agent de Mazarin, il était passé au service de Colbert. Alors secrétaire du Conseil d’État, procureur syndic perpétuel des secrétaires du roi, il s’occupait très activement à l’instruction et à la rédaction des chefs d’accusation du procès Fouquet. Il était devenu comme le chef de la Chambre de justice, au grand dam de ses autres membres car il n’hésitait pas, quand la nécessité y poussait, à produire de fausses écritures. Il en fut récompensé par une charge de directeur des offices de la Compagnie des Indes Orientales (1664) puis devint secrétaire des commandements de la reine (1681), secrétaire du Grand Conseil du roi (1682) et enfin, conseiller d’État ordinaire.
Ces deux frères Chamillard étaient :
V. note [10], lettre 740, pour Vincent Hotman de Fontenay, cousin de Jean-Baptiste Colbert. À moins que Guy Patin n’ignorât la véritable raison de la mise à l’écart de Denis Talon, son commentaire désabusé sur toute cette affaire laisse à penser qu’il lui vouait sans doute trop de respect et d’amitié pour la révéler à André Falconet.
En date du 23 novembre 1662, Olivier Le Fèvre d’Ormesson avait déjà noté dans son Journal (tome ii, page 25) une faute de procédure commise par le procureur général, Denis Talon,
« dont la conduite était universellement blâmée, la passion qu’il avait pour une dame lui ôtant toute l’application à sa charge et lui faisant signer toutes sortes de conclusions sans les considérer, en sorte qu’il est dans un grand décri ».
Petitfils c (pages 400‑401) :
L’objet de la flamme de Talon était la jolie maréchale de L’Hospital (v. infra note [6]) que Colbert lui avait envoyée dans les bras.« Le 6 novembre < 1663 >, sur requête du procureur général, la Cour décréta que, faute d’avoir déposé ses défenses à temps, en vertu de l’arrêt du 5 octobre, le sieur Fouquet était déclaré forclos. L’arrêt du 5 octobre, protesta celui-ci, mais quel arrêt ? L’huissier Leblanc se troubla, fouilla ses papiers, les examina, les compta et recompta. Rien ! On avait omis de lui signifier l’arrêt d’appointement, comme on lui avait caché l’arrêt de recommandation ! Devant cette erreur affligeante, la Cour lui accorda huit jours supplémentaires. On touche ici du doigt le vice principal qui entravait le fonctionnement de l’énorme machine judiciaire : Talon n’était plus le même ! Le brillant, le fougueux, l’implacable procureur général aux assauts redoutés, l’ennemi jaloux du surintendant s’embrouillait dans les méandres de la procédure, ne travaillait plus ou travaillait mal, signait les documents sans les lire, s’enferrait dans les contradictions, requérait au petit bonheur, sans ordre ni rigueur, dans la confusion et l’anarchie paperassière. Que lui arrivait-il ? Il était tout simplement tombé malade d’amour comme un galopin de cuisine ! »
« Dois-je parler ou me taire ? Mais quel endroit est si reculé dans les terres barbares qu’il n’a pas eu connaissance des outrages de la cour de France ? etc. »
Ces deux vers sont de Pierre Baron, seigneur de l’Humery (1574-1661), secrétaire du roi et maire d’Étampes de 1630 à 1635, puis à nouveau de 1649 à 1654. Ils sont extraits (vers 51‑52) d’une pièce de 180 vers intitulée Stemparum Halosis [La Prise d’Étampes] (transcrite dans le Corpus Latinum Stampense), écrite en 1654 pour célébrer l’un des épisodes les plus sanglants de la Fronde : la prise de cette ville le 23 avril 1652 par l’armée des princes que menaient le comte de Tavannes et le baron de Clinchamp (v. lettre du 28 mai 1652 à Charles Spon, et les quelques lettres qui la suivent). La citation de Guy Patin revêt un intérêt particulier car le poème de Baron est réputé être resté inédit jusqu’à l’exhumation qu’en fit Paul Pinson, plus de deux siècles plus tard : Prise d’Étampes, poème latin inédit de Pierre Baron… (Paris, L. Willem, 1869, in‑4o de 45 pages).
En 1653, François de L’Hospital, comte du Hallier (v. note [7], lettre 83), maréchal de France, mort en 1660, avait épousé en secondes noces Françoise Marie Mignot (1631-1711) qui avait été lingère à Grenoble.
Saint-Simon (Mémoires, tome iv, pages 348‑349) :
« La maréchale de L’Hospital mourut aussi, célèbre par ses trois mariages et fort vieille, retirée depuis longtemps aux Petites Carmélites. Elle s’appelait Françoise Mignot. Je ne sais si elle était fille de ce cuisinier que Boileau a rendu célèbre pour gâter tout un repas. Elle épousa, primo, Pierre Des Portes, trésorier et receveur général de Dauphiné. {a} Elle avait de la beauté, de l’esprit, du manège et des écus, qui la firent, en 1653, seconde femme du maréchal de L’Hospital, si connu pour avoir tué le maréchal d’Ancre contre les défenses expresses et réitérées de Louis xiii, qui ne voulait que s’assurer de sa personne. Il mourut dans une grande fortune en 1660. La maréchale sa veuve, qui n’avait point d’enfants, fit si bien qu’elle épousa en troisièmes noces, le 14 décembre 1672, en sa maison de Paris, rue des Fossés-Montmarte, paroisse de Saint-Eustache, Jean ii Casimir, successivement prince de Pologne, jésuite, cardinal, roi de Pologne, qui avait abdiqué, s’était retiré en France, où il avait force grands bénéfices, entre autres l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, où il logeait, et où il est enterré. {b} Le mariage fut su et très connu, mais jamais déclaré : elle demeura Mme la maréchale et lui, garda ses bénéfices. »
- V. note [6], lettre 715.
- Jean ii Casimir, roi de Pologne déchu en 1668 (v. note [12], lettre 263), mourut le 16 décembre 1672.
Olivier Le Fèvre d’Ormesson (Journal, tome ii, page 61) :
« Le mercredi 28 novembre, je fus au Parlement entendre les harangues pour les mercuriales […]. Se trouva M. Talon, que tout le monde considéra, chacun sachant ce qui s’était passé. Il paraissait fort gai et le visage content. […] On avait délibéré si l’on le reléguerait quelque part et […] on avait parlé de Brisach, tant l’on était chagrin ! mais […] on avait préféré la douceur. Quelque autre m’a dit que, sur la proposition que l’on reléguerait la maréchale de l’Hospital, l’on dit qu’il la fallait laisser parce que son absence pourrait obliger M. Talon à faire quelque emportement, et que sa présence le retiendrait et pourrait servir à l’empêcher de reprendre ses premiers sentiments de vertu et de vigueur. »
« en notre art tout est plein d’ingratitude ; tout est ingrat, il est bon de n’avoir rien fait. “ Nous sommes ballottés par les flots de cette immense cité, la vie se consume en de stériles fatigues. ” {a} “ À la place de la douce violette, du narcisse pourpré, poussent le chardon et la ronce aux épines acérées. ” {b} “ La triste ivraie et les herbes stériles prennent le dessus. ” » {c}
- Martial, v. note [9], lettre 758.
- Virgile, Bucoliques, églogue v, vers 38‑39.
- Ibid. vers 37, où Guy Patin a remplacé nascuntur [naissent] par dominantur [prennent le dessus].
« Dans le négoce il y a toujours quelque chose de contraire à la vertu, au profit des marchands » (sans source identifiée).
« Une boutique n’a rien de noble » : Nec enim quicquam ingenuum habere potest officina [Et de fait, une boutique ne peut rien avoir de noble] (Cicéron, v. note [3], lettre 612).
« parce que le propre de ce genre d’hommes est de ne songer à rien d’autre qu’au gain, même s’il est déshonorant et sale. »
Érasme (L’Éloge de la folie, xlviii) :Est omnium stultissimum ac sordidissimum negotiatorum genus, quippe qui rem omnium sordidissimam tractent, idque sordidissimis rationibus, qui cum passim mentiantur, peierent, furentur, fraudent, imponant, tamen omnium primos sese faciunt, propterea quod digitos habeant auro revinctos. Nec desunt adulatores Fraterculi, qui mirentur istos, ac venerabiles palam appellent, nimirum, ut ad ipsos aliqua male partorum portiuncula redeat. [Une race très folle et très sordide est celle des marchands puisqu’ils exercent un métier fort bas, et par des moyens fort déshonnêtes. Ils mentent à qui mieux mieux, se parjurent, volent, fraudent, trompent, et n’en prétendent pas moins à la considération, grâce aux anneaux d’or qui encerclent leurs doigts. Ils ont, au reste, l’admiration des moinillons adulateurs qui les appellent en public “ vénérables ”, probablement pour s’assurer leur part dans l’argent mal acquis]. {a}
- Traduction de Pierre de Nolhac (1927).
Philibert Morisset, récent doyen de la Faculté de médecine de Paris (et alors en grande querelle avec elle), était parti à Turin pour soigner la duchesse de Savoie, Christine de France, fille de Henri iv, Madame Royale, qui devait mourir le 27 décembre suivant.