Ce samedi 16e d’avril. Aujourd’hui, j’ai fait tailler [2] par M. Colot [3] un vieux bourgeois nommé M. Chanlate, [4] dans la rue Saint-Denis, [5] où j’ai mené Noël Falconet [6] qui a vu à son aise tout le mystère de l’opération. On lui a tiré en peu de temps une grosse pierre du poids de quatre onces et demie ; [1] elle est plus grosse qu’un gros œuf d’oie. Le bonhomme a 78 ans et ainsi est en danger d’en mourir ; pourtant j’en ai bonne opinion.
Ce dimanche 17e d’avril. Il y a eu ce matin force fanfares en notre église de Saint-Germain-l’Auxerrois. [7] Le roi [8] y a rendu le pain bénit [9] avec grandes cérémonies, fifres, tambours et trompettes ; il y a assisté lui-même avec les deux reines et toute la cour. [2] On dit qu’il partira dans huit jours pour Fontainebleau, [10] et que le fils [11] du maréchal de Villeroy [12] se porte mieux : le coup n’ayant point été jusqu’à la tête, il n’y a rien eu de cassé ; le vomissement n’a été que de compressione ventriculi, [3] sur lequel le pommeau de la selle avait appuyé par la chute du cheval ; voilà un coup heureux et un fils aîné quitte à bon marché d’un grand malheur. Une pareille chute ne fut point si favorable au jeune prince de Castille, [13] oncle de l’empereur Charles v, [14] à qui un cheval cassa la tête et fit passer l’Espagne tout entière à Jeanne de Castille, [15][16] fille de Ferdinand [17] et d’Isabelle ; [18] laquelle Jeanne fut mère de Charles v et femme de Philippe le Beau, [19] fils de Maximilien ier [20] et de Marie de Bourgogne, [21] laquelle porta les 17 provinces des Pays-Bas [22] à la Maison d’Autriche, du bien d’autrui riche. [4] Si le roi Louis xi [23] eût été bien avisé, il eût marié cette Marie à Charles duc d’Angoulême, [24] père de François ier, [25] et ainsi les Pays-Bas nous fussent demeurés ; et cela eût sauvé la vie à bien du monde et la Maison d’Autriche serait encore bien sèche dans l’extrémité de l’Allemagne. [5] Vous pouvez me reprocher que je fais ici le politique sans nécessité, ainsi je me tais et vous entretiendrai d’autre chose.
Le lundi 18e d’avril. Ce jourd’hui M. le premier président [26] a présenté au roi Messieurs les directeurs de l’Hôpital général [27] qui ont fait entendre à Sa Majesté les nécessités de cette maison publique par les diverses causes qui leur fournissaient tant de gueux ; entre autres, que cela venait de ce que la campagne n’était point soulagée, bien que la paix fût faite, et de ce que les capitaines renvoyaient les soldats de leur garnison faute de paiement. Le roi leur a promis d’y remédier et d’avoir égard à toutes leurs belles, fortes, charitables et chrétiennes remontrances.
J’ai vu ce matin un honnête homme de Lyon malade nommé M. Perrin qui m’a dit que vous étiez son médecin, et quelquefois M. de Rhodes [28] quand vous étiez malade. Nous avons parlé de M. Spon [29] qu’il connaît et qu’il estime. Il dit qu’il a connu toute la famille, que c’étaient d’honnêtes gens. Il dit qu’on lui a donné avis qu’à Paris il y avait des charlatans [30] qui prétendaient passer pour grands médecins en donnant du vin émétique, [31] et qu’on lui avait averti de se garder de ces gens-là et de ne point tomber entre leurs mains. L’avis qu’on lui a donné me semble fort raisonnable. C’est à vous de juger s’il en a eu un bon quand il m’a préféré à tant d’autres qui sont ici, je crois qu’il m’a choisi parce que je suis ennemi juré de la charlatanerie. On imprime ici l’Histoire et les mémoires du maréchal de Matignon, [32] in‑fo, avec un autre livre fort curieux, l’Histoire de la Maison royale de Courtenay, et un autre volume in‑fo, l’Histoire de la Grande-Bretagne faite par M. Salmonet. [33][34] On imprime pareillement au Louvre [35] le tome 3e du Ministre d’État de M. Silhon [36] in‑4o. Tout cela sera curieux et bon. [6] Je vous baise très humblement les mains et suis de toute mon âme votre, etc.
De Paris, ce 19e d’avril 1661.
Bulderen, no ccli (tome ii, pages 248‑250) ; Reveillé-Parise, no dlxxvii (tome iii, pages 355‑356).
Cette grosse pierre vésicale aurait donc pesé environ 144 grammes !
Après la grand-messe de Pâques, le roi, revêtu du grand collier de l’Ordre, s’était rendu au jardin des Tuileries pour toucher les écrouelles de quinze cents malades, avec les cérémonies ordinaires (Levantal).
« le fait d’une compression de l’estomac ». V. note [5], lettre 689, pour François de Neufville de Villeroy et sa chute de cheval.
V. notes [22], lettre 150, pour les 17 Provinces qui composaient les Pays-Bas avant la scission de 1579, et [29], lettre 477, pour la Maison d’Autriche, « du bien d’autrui riche ». Guy Patin évoquait les unions qui ont abouti à l’hégémonie des Habsbourgs.
En 1474, Ferdinand le Catholique (1452-1516), roi de Sicile et de Navarre, avait ajouté la Castille à ses couronnes en épousant Isabelle de Castille (1451-1504). Malgré les manœuvres contraires de Louis xi, roi de France, leur fils aîné, don Juan d’Aragon et Castille, prince d’Asturies (1478-1497), avait épousé, le 3 avril 1497, Marguerite d’Autriche (1480-1530), fille de l’empereur Maximilien ier (1459-1519) ; mais ce « jeune prince de Castille », héritier du trône, mourut de tuberculose (et non d’une chute de cheval comme disait ici Patin), sans descendance, le 4 octobre de la même année.
En 1496, la sœur puînée de don Juan, Jeanne de Castille (dite Jeanne la Folle, 1479-1555), avait épousé Philippe le Beau (1478-1506), archiduc d’Autriche, le propre frère de Marguerite d’Autriche. Après la mort de sa sœur aînée, Isabella, puis de son fils unique, l’infant Miguel, Jeanne devint en 1500 héritière présomptive des deux couronnes d’Aragon et de Castille. Elle donna naissance au futur Charles Quint (Charles v, 1500-1558), puis sombra dans la folie.
Isabelle la Catholique avait elle-même désigné en mourant son unique petit-fils Charles pour héritier des couronnes d’Espagne (avec leurs possessions italiennes et américaines) ; son père, Philippe le Beau, étant mort avant d’être empereur, les circonstances lui mirent aussi sur la tête celles de l’Empire romain germanique et de Bourgogne (incluant les Pays-Bas et la Franche-Comté) qui lui venaient de ses deux grands-parents paternels, respectivement Maximilien ier et son épouse, Marie de Bourgogne (1457-1482, v. note [19], lettre 312), fille unique de Charles le Téméraire (v. note [5], lettre 869).
Au début du xvie s., grâce à une habile et chanceuse gestion matrimoniale, le plus vaste empire occidental, depuis celui des Romains, se trouvait assemblé, avec des retombées politiques qui secouaient encore fort durement l’époque de Patin : sécession des Provinces-Unies, guerre de Trente Ans, interminables guerres franco-espagnoles, complicités entre les frondeurs et l’Espagne, etc. Pan après pan, tout au long du xviie s., les rois de France et leurs ministres sont néanmoins parvenus à abattre l’hégémonie des Habsbourgs.
V. notes [18]‑[22] du Borboniana 8 manuscrit pour de copieux compléments sur ces souverains hispano-germaniques et sur leurs filiations aux xve et xvie s.
Soucieux d’agrandir son royaume, Louis xi (roi de 1461 à 1483) eut en effet la folle idée de faire entrer Marie de Bourgogne (1457-1481, v. supra note [4]) dans sa famille en lui faisant épouser par anticipation son dernier fils survivant, le dauphin de France (1470-1498), futur Charles viii, mais il n’était alors âgé que d’un an. En 1477, Marie devint impératrice en épousant Maximilien ier ; Franche-Comté, Flandres et Artois composaient sa dot fort convoitée.
En 1467, Charles d’Orléans (1459-1496), appartenant à la branche cadette des Valois, ne devint pas duc, mais comte d’Angoulême. Guy Patin rêvait rétrospectivement qu’il eût épousé Marie de Bourgogne, mais il se maria en 1488 avec Louise de Savoie, qui donna naissance au futur roi François ier.
Quatre ouvrages aiguisaient la curiosité de Guy Patin :
Celle-ci est ornée du portrait de l’auteur (peint en 1656 et gravé en 1661) : Robert Mentet (Monteith) de Salmonet (Robertus Montetius a Salmoneto, né à Édimbourg en 1603, mort en France vers 1660), historien catholique écossais, a été chanoine à Paris et secrétaire de Jean-François-Paul de Gondi (v. note [18], lettre 186), et ami de Michel de Marolles (v. note [72], lettre 183). Montet avait accompagné le cardinal de Retz lors de son évasion du château de Nantes (1654). Dans la très élogieuse dédicace (non datée) qu’il lui a adressée, il dit avoir composé son Histoire sous ses auspices. Il expose ainsi son dessein dans l’Avant-propos :
« Mais entre toutes les révolutions qui sont arrivées en ce siècle, celle de la Grande-Bretagne est la plus considérable, la plus étrange et la plus funeste dans toutes ses circonstances. Cette île, qui pendant un long espace de temps voyait à couvert passer l’orage sur tout le reste du monde, se trouve maintenant plongée dans le sang et dans la confusion. J’ai entrepris d’écrire l’histoire des troubles qui l’ont agitée, et l’ai composée sur des mémoires les plus exacts et les plus fidèles que j’ai pu trouver. Je l’ai écrite sans passion et sans partialité, car quoique je prenne dans ces affaires la part que ma religion, mon honneur et ma naissance m’obligent d’y prendre, j’y garde néanmoins exactement la neutralité. Je n’y ai eu aucun dessein de plaire ni de déplaire à personne, et je suis si loin d’être ministre des passions d’autrui que, quand j’en aurais en mon particulier, j’estimerais que ce serait une lâcheté d’en faire paraître la moindre chose dans cette Histoire. »
Les pièces liminaires contiennent deux médiocres épigrammes de Gilles Ménage.
Hic est, quem legis, et stupes legendo
Toto nobilis orbe Salmonetus.
Illum inter scopulos et iliceta
Sub cœli genuit rigentis axe
Horrens Scotia tristibus pruinis :
Ne tu forte putes fuisse Gallum,
Facundos, lepidos et elegantes
Toto nobilis orbe Salmoneti,
Qui Gallos legis et stupes libellos.[Voici le noble Salmonet, que tu lis et dont tu t’étonnes que la Terre entière le lise. Parmi ses rochers et ses chênes verts, l’Écosse frissonnante de ses tristes frimas l’a engendré sous la vôute d’un ciel glaçant : ne vas pas penser qu’il a été français, mais lis avec étonnement les éloquents, charmants et élégants petits livres français de Salmonet qu’admire la terre entière].
Aspera dumosis genuit quem Scotia sylvis ;
Quem blando excepit Gallia culta sinu ;
Et voluit grates devinctus utrique
Et potuit dignas pendere Montetius
Gallorum lingua, sæclis memoranda futuris,
Scotorum scripsit fortia facta Ducum.[La rugueuse Écosse l’a engendré en ses forêts broussailleuses ; la féconde France l’a accueilli en son doux sein : Montet a voulu remercier les deux nations auxquelles il s’est attaché et a pu dignement payer son dû à la langue des Français, en écrivant les actes courageux des chefs écossais, dont les siècles futurs doivent garder la mémoire].
Salmonet est aussi auteur d’une Remontrance très humble au sérénisssime prince Charles ii, roi de Grande Bretagne, sur la conjoncture présente des affaires de Sa Majesté (Patis, Vitré, 1652, in‑fo de 72 pages) ; elle figure, avec un commentaire peu éclairant, dans le tome troisième (page 102) de la Bibliographie des mazarinades (C. Moreau, 1851).
Marc-André Béra lui a consacré un article intiulé Montet de Salmonet, historien des Troubles et écrivain inconnu (Annales. Économie, Socétés, Civilisations, 1953, no 2, pages 184‑191). Les biographies anglaises que j’ai consultées confirment tous ces points.