Voici le premier billet d’une série de 3 sur l’histoire de Medica – rédigé par Lou Delaveau, conservatrice-stagiaire Enssib, à l’occasion des 20 ans de la bibliothèque numérique Medica. Le second billet est accessible ici et le troisième là.
« Medica a vingt ans, que le temps passe vite
Madame, hier encore elle était si petite… »
Medica, la bibliothèque numérique de la BIU Santé, fête cet automne les vingt ans de sa mise en ligne. Elle rassemble aujourd’hui 22 000 documents et en signale plus de 310 500 conservés dans d’autres institutions. Devant le chemin parcouru depuis 2000, l’étonnement et le ravissement des lecteurs et des équipes ne sont pas si éloignés de ceux que chantait Serge Reggiani, dont ces deux vers sont parodiés[1]… Toutefois, la comparaison s’arrête assez vite avec le texte de cette chanson douce-amère car c’est avec un enthousiasme toujours renouvelé que l’équipe du Service d’histoire de la santé, dans ses configurations successives, a fait grandir et a alimenté celle qui apparaît aujourd’hui comme l’une des plus importantes bibliothèques numériques spécialisées en histoire de la santé et le troisième acteur français pour la numérisation en bibliothèques[2]. Les témoignages des collègues qu’il m’a été donné d’interviewer lors de mon stage à la BIU Santé[3], ainsi que les archives du Service d’histoire de la santé, ont fourni la matière de ce billet de blog sur l’histoire de Medica[4]. Comment Medica (d’abord baptisée Medic@) a-t-elle vu le jour ? Comment s’est-elle imposée comme une bibliothèque incontournable pour les chercheurs, au-delà du paysage même de l’enseignement supérieur ? Découvrons-le ensemble…
I. Les premiers pas : le corpus des médecins de l’Antiquité (automne -hiver 2000)
Plantons le décor
Qu’il nous soit permis de présenter succinctement le foyer dans lequel Medica naît[5]. La Réserve, futur Service d’histoire de la santé est créée en 1962 à l’instigation de la conservatrice des bibliothèques et historienne Paule Dumaître. La BIU Santé s’appelle alors la Bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris et ce n’est qu’en 1979 qu’elle prend le nom de Bibliothèque interuniversitaire de médecine (BIUM)[6]. La fusion avec la Bibliothèque interuniversitaire de pharmacie conduit à la création de la BIU Santé en 2011. Valoriser le patrimoine médical et développer des services pour les chercheurs en histoire, à l’égal de ceux rendus au public scientifique fréquentant la grande salle de lecture, deviennent les objectifs de la minuscule équipe, dont fait partie Bernadette Molitor, entrée à la bibliothèque en 1974. L’équipe s’étoffe progressivement et, à partir de la fin des années 1990, des premières réalisations témoignent d’une volonté de prendre le tournant de l’informatisation : la mise en ligne d’un site web par Jacques Gana, conservateur féru d’informatique (1996), puis la numérisation du catalogue manuscrit du fonds ancien (340 000 notices) ainsi que la création d’une exposition en ligne sur les frontispices médicaux (1999).
A cette époque, la BIUM peut compter sur la présence du laboratoire photographique créé par le Dr André Hahn (directeur de la bibliothèque jusqu’en 1970) : ce service alors inédit pour une bibliothèque universitaire[7] a sans doute ancré très précocement une culture de diffusion des images des collections, ce dont témoigne l’élaboration d’une Banque d’images et de portraits (1999)[8].
C’est sous la direction de Guy Cobolet, directeur de la BIUM (puis de la BIU Santé) de 2000 à 2018, que le chantier « Medic@ » est lancé. Une précédente expérience à l’École française d’Athènes, à savoir la numérisation du Bulletin de correspondance hellénique, avait marqué ce dernier et lui inspire l’idée de profiter des nouvelles opportunités informatiques pour développer des ressources résolument « modernes » en sciences humaines, à l’image des bases de données médicales. La création de Medic@ est confiée à Jacques Gana, à partir de la version 4 du logiciel de gestion de bases de données FileMaker Pro : celui-ci offre à l’époque, pour un prix de 2300 FF, un modèle d’application autorisant une recherche plein texte, un serveur web avec un langage de programmation intégré et un environnement client-serveur performant. Ces bases FileMaker, entretenues en interne, puis avec l’aide d’un prestataire, La Source, ont constitué le fondement des outils utilisés par l’équipe du Service d’histoire de la santé jusqu’à récemment ! Henry Ferreira-Lopes, fraîchement arrivé à la BIUM, fait aussi partie de l’équipe dont il se souvient comme d’une « bande d’amis » enthousiasmée par une « époque héroïque ». Le ton est donné : la BIUM souhaite profiter de la grande richesse de ses fonds spécialisés pour se positionner sur le « créneau » médical et conforter par là « sa place de bibliothèque de référence au niveau international » [9]. En effet, « le temps n’est plus où seule la possession de riches collections assurait aux bibliothèques une position de choix. Il faut maintenant être présent sur les réseaux de communication, et seuls les “portails’’ de qualité semblent avoir un réel avenir ». L’idée n’est pas anodine car une partie de la profession pointe à l’époque le risque d’une chute de fréquentation des lecteurs en présentiel et craint aussi une forme de dépossession des collections, alors que les reproductions photographiques constituent un apport financier pour l’institution.
Hippocrate, Galien et les autres
Des contacts très privilégiés avec les chercheurs – qui caractérisent encore aujourd’hui le Service d’histoire de la santé – permettent aux bibliothécaires d’identifier précisément les besoins de leur lectorat « de niche ». Certaines éditions sont rares et difficilement consultables. Plutôt que d’opter pour un florilège d’éditions hétéroclites, l’équipe fait le choix de porter son attention sur une source fondamentale de l’histoire de la médecine : la collection hippocratique. Un rapport sur la diffusion sur Internet des éditions anciennes d’Hippocrate adressé à Guy Cobolet souligne qu’une telle mise en ligne « représenterait une étape importante des conditions de la recherche en philologie et en histoire des sciences » et un « modèle à suivre en matière de communication des fonds patrimoniaux » [10]. Les besoins des chercheurs excèdent en effet ce que peuvent offrir les « diffusions numériques en direction du grand public cultivé ». Ce « véritable outil de recherche » sera donc constitué de cinq éditions de la Renaissance ainsi que de l’édition de référence d’Émile Littré pour un total de 10 500 pages.
Préfacé par Marie-Laure Montfort, chercheuse et lectrice de la BIUM ayant rédigé le rapport précédemment cité, le corpus hippocratique est mis en ligne le vendredi 20 octobre 2000. Le mois suivant, une salve de mails envoyée pour en faire la publicité mentionne une rubrique du site web de la BIUM intitulée « Collection Medic@[11] ». Cette collection reçoit également l’ISSN 1164-8678[12]. Voilà donc la date de naissance de notre bibliothèque numérique !
Pour communiquer sur l’heureux événement, l’équipe peut alors compter sur son épais carnet d’adresses. Selon une expression recueillie en interview, les conservateurs faisaient « leurs propres hommes-sandwichs » : le carton 95 des archives contient ainsi des listes de contacts griffonnés au crayon, ainsi que des pochettes entières des confirmations d’envoi des mails – ou quasi faire-part de naissance ! – adressés à différents collègues et réseaux de chercheurs. Un mail daté du 17 janvier 2001 nous apprend que le corpus hippocratique avait reçu, trois mois environ après sa diffusion en ligne, 1000 visites (998 très exactement), un résultat que le directeur juge « très encourageant »[13].
Le corpus des médecins de l’Antiquité s’enrichit par la suite d’autres collections : Galien, Pline (2001), Celse (2002) et d’autres auteurs « mineurs », qui fournissent des occasions de travailler de concert avec des chercheurs, chercheuses et philologues, notamment ceux issus du laboratoire « Médecine grecque » de l’UMR « Orient et Méditerranée » dirigé par Jacques Jouanna. Le modèle des présentations introductives devient caractéristique de la collection et un argument pour encourager la coopération et les prêts. En effet, si ces corpus en ligne sont essentiellement constitués des exemplaires de la BIUM, ils intègrent aussi des ouvrages conservés dans d’autres institutions : ainsi, l’Académie nationale de médecine prête une édition vénitienne de 1490 dont la numérisation vient compléter le corpus galénique[14].
Premiers défis techniques
La structure de Medica a peu évolué depuis ce premier corpus. Elle prend la forme d’un répertoire d’images jpeg explorable page à page, ou chapitre par chapitre, grâce à un sommaire résultant de l’indexation des parties de l’ouvrage numérisé. Le choix du format jpeg, peu lourd, et le développement en interne, expliquent aujourd’hui les coûts réduits de mise en place et de fonctionnement, en dépit du nombre d’images accessibles via Medica[15]. Les premières sauvegardes des numérisations sont réalisées sur CD, avant qu’un archivage sur serveur distant ne soit mis en place à partir de 2005.
Il est à noter que l’affichage ne permet pas un continuum défilable des images et semble poser, en 2000, certaines difficultés d’affichage dont témoignent les archives du service. L’arobase même de « Medic@ » se révèle bientôt problématique car elle n’est pas indexée par les moteurs de recherche, ce qui force les internautes à tronquer le nom de la bibliothèque numérique. Les polices exotiques ne sont pas en reste : un mail d’une chercheuse souligne en novembre 2000 que certains caractères s’affichent mal et que des modifications en faveur des utilisateurs de PC « pénalisent » les propriétaires de Mac ![16] D’après Jacques Gana, il s’agissait alors d’un problème récurrent d’affichage sur le web qui ne sera résolu que par la mise au point de Google Fonts et la création de la police Unicode Cardo.
L’équipe de la BIUM est enfin contrainte de procéder à des choix stratégiques en fonction des navigateurs les plus utilisés au tournant des années 2000 : 8% des internautes accèdent à Medic@ depuis le navigateur des MacIntosh, 11% utilisent Netscape. Internet explorer, utilisé par plus de 80% des usagers devient le seul navigateur avec lequel la BIUM décide d’assurer une compatibilité à 100%, en dépit des foudres potentielles des « anti-microsoftiens »[17].
A suivre… Medic@ n’en restera pas là ! Retrouvez l’épisode deux de l’histoire de Medica sur le blog de la BIU Santé le 30 novembre !
[1] Je ne suis pas la seule à utiliser cette référence, en témoigne cette contribution de Lydie Bodiou et Véronique Mehl pour l’ouvrage La religion des femmes en Grèce ancienne (Presses universitaires de Rennes, 2009) découverte après la rédaction de ce billet. https://books.openedition.org/pur/141102. Le texte du premier couplet de la chanson est le suivant : « Votre fille a vingt ans, que le temps passe vite / Madame hier encore elle était si petite / et ses premiers tourments sont vos premières rides, Madame, et vos premiers soucis ». Le texte est de Georges Moustaki (1969).
[2] Après l’infrastructure de recherche Recolnat et Persée cf. « Étude CollEx-Persée sur la numérisation au service de la recherche » réalisée par le Cabinet Six & Dix, 2018, p. 5. https://www.collexpersee.eu/etude-sur-la-numerisation-au-service-de-la-recherche/
[3] La liste des interviews figure en fin du troisième volet de ce billet.
[4] Nous avons consulté les cartons 95 à 100 et 104 à 105 des archives du directeur de la BIU Santé relatives au Service d’histoire de la santé. Ils seront désignés dans les notes de la sorte : « Archives, c. … ».
[5] Nous profitons de ce sous-titre pour adresser un clin d’œil à nos collègues de la BnF dont l’« enfant » Gallica fêtait, il n’y a pas si longtemps, son 20e anniversaire également ! https://gallica.bnf.fr/blog/09012018/gallica-20-ans-deja?mode=desktop
[6] Samion-Contet (Janine), Ségal (Alain), Éloge à Paule Dumaître (1911 -2002), dans Histoire des sciences médicales, tome XXXVIII, no 1, 2004, p. 19-26, notamment p. 21-22. https://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx2004x038x001/HSMx2004x038x001x0019.pdf
[7] Samion-Contet (Janine), La bibliothèque de la Faculté de médecine de Paris: 1733-1970, Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2017, p. 67.
[8] Note « Patrimoine et Internet à la BIUM » 01/06/2000 – Archives, c. 95. La banque d’images existait depuis longtemps sous la forme de classeurs rouges rassemblant des clichés : ces derniers sont numérisés et versés avec les reproductions effectuées pour les expositions numériques.
[9] Note « Patrimoine et Internet à la BIUM » 01/06/2000 – Archives, c. 95.
[10] Montfort (Marie-Laure), « Rapport sur la diffusion par internet des éditions anciennes d’Hippocrate », 20/04/2000 – Archives, c. 95, p. 4. Idem pour les citations suivantes.
[11] Mail du 15/11/2000 (Guy Cobolet), pour une mention de Medic@ dans la Bibliotheca Classica Selecta – Archives, c. 95.
[12] Un autre ISSN (1773-6935) concerne la collection d’imprimés : http://www.sudoc.fr/088439070.
[13] Mail du 17/01/2001 (Guy Cobolet). D’après Jacques Gana, les statistiques de consultation ont été mesurées dès les débuts de Medica grâce à l’outil Funnel Web.
[14] Lettre du 20/11/2000 (Guy Cobolet au Secrétaire perpétuel de l’Académie Nationale de Médecine), au sujet des exemplaires INC A11 et INC A12 – Archives, c. 95.
[15] « Étude CollEx-Persée sur la numérisation au service de la recherche » réalisée par le Cabinet Six & Dix, 2018, p. 5.
[16] Mail du 27/11/2000 (une lectrice à Guy Cobolet) – Archives, c. 95.
[17] Mail du 18/12/2000 (Jacques Gana) – Archives, c. 95 ; mail du 12/09/2005 (Jacques Gana) – Archives, c. 100.
Bon anniversaire à Medica. Je reprends les termes de Pierre Thillaud et je suis tout spécialement reconnaissant à Medica d’avoir bien voulu publier la première thèse de socio-histoire portant sur la kinésithérapie. Que Medica poursuive encore longtemps ses publications. Merci à Guy Cobolet et à Jean-François Vincent.
Jacques Monet
Directeur de l’Ecole de kinésithérapie de Paris