L. 299.  >
À Charles Spon,
le 20 décembre 1652

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 20 décembre 1652

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(Consulté le 19/03/2024)

 

Monsieur, [a][1]

Ma dernière fut du vendredi 22e de novembre, laquelle je délivrai moi-même à M. Caze, [2] lequel me promit de vous la faire rendre en main propre. Je crois que l’avez reçue et espère que quelque jour j’en aurai quelque petit mot de réponse, mais je vous prie que ce soit à votre aise, sans aucunement vous incommoder. Il me suffit, lorsque je pense à vous, que vous et toute votre famille soyez en bonne santé, plurima non quæro. Cetera nil curæ mihi sunt, modo vivat amicus incolumis[1]

Les nouvelles de Champagne portent que le Mazarin [3] est à Châlons [4] pour venir bientôt de deçà, où il est fort attendu des uns et désiré des autres ; j’entends les courtisans et les partisans qui espèrent de réparer leurs affaires qui sont en très mauvais état par son moyen ; ajoutez-y les deux premiers vers du quatrième de l’Énéide de Virgile, [5] etc., par ce moyen-là, vous savez tout le nœud de l’affaire. [2]

L’évêque d’Amiens [6] est mort depuis trois jours, [7] il était fils de feu M. de Caumartin [8] qui mourut garde des sceaux de France l’an 1622 ; autrefois fort débauché, mais réformé depuis quelques années et grand janséniste. [3] On lui donne pour compagnon de voyage en l’autre monde un autre prélat qui est M. de Fenouillet, [9] évêque de Montpellier, il était le plus ancien évêque de France. Tant d’évêques qui se lairront mourir seront autant de bonnes chape-chutes pour le Mazarin. Il fera de nouvelles créatures avec ces évêchés vacants. La cour, qui est le lieu le plus corrompu du monde, abonde de telles gens qui sont fort habiles à succéder à tels bénéfices. En voici un autre troisième qui fera le nombre impair, c’est l’évêque de Carcassonne ; [10] et un quatrième, qui est celui de Fréjus en Provence. [4][11]

Je vous prie de dire à MM. Huguetan [12] et Ravaud [13] que j’ai reçu leur présent des mains de M. Huguetan [14] l’avocat, savoir le troisième tome des relations de Vittorio Siri, [15] et que je les en remercie de toute mon affection. [5]

Ce 2d de décembre. M. Huguetan l’avocat, en même temps, m’a chargé de vous écrire qu’aujourd’hui au Palais, en pleine audience, un médecin de Noyon nommé M. Cordelier [16] a été condamné par arrêt de prendre une tutelle de deux enfants, de laquelle il avait été déchargé par sentence du bailliage de Noyon. [17] Il est cousin des deux mineurs, douze marchands de la même ville étaient parents en même degré, qui ont gagné contre lui. Sa qualité de médecin et son exercice perpétuel, ni le grand emploi qu’il a dans la ville ne l’ont pu garantir de cette vexation. M. Bignon, [18] avocat général, a fort été contre lui et a dit en pleine audience que si ce médecin était si fort employé, qu’il gagnait tant plus et par conséquent qu’il pouvait tant mieux vaquer à la tutelle de ses parents, étant si riche et accommodé. Je pense que c’est pour cause que savez bien que notre ami M. Huguetan m’a tant recommandé que je vous mandasse cette particularité. [6]

Ce 8e de décembre. Enfin, tant de troupes tirées de Picardie et de Normandie, et d’ici alentour ont été envoyées au maréchal de Turenne [19] qu’il s’est trouvé de beaucoup le plus fort ; de sorte que le prince de Condé [20] n’osant plus paraître de si près, a retiré ses troupes dans le Luxembourg [21] où il les fera hiverner ; et lui s’en va à Bruxelles [22] où il a un palais préparé. On dit ici que le Mazarin s’en va reprendre Rethel, [23] Château-Porcien [24] et Sainte-Menehould, [7][25] et puis après qu’il reviendra à la cour. M. le duc d’Orléans [26] est toujours à Blois [27] où il se promène en attendant le bon temps que nous ne verrons peut-être jamais ; et véritablement, il n’y a pas ici de quoi beaucoup l’espérer tandis que les prêtres, moines, jésuites, cardinaux et autres ecclésiastiques se mêleront des affaires d’État et du cabinet de la reine. [28] Toute la politique n’a jamais rien valu entre les mains de ces gens-là, qui n’aiment rien que leur profit et qui n’ont pitié que personne. Adde quod Eunuchus nulla pietate movetur, nec generi natisque cavet : [8][29][30] voilà la nature des prêtres et des moines.

Ce 8e de décembre. Enfin, voilà que la vôtre m’est rendue, datée du 3e de décembre, laquelle j’ai reçue avec grande joie et, more solito[9] comme venant de la part du meilleur ami que j’aie au monde. J’apprends joyeusement par icelle que vous avez reçu mes trois lettres et que vous êtes en bonne santé, sic fiat multos annos[10]

Je vous plains bien de la peine que vous avez eue de transcrire des cahiers du manuscrit de M. Hofmann. [11][31] C’est un horrible travail de transcrire, je ne saurais du tout m’y accoutumer, pas même pour une lettre. C’est pourquoi je m’estime bienheureux d’avoir des amis de bon naturel comme vous qui me dispensent de polir et de transcrire mes missives. [32] Faites-moi la faveur de faire mes recommandations à M. Rigaud, [33] et de lui dire que je le prie de commencer cet ouvrage au plus tôt et de nous faire garder toute la vieille copie comme il m’a promis. [12] J’ai fort grande envie de voir le livre du P. Théophile [34] de bonis et malis libris[13] tâchez de m’en envoyer un dès qu’il sera mis en vente si vous trouvez quelque occasion de me le faire tenir en assurance. Je vous en ferai autant pro talionis lege adimplenda[14] dès que la Vie de M. Dupuy [35] sera achevée.

Ne vous étonnez point si j’ai si tard reçu le paquet de livres que M. Cramoisy [36] m’a rendu : c’est la guerre qui est en cause, toutes les balles de marchandise ont été fort longtemps à Roanne [37] et à Orléans, [38] et me semble que les facteurs de ces balles ont mieux fait de les laisser là en attendant le beau temps que de les hasarder au désordre des gens de guerre. Pour les deux Couronne des rois d’Arles[15][39] vous avez oublié de m’en coter le prix. Je vous prie de m’en tenir compte afin que je vous les paie, vous avez assez d’autres peines et corvées de moi sans qu’il soit besoin que vous vidiez votre bourse pour mes fantaisies et ma capricieuse bibliomanie, [16][40] laquelle ne devrait faire peine qu’à moi seul. [41]

Je vous supplie de faire mes très humbles recommandations à M. Gras, [42] notre bon ami, et de lui dire que je le remercie très humblement du livre des deux ministres, lequel est fort beau et encore plus du bel herbier de Jean Bauhin, [17][43] et même de la bonne volonté qu’il a pour les deux autres volumes qui sont à venir.

Il me semble que M. Moreau [44] se porte un peu mieux, au moins il est in statu neutro ; [18] mais j’avoue qu’il ne faut pas grand’chose pour l’abattre, et puis l’hiver auquel nous touchons du bout du doigt est fort à craindre aux vieillards qui sont si fort abattus. Utinam diu perennet[19] Pour la dédicace des trois traités manuscrits que doit imprimer M. Rigaud, [11] je vous prie vous-même d’y penser. Il me semble que ledit sieur Rigaud m’en dit quelque chose alors que je lui mis la copie entre les mains, mais ce qu’il m’en dit alors m’est échappé de la mémoire. Je vous prie aussi de le faire souvenir d’un livre qu’il m’a promis, intitulé Opus logicum Scheibleri[45] lequel est in‑4o imprimé à Yverdon [46] et que je ne puis avoir que par son moyen. Je chéris et aime tendrement cet auteur, duquel j’ai céans plusieurs ouvrages, et entre autres sa Métaphysique in‑4o[20] Je vous prie aussi de solliciter M. Ravaud pour le défaut d’un demi-alphabet des Consultations de M. Julius Cesar Benedictus à Guelfalione, [21][47][48] et de lui dire que, à lui et à M. Huguetan son associé, je suis leur très humble serviteur. La Vie de M. Dupuy n’est point achevée pour la difficulté que M. Rigault [49] y apporte. C’est qu’il veut qu’on lui envoie les épreuves d’ici là ; [22] on lui en avait envoyé deux feuilles il y a fort longtemps, après avoir attendu plus d’un mois sa réponse, on lui a écrit de nouveau et < il > a mandé qu’il n’avait point reçu lesdites deux feuilles, si bien qu’il a fallu les lui renvoyer ; et pour cet embarras, il y a six semaines que l’ouvrage n’a point avancé ; on dit aussi qu’à ce qu’y a fait M. Rigault, on y ajoutera autre chose qui grossira le livre.

Ce 10e de décembre. La Chambre des comptes, la Cour des aides[50] les trésoriers de France [23][51] et les secrétaires du roi ont aujourd’hui matin envoyé prier Messieurs du Parlement de vouloir leur prêter secours et adjonction pour, étant tous assemblés d’un commun consentement, demander audience au premier président [52] et lui faire remontrances pour le paiement de leurs gages, de leurs rentes, etc. Je ne sais pas ce que fera à cela le Parlement, mais c’est chose certaine que ces Messieurs mêmes, qui demandent aujourd’hui adjonction, ont par ci-devant refusé secours au Parlement qui était bien avant embarqué dans les affaires publiques, à qui ces Messieurs n’ont voulu donner aucun secours lorsqu’ils en avaient grand besoin, et même, lorsque l’intérêt public les y devait obliger.

On dit ici qu’il y a sur le tapis un accord entre le Mazarin et le prince de Condé, et que le duc d’Orléans a mandé au duc de Damville [53] qu’il l’allât trouver. Cela fait ici penser le monde à quelque accord et ce duc de Damville se prépare pour s’en aller à Blois y recevoir les propositions de l’oncle du roi ; mais l’on dit que ce duc [24] a protesté de ne venir jamais à la cour tant que le Mazarin y sera ; ainsi, il demeurerait à Blois ou Orléans, ou s’en irait en son gouvernement de Languedoc. [54] D’ailleurs, il faudrait que le prince de Condé, de peur d’être arrêté à la cour et n’y trouvant point d’assurance, se retirât aussi en son gouvernement de Guyenne, [55] ou peut-être dans Bordeaux même, pour être assuré de sa personne contre la violence du principal ministre [25] et contre les intrigues, les cabales, et les imposteurs de la cour et du cabinet.

Ce 12e de décembre. Hier mourut ici le P. Petau, [56] le plus savant de la Société. Il avait dans la tête divers desseins de livres qu’il avait même commencés, mais malaisément trouvera-t-on quelqu’un qui les achèvera : Manent opera interrupta minæque murorum ingentes[26][57] M. de Saumaise [58] est pareillement bien malade à Leyde, [59] et bien cassé aussi. On dit ici que la peste [60] est encore bien rude en Languedoc et qu’il en est mort à Toulouse 25 conseillers du parlement ; [61] mais de plus, on dit aussi que la guerre d’Espagne s’y échauffe fort devers Leucate [62] et le comté de Roussillon. On m’a dit aujourd’hui que le P. Petau avait laissé et commis tous ses papiers et desseins à un sien disciple nommé le P. Cossart [63] qui aura soin de continuer le grand travail de son maître de la Théologie des Pères, dont il y a déjà cinq volumes d’imprimés in‑fo[27] Le Mazarin, avec ses armées royales du maréchal de Turenne et du maréchal d’Aumont, [64] n’a pu encore reprendre ni Saint-Menehould, ni Rethel, ou autre place de celles que le prince de Condé a occupées ; et lui sera dorénavant très malaisé d’en venir à bout à cause du mauvais temps, joint que ces deux maréchaux sont tous deux fort mal avec lui et qu’à la cour même, il y a grabuge d’importance, et contre le Mazarin et touchant les moyens d’accorder avec les deux princes, la reine voulant attirer de son côté le duc d’Orléans pour tâcher de perdre le prince ; et le Mazarin, tout au contraire, étant d’avis de s’accorder avec ledit prince pour reculer le duc d’Orléans. [28] C’est pour cela et pour l’évêché de Montpellier que le duc de Damville a été envoyé à Blois par la reine pour y conférer avec le duc d’Orléans ; où la reine a donné ordre que Mademoiselle, [65] fille du duc d’Orléans, laquelle était à Saint-Fargeau, [66] eût aussi à se rendre afin de pousser et tâcher de faire condescendre son père à l’accord désiré par la reine ; et en récompense, on fait espérer à ladite demoiselle qu’elle pourra épouser le roi. [67]

On dit ici que le mal est fort grand à Bordeaux ; [68] que les deux lieutenants de M. le Prince, savoir Marsin [69] et Balthazar, [70] sont maîtres de la campagne presque en toute la Guyenne, et qu’ils tiennent toutes les places qui sont sur la Garonne et la Dordogne ; [29] que cela obligera le roi d’y aller faire un grand voyage et d’y mener force troupes, mais il faut auparavant en avoir ; et que pour trouver de l’argent, on parle de faire deux parlements, l’un à Lyon et l’autre à Poitiers, [71] et trois bureaux de trésoriers de France, l’un à Chartres, [72] l’autre à Angers [73] et le troisième à La Rochelle. [74]

Ce 18e de décembre. M. le duc d’Anjou, [75] frère du roi, a été à la Chambre des comptes aujourd’hui au matin y faire casser un article de la déclaration du mois d’octobre de l’an 1648, par lequel les comptants de l’Épargne étaient réduits à trois millions. Le Mazarin, qui est un bon ménager, les avait réduits et fait monter jusqu’à 58 millions l’an 1646 ; et néanmoins du temps de Henri iii[76] ils n’étaient que de 10 000 écus par mois. [30]

On travaille à finir la Vie de feu M. Dupuy. J’ai céans un paquet tout prêt à vous envoyer, que je ne ferai pourtant point emballer que je ne vous y en mette quelques exemplaires, M. Cramoisy m’ayant assuré que le tout sera bientôt achevé et que l’on n’envoie plus d’épreuves en Lorraine. [22] On n’imprime maintenant que quelques autres pièces que l’on met à la fin du livre, qui ne sont pas de M. Rigault, mais d’autres amis de feu M. Dupuy qui firent quelque chose en sa mémoire au temps de sa mort. Je vous en enverrai par même moyen un autre que fait ici imprimer un jésuite nommé le P. Labbe : [77] c’est un recueil de livres manuscrits en toute sorte de matières qu’il a découverts être en diverses bibliothèques ; il m’en a fait demander si j’en avais, j’y ai fait mettre un article des manuscrits de notre bon ami M. Hofmann. Ce livre sera curieux, le libraire dit qu’il n’y a plus que trois feuilles pour achever. [31]

Le pape [78] a refusé les bulles [79] au cardinal Mazarin pour l’évêché de Metz, [32][80] au cardinal Antonio [81] pour celui de Poitiers, [33][82] et à un docteur de Sorbonne [83] nommé M. Bourlon, [84] fils d’un maître des comptes, pour la coadjutorerie de Soissons. [34][85] Le Mazarin avait traité de l’évêché de Metz avec M. le marquis de Verneuil [86][87] qui est abbé de Saint-Germain-des-Prés, [88] mais le voilà arrêté par une puissance supérieure, saltem ad tempus[35] On parle ici de la guerre des Anglais contre les Hollandais, ils sont très forts les uns et les autres, et fort animés, voire même acharnés chacun pour leur parti. Il est venu depuis trois jours quelque bruit que les Anglais avaient eu du pis, ayant voulu attaquer des vaisseaux des Hollandais qui appartenaient à des marchands lorsqu’ils passaient par la Manche d’Angleterre, mais on n’en dit plus rien. Les Anglais y ont perdu deux vaisseaux. [36]

La reine hier, jeudi 19e de décembre, sur le midi, fit arrêter dans le Louvre [89] prisonnier par M. de Villequier, [90] capitaine des gardes, M. notre coadjuteur, cardinal de Retz, [91] pour être tôt après mené sous bonne garde dans le Bois de Vincennes, [37][92] qui est le lieu où on met ordinairement de tels prisonniers. [38] Le temps nous en découvrira quelques causes ; et en attendant, je suis de grande dévotion, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Guy Patin.

De Paris, ce vendredi 20e de décembre 1652.

Le vieux archevêque, [93] le chapitre de Notre-Dame [94] et autres ecclésiastiques (mais non pas tous) se trémoussent ici très fort de la détention du cardinal de Retz, vereor tamen ne minæ illæ sint tantum minæ, et dumtaxat lautum fulmen[39]

Je crois que vous aurez reçu mes deux dernières lettres. Maintenant, je vous dirai que l’on nous promet ici un jubilé [95] pour le commencement du carême. [96] C’est une consolation spirituelle que le pape nous veut donner en récompense des malheurs que le cardinal Mazarin nous fait souffrir. Si pourtant l’on ne l’envoie pas, on tâchera le mieux qu’on pourra de s’en passer ; mais les médecins y perdraient le plus, car il leur vient toujours en aprtage quelque malade qui s’est morfondu, courant d’église en église. [40]

Quelque mine que l’on fasse et quelque déguisement que les hommes apportent dans leur vie, ils ne sauraient pare ce dernier coup. La mort lève le masque et fait connaître que la vanité de la vie n’est qu’une comédie assez chétive, qu’une farce assez courte, qu’une ombre, ou le songe même d’une ombre. Juvénal n’a-t-il pas bien dit dans sa dixième Satire, qui est un ouvrage admirable : [97][98]

                    Mors sola fatetur
Quantula sint hominum corpuscula
[a][41]


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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