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Ana de Guy Patin :
Introduction de René Pintard au Grotiana  >

René Pintard [1] a donné la première édition complète du Grotiana[1] En hommage à son remarquable talent critique et à la qualité de ses recherches, je reprends ici son commentaire introductif (Pintard a, pages 59‑61).

« […] les ana de Guy Patin ne rassemblent pas des traits cueillis au hasard, mais les fruits de conversations patientes et précises, menées avec le désir persévérant de s’instruire. [2]

On peut le vérifier par exemple dans le Grotiana, que nous reproduisons plus loin intégralement. C’est au domicile même de l’ambassadeur qu’ont eu lieu les entretiens d’où Guy Patin a tiré les détails qu’il rapporte. [3][2] Le médecin est venu, sans nul doute, muni de ces “ billets ” avec lesquels Godefroi Hermant [3] le voyait aborder les doctes “ pour s’éclaircir avec eux de 5 ou 6 questions ”, [4] et c’est grâce à eux qu’il a pu se rappeler tant de noms propres, ou tant de dates. Il a mis aussitôt son interlocuteur sur le propos des grands humanistes qui ont brillé en Hollande, comme Joseph Scaliger. [4] Un mot de Grotius, sur la responsabilité des jésuites dans certaines attaques contre Scaliger, a fait un instant dévier la conversation sur la Compagnie, [5] mais elle est vite revenue à son objet premier et elle s’est longuement fixée sur Juste Lipse. [5][6] Est-ce quelques instants plus tard, ou un autre jour, qu’il a été question des juifs, [7] de la Bible, de Job, [8] puis du cardinal Richelieu ? [9] Cette fois, Guy Patin a dit son mot, en citant une épigramme contre Richelieu, et Grotius lui a répondu par son appréciation personnelle. [6] Même intervention, un peu après, au sujet de Jérémie Ferrier, [10] puis d’Érasme,  [7][11] et répliques variées de Grotius : nul doute que ce ne soient les péripéties véritables d’un entretien authentique que le médecin a relatées, le soir, sur les pages de ses cahiers.

S’étonne-t-on que, plus loin, la discussion saute brusquement du prince d’Anhalt [12] aux livres du P. Petau ? [8][13] “ Comme je visitai un jour ce M. Grotius, raconte Patin dans une de ses lettres, je vis ces trois tomes sur la table ; je lui en demandai son avis. Il me répondit sur-le-champ : le P. Petau, qui est mon ami, me les a donnés, je les ai lus tout entiers. C’est un étrange fatras, cela n’est point de la théologie ; il n’y a là-dedans qu’une chose de bien, c’est que l’auteur entend bien le grec, lequel y est fidèlement traduit. ” [9] Et voilà une nouvelle version du jugement de Grotius, un peu trop appuyée peut-être, mais accompagnée de l’indication des circonstances où il a été prononcé. Elle nous permet d’évoquer d’autres scènes analogues, et d’abord d’en imaginer le cadre avec exactitude. Ce n’est pas dans un salon que le médecin et ses amis échangent, avec la légèreté des allusions mondaines, des reparties rapides : ils sont réunis dans l’“ étude ” de l’un d’entre eux, parmi ses livres ; c’est de belles-lettres et d’histoire qu’ils s’enquièrent l’un auprès de l’autre, sérieusement ; viennent-ils à mentionner un texte d’un auteur, ils vont rechercher la citation dans ses œuvres, ils en vérifient la référence, que les mémoires ou les tablettes de Guy Patin notent presque toujours avec précision ; l’un après l’autre, ainsi, ils confrontent et confirment réciproquement leurs souvenirs, qui seront, le soir même, consignés dans les précieux cahiers : de là le médecin les tirera, quelque jour, pour en faire part à l’un de ses fidèles correspondants.

Sans nul doute, il pourra, à la longue, sous l’influence de ses préjugés et de ses manies, déformer ces souvenirs, durcir ces opinions ; mais sur le moment même, il les enregistre avec une parfaite loyauté. Avant même, par exemple, qu’il ait vu Grotius, il a eu vent de ses projets de conciliation entre les Églises, et il les a jugés chimériques : cela ne l’empêche pas de transcrire le témoignage sympathique que Grotius porte sur l’entreprise de son précurseur, G. Cassander. [10][14] Bientôt après, de même, il fera sans bienveillance, dans ses lettres, allusion au double penchant du Hollandais pour le socinianisme [15] et pour le catholicisme : il laisse néanmoins, dans le Grotiana, son ami exprimer tout au long sa condamnation des réformateurs qui ont quitté l’Église et des réformés qui ne veulent pas y entrer, et il reproduit, sans y mêler ses propres sévérités, d’anodines remarques sur Lælius et Fauste Socin. [11][16] Sa partialité pour Jansenius [17] et les jansénistes ne le détourne pas davantage de citer les réserves que fait Grotius sur l’Augustinus [18] et sa théologie prédestinatienne. [12][19] Ainsi l’étroite communauté de sentiments qui rapproche les deux hommes en d’autres domaines – haine des ordres religieux, hostilité à l’égard de l’autorité papale, condamnation vigoureuse des abus ecclésiastiques, souhait d’une religion amendée et simplifiée – n’empêche pas Patin d’accuser honnêtement leurs divergences ; ailleurs, il dira, âprement s’il le veut, ce qu’il pense ; pour le moment, il ne s’agit pour lui que d’écouter. »


1.

Dans son livre intitulé La Mothe Le Vayer – Gassendi – Guy Patin. Études de bibliographie et de critique suivies de textes inédits de Guy Patin (Paris, 1643, Pintard a, pages 69‑86), René Pintard a donné cette introduction au Grotaina, extrait du manuscrit de Vienne (v. notes [1] et [12] de l’Introduction aux ana).

2.

Cette phrase tronquée termine le premier paragraphe du texte de René Pintard intitulé La valeur des ana de Guy Patin, dont le début et la fin sont transcrits dans l’Introduction aux ana de Guy Patin.

3.

Après avoir dû fuir son pays en raison de ses convictions politiques et religieuses, l’érudit hollandais Hugo Grotius (Hugo de ou van Groot, 1583-1645, v. note [2], lettre 53) fut nommé ambassadeur de Suède à Paris de 1634 à 1645, où il se lia d’amitié avec Guy Patin.

4.

René Pintard (Pintard a, page 55) a emprunté cette allusion à l’abbé Godefroi Hermant, {a} tirée de son Histoire ecclésiastique et civile de la ville et diocèse de Beauvais, manuscrite et inédite, {b} citée par Lucien Vuilhorgne dans son Gui Patin (pages 77‑78) :

« L’excellence de la mémoire de G. Patin, dit-il, l’ayant rempli de quantité de connaissances curieuses qu’il avait apprises dans le commerce et la familiarité des savants aussi bien que par la lecture des bons auteurs, le rendait fort agréable dans la conversation, et les personnes de la première qualité l’ont honoré de leur amitié, comme je suis témoin, entre les autres, de celle qu’avaient pour lui feu M. le premier président de Lamoignon, et M. le président de Blancmesnil et M. de Marillac, conseiller d’État, ses beaux-frères. {c} Sa liberté à parler lui a fait des amis et des ennemis. L’aversion qu’il avait pour les apothicaires l’a empêché d’avoir beaucoup de pratiques… Je lui ai ouï dire cent fois que la saignée était remedium ηγεμονικον salutis anchora post naufragiam tabulam. {d} Il ne perdait nulle occasion d’apprendre quelque chose de ses amis qui étaient des hommes de lettres, et il ne les abordait guère qu’un billet à la main pour s’éclaircir avec eux de 5 ou 6 questions. {e} Il avait appris quantité de particularités historiques par la familiarité qu’il avait avec Nicolas Bourbon, retiré en la maison de l’Oratoire, rue Saint-Honoré, qui, ayant été ami du cardinal Duperron, avait retenu de lui quantité de choses de cette nature. {f} Il était souvent visité des étrangers qui venaient à Paris, sans avoir avec eux d’autre commerce que celui des lettres, qu’il entretenait surtout avec les Hollandais et les Allemands. » {g}


  1. Compatriote et ami de Guy Patin, v. note [12], lettre 79.

  2. Ms BnF cote Français 8581.

  3. Les lettres de Guy Patin n’attestent que de ses intimes relations avec Guillaume de Lamoignon (mort en 1677, v. note [43], lettre 488), époux de Marie Potier d’Ocquerre. Ses beaux-frères, René Potier de Blancmesnil (mort en 1680, v. note [6], lettre 160) et Michel ii de Marillac (mort en 1684, v. note [56], lettre 156), y sont mentionnés sans témoignages d’amitié particulière.

  4. « un remède souverain, une ancre et une planche de salut en cas de naufrage » : cette sentence de Guy Patin sur la saignée n’a rien de surprenant, mais on ne la lit pas sous sa plume dans notre édition.

    Le mépris de Patin pour les apothicaires est certes omniprésent dans ses lettres, comme dans ses textes médicaux, mais rien n’autorise vraiment à penser qu’il a nui à ses pratiques (au sens de « sa clientèle »).

  5. Mes italiques signalent l’emprunt de Pintard à Vuilhorgne.

  6. V. maints passages de notre édition du Borboniana manuscrit.

  7. Ces correspondants étrangers de Guy Patin alimentent les 511 lettres latines de notre édition.

5.

V. notes [2][35] du Grotiana 1.

6.

V. notes [36][44] du Grotiana 1.

7.

V. notes [4][7] du Grotiana 2.

8.

V. notes [52] et [53] du Grotiana 2.

9.

Premier paragraphe de la lettre de Guy Patin à Charles Spon, datée du 8 octobre 1649 (v. sa note [8]).

10.

V. notes [30] et [31] du Grotiana 2.

11.

V. note [14] du Grotiana 2.

12.

V. note [50] du Grotiana 2.

Prédestinatien (Littré DLF) est un substantif désignant un partisan de la prédestination, qui fondait la foi des protestants et des jansénistes. La question de la grâce divine (v. note [50], lettre 101) était au cœur des préoccupations spirituelles de Grotius : attaché au libre arbitre, il avait renié le calvinisme orthodoxe, pour s’intéresser au catholicisme, au socinianisme ou au judaïsme, sans jamais parvenir à fixer son choix, car il trouvait des défauts insurmontables dans les croyances diverses de ces religions. Allié aux préjugés de son époque, le prédestinatianisme absolu de l’islam a dû le dissuader de s’y intéresser.

Guy Patin, au contraire, a souvent fait part à ses correspondants de ses inclinations pour le jansénisme et même pour le calvinisme, mais sans doute plus en raison de leur opposition à Rome que de leur foi en la prédestination.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits. Ana de Guy Patin : Introduction de René Pintard au Grotiana

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(Consulté le 27/04/2024)

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