On parle beaucoup ici de M. de Lionne [2] qui, avec la permission du roi, [3] a fait enlever sa femme [4] et l’a fait mettre dans un monastère. On dit que c’est à cause de son jeu [5] et de ses profusions. [1] La cour est en tristesse pour M. le duc d’Anjou, [6] et de ce que M. le Dauphin [7] ne se porte guère bien. M. de Guise, [8] âgé de 22 ans, est mort d’une fièvre continue [9] avec la petite vérole [10] et une oppression de poitrine, sans avoir été saigné et sans médecins. Il n’a eu pour secours iatrique [2] qu’un grand charlatan d’apothicaire nommé Beaurains, [11] qui est, à ce qu’il dit, plus savant que tous les médecins, qui lui a donné des remèdes cordiaux [12] et des poudres de perles, [13] et un nommé Du Fresne, [14] soi-disant médecin, qui était ci-devant valet de chambre de feu Mme de Guise. [15] His gradibus transeunt principes in terram Australem, nulli mortalium adhuc cognitam. [3] Les sages ne savent rien de cette géographie, que par la grâce des jansénistes [16] ou par la voie de la révélation. [4] On me vient de dire que Vallot [17] est fort malade et qu’il s’est fait ramener de Saint-Germain [18] à Paris, où il est présentement. Il est devenu si gros et si pesant qu’il ne saurait se soutenir s’il n’est aidé par deux hommes ; enfin, il est fortement asthmatique. [19]
Ce 4e d’août. Deux évêques sont morts depuis peu, savoir celui d’Auxerre [20][21] et celui du Mans. [5][22] Un de nos médecins nommé Fabien Perreau [23] mourut pareillement hier ici, âgé de 33 ans. Il est mort d’une fièvre continue maligne [24] qui lui est venue du mauvais air de l’Hôtel-Dieu [25] où il était un des médecins. Il a été saigné [26] douze fois ; mais ce qui lui a bien aidé à mourir ont été trois jeunes médecins de ses amis qui lui ont fait prendre plusieurs verres d’eau de casse [27] dans lesquels, par une finesse ridicule et même punissable, on faisait mettre quelque once de vin émétique, [28][29] pur poison en cette conjoncture car il était fort assoupi et même, avait des mouvements convulsifs ; mais erat in fatis ut misere periret ingratissimus disciplus D. Francisci Blondel. [6][30] Voici un malheur d’une autre nature : un de nos médecins, M. de Launay, [31] âgé de 74 ans, est tombé en enfance ; [32] son fils unique, [33] avocat célèbre a été conseillé de faire une assemblée de parents et par autorité des juges, il l’a fait mener à Saint-Lazare [34] où on a accoutumé de mettre de telles gens ; il y a été gardé quelque temps et enfin, le mal augmentant, on l’a mis où on met les fous, savoir dans les Petites-Maisons [35] du faubourg Saint-Germain. [36] Vallot est au lit fort pressé de son asthme, [37] peu s’en fallut qu’il n’étouffât avant-hier au soir, mais il en fut délivré par une copieuse saignée. [38] Il a reçu l’extrême-onction, [39] c’est pour lui rendre les genoux plus souples pour le grand voyage qui lui reste à faire. Il n’a été qu’un charlatan en ce monde, mais je ne sais ce qu’il fera en l’autre, s’il n’y [de]vient crieur de noir à noircir ou de quelque autre métier où on puisse gagner beaucoup d’argent, qu’il a toujours extrêmement aimé. [7]
Pour son honneur, il est mort au Jardin royal [40] le 9e d’août à six heures après midi ; on ne l’a point vu mourir et on l’a trouvé mort en son lit. [8] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.
Ce 10e d’août 1671.
Bulderen, no dxxxviii (tome iii, pages 425‑428) ; Reveillé-Parise, no dcccxxvii (tome iii, pages 782‑784).
Hugues de Lionne, alors secrétaire d’État aux Affaires étrangères, avait épousé Paule Payen en 1645.
Lettre de Mme de Sévigné à Mme de Grignan, le 2 août 1671 (lettre 188, tome i, page 311) :
« Ah ! que j’aurais été contente si la nouvelle de Mme de Lionne était venue toute seule ! C’est bien employé, {a} et sa sorte de malhonnêteté était une infamie scandaleuse. Il y a longtemps que je l’avais chassée du nombre des mères. Tous les jeunes gens de la cour ont pris part à sa disgrâce. Elle ne verra point sa fille ; on lui a ôté tous ses gens. Voilà tous les amants bien écartés. »
- Mérité.
Roger Duchêne cite en note une lettre de Mme de Montmorency à Bussy :
« Je crois que c’est M. de Lionne qui a fait exiler sa femme. {a} Ne pouvait-il pas chasser sa femme de son autorité particulière, et la vanité de ne rien faire dans son domestique que par lettre de cachet l’a-t-elle plus touché que la honte d’un plus grand éclat ? J’ai ouï parler quelquefois de parties carrées dans un lit, même d’un homme entre deux guenipes {b} de rempart, mais non pas encore d’un galant entre la mère et la fille. » {c}
- À Angers le 27 juin.
- Putains.
- Madeleine de Lionne, marquise de Cœuvres depuis 1670, et sa mère.
Saint-Simon (Mémoires, tome ii, pages 432‑433) :
« Mme de Lionne mourut quelques jours après à Paris. {a} Elle était Payen, d’une famille de Paris, veuve de M. de Lionne, secrétaire d’État, mort en 1671, le plus grand ministre du règne de Louis xiv. C’était une femme de beaucoup d’esprit, de hauteur, de magnificence et de dépense, et qui se serait fait compter {b} avec plus de mesure et d’économie ; mais elle avait tout mangé il y avait longtemps, et vivait dans la dernière indigence dans sa même hauteur, et l’apparent mépris de tout, mais à la fin dans la piété depuis plusieurs années. »
- En 1704.
- Estimer.
Iatrique : médical (de iatros, médecin en grec) ; v. note [3], lettre 911, pour Louis-Joseph duc de Guise, époux d’Élisabeth d’Orléans.
« Ainsi les princes passent-ils pas après pas en terre Australe [v. note [49], lettre Grotiana 2], jusqu’alors connue d’aucun mortel ».
V. note [50], lettre 101, pour la grâce des jansénistes (et des protestants) qui était l’élection divine ou prédestination.
Pierre de Broc, évêque d’Auxerre (v. note [16], lettre 490), était mort le 7 juillet 1671 ; Nicolas Colbert, frère cadet de Jean-Baptiste, le ministre, allait lui succéder (v. note [4], lettre 1009). L’évêque du Mans, Philippe-Emmanuel Beaumanoir de Lavardin (v. note [2], lettre 381) était mort le 27 juillet à Paris et le bruit d’un empoisonnement avait couru (Gallia Christiana).
Mme de Sévigné (lettre 188 à Mme de Grignan, 2 août 1671, tome i, page 311) :
« La mort de Monsieur du Mans m’a assommée. Je n’y avais jamais pensé, non plus que lui, et de la manière dont je le voyais vivre, il ne me tombait pas dans l’imagination qu’il pût mourir. Cependant, le voilà mort d’une petite fièvre en trois heures, sans avoir eu le temps de songer au ciel, ni à la terre ; il a passé ce temps-là à s’étonner. Il est mort subitement de la fièvre tierce. La Providence fait quelquefois des coups d’autorité qui me plaisent assez ; mais il en faudra profiter. »
« le destin a voulu que mourût misérablement le plus ingrat disciple de M. François Blondel. »
Fabien Perreau, natif de Paris, avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1659 (Baron). Le silence de Guy Patin sur sa parenté et son lieu de licence (neuvième sur dix, peu concevable pour le rejeton d’un ex-doyen, v. note [8], lettre 3) font penser qu’il n’était pas fils de Jacques (v. note [14], lettre 146) et frère de Pierre Perreau (v. note [44], lettre 223). Une de ses deux quodlibétaires fut la seule thèse que Charles Patin présida à la Faculté de médecine de Paris (v. note [17], lettre 459).
Fabien Perreau avait été l’un des 36 docteurs régents qui s’étaient rangés derrière le doyen François Blondel, usurpateur du titre d’ancien, pour aller saluer l’entrée du roi à Paris le 26 août 1660 (v. note [6], lettre 632) ; je n’ai pas trouvé le motif de l’ingratitude que Guy Patin vilipendait ici.
Noir à noircir ou noir de fumée (Furetière) :
« fumée de la poix résine {a} brûlée qu’on ramasse dans une chambre ou vaisseau {b} fermé par en haut et tapissé de peaux de mouton d’où par après, on le fait sortir en les secouant. On en fait l’encre d’imprimerie en faisant bouillir ce noir avec de l’huile de lin et de la térébenthine. […] On noircit les souliers, les tripots {c} avec du noir à noircir. ». {d}
- V. note [75], lettre latine 351.
- Récipient.
- Murs des jeux de paume, v. note [29], lettre 176.
- Cette suie servait aussi à noircir les cheveux et la barbe des vieux beaux, ce qui sans doute explique l’expression de Guy Patin qui l’assimilait ici à quelque lucratif élixir de jouvence.
Antoine D’Aquin (v. note [4], lettre 666) a tenu le Journal de santé du roi Louis xiv pour l’an 1671 (pages 170‑171) :
« Au commencement de cette année, M. Vallot étant retombé fort malade d’un asthme qui, avec la fièvre, avait failli l’emporter l’année précédente, ne fut pas en état de suivre Sa Majesté à Saint-Germain, ni delà au voyage de Flandres ; et en son absence, ayant soin de la santé du roi, j’eus aussi celui de le purger, le 2d du mois de mars […].
Enfin, le pauvre M. Vallot, que l’affection et l’inquiétude avaient amené mourant en Flandres auprès de Sa Majesté, après s’être bien défendu, laissa en mourant, le 8e d’août < sic >, la charge de premier médecin vacante, et ouvrit la porte à toutes les brigues et toutes les poursuites de quantité de prétendants qui ont si longtemps partagé la cour. »