L. 706.  >
À André Falconet,
le 12 juillet 1661

Monsieur, [a][1]

J’ai toujours bonne envie de vous mander quelque bonne nouvelle touchant le soulagement du peuple et quelque insigne diminution de la taille ; [2] mais cela n’est pas encore arrivé, talis sapientia apud nos non habitat[1][3] On dit que le roi [4] se plaint qu’il a affaire d’argent, qu’il a envoyé M. de Machault [5] en Provence [6] pour y établir la gabelle ; [2][7] qu’il veut faire un nouveau collège de 80 secrétaires du roi et de 100 procureurs de la Cour pour y avoir de l’argent. Enfin, on ne parle plus que d’argent, nous sommes au siècle d’argent, o mores ! o tempora ! [3] La paix est faite, le roi est marié, mais les impôts [8] ne diminuent point : voilà la suite des mauvais conseils de ce filou malheureux qui mourut le 9e de mars passé, [9] qui n’a eu pitié de personne, pas même en mourant ; adde quod eunuchus nulla pietate movetur, nec generi natisque cavet[4][10][11] Cette sangsue n’a eu soin que de ses nièces [12] et de tirer à soi le dernier quart d’écu de la France.

Voici un autre accident qui fera encore bien parler du monde : il y a environ quatre ans qu’un certain méchant fripon nommé Paris [13] tua ici de guet-apens un honnête homme qui avait été conseiller de la Cour, [14] à qui il devait de l’argent, qui était frère de M. Du Boulay-Favier, [15] maître des requêtes[5] On reconnut bien que c’était lui, mais il se sauva. Au bout de quatre ans, il est revenu à Paris où, étant entré chez un procureur, il fut reconnu pour l’assassin par un homme qui était là-dedans pour une autre affaire. Il fut aussitôt conduit en prison. Le peuple dit que c’est Dieu qui a permis que ce méchant assassin ait été reconnu et pris, aussi bien que celui qui a tué M. de La Fautrière. [16] Il est vrai qu’il l’a permis, non est malum in civitate quod non fecerit Deus ; [6][17] mais Dieu aurait bien fait davantage pour ces pauvres massacrés s’il eût voulu permettre que ces honnêtes gens ne fussent point misérablement tués ; mais c’est qu’il faut que le bourreau y gagne, quod corvis debetur, tandem corvis redditur[7]

On dit encore que le roi veut faire un nouvel accroissement du nombre des commissaires et des notaires, ce qui fait bien encore murmurer du monde et rendre odieux son Conseil. Si le jésuite confesseur du roi [18] était un honnête homme et bon chrétien tel qu’il devrait être, il ferait là paraître son zèle et obligerait fort tout le genre humain ; mais le bonhomme n’a garde car il aurait peur d’être chassé et désavoué, et la Société, quæ Loyolotico spiritu perfusa, rem suam propriam et privatam curat, aliis posthabitis. Nemo curat rem publicam[8] et néanmoins, nous aurions bien besoin d’avoir quelque homme de bien qui parlât au roi, et qui lui fît entendre l’état présent de ses affaires et les calamités publiques de son pauvre royaume dont personne ne lui parle. Le roi s’en va en Bretagne [19] pour présider aux états et tirer l’argent le plus qu’il pourra. Il n’y a plus que cette province où il n’a pas encore été. On dit qu’il tâchera d’y mettre la gabelle et de réduire cette province dans une obéissance aveugle, comme les autres. Son Conseil ne songe guère au soulagement des peuples et des pauvres provinces désolées qui souffrent il y a si longtemps. Cependant, il est certain que le roi est bon, qu’il a l’âme bien placée et qu’il ne manque qu’à des lumières qu’il ne se montre un très bon prince. Je prie Dieu qu’il l’éclaire lui-même et qu’enfin il lui donne un Conseil qui n’ait rien d’italien ni de tyran.

Noël Falconet [20] ne peut avoir raison de son capitaine avec vos deux promesses. Cet homme est un moqueur, fils d’un conseiller à la Cour, et de plus il est capitaine ; ce sont deux mauvaises qualités pour en tirer de l’argent. Il a perdu bien du temps à solliciter ce paiement et néanmoins, il n’en a pu venir à bout. Voyez quel remède vous trouverez à ce mal car cet homme ne veut point payer, en quoi il ressemble à beaucoup d’autres. Dieu nous a réservés pour un sot et malheureux siècle, je n’y vois presque que de la malice et de l’abus. O fæcem sæculorum inauditam et inesperatam ! [9]

Enfin, aujourd’hui à six heures du soir, a été exécuté dans la Grève [21] le meurtrier de feu M. de La Fautrière. Il a eu les onze coups vifs. [22] Il méritait encore pis car il a tué très méchamment un fort honnête homme et bon juge. Je viens d’apprendre que M. Fouquet [23] a vendu sa charge de procureur général 1 600 000 livres à M. de Fieubet, [24] maître des requêtes. On prétend par là qu’il est fort en crédit près du roi et qu’il est assuré d’autre chose puisqu’il a abandonné le Palais ; qu’il sera ministre d’État ou chancelier de France, si la corde ne rompt ; mais d’autres soupçonnent pis. [10] Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 12e de juillet 1661.


a.

Bulderen, no cclxiv (tome ii, pages 285‑289) ; Reveillé-Parise, no dlxxxviii (tome iii, pages 379‑382).

1.

« pareille sagesse n’est pas chez nous coutumière » (Juste Lipse, v. note [30], lettre 293).

2.

Louis de Machault, seigneur de Soisy (1623-1695), avait été nommé maître des requêtes en 1649 (Popoff, no 1624), était cousin de François (v. note [38], lettre 294). Il avait été intendant de la généralité de Haute-Guyenne (Montauban) en 1655-1656 et fut intendant de Champagne en 1663, puis de Picardie (1665-1666), d’Orléans (1667-1669) et de Soissons (1669-1682).

3.

« ô mœurs ! ô temps ! » (v. note [52], lettre 292).

4.

« ajoutez que l’eunuque n’est mû par aucune piété et ne prend garde aux fils d’aucune lignée » (Claudien, v. note [8], lettre 299).

5.

François Favier, sieur de Tiernel et de Thiepval, frère cadet de Jacques, seigneur du Boulay (v. note [29], lettre 488), avait été reçu conseiller au Parlement de Paris en 1637 ; il avait été assassiné en sa maison par son secrétaire, Guillaume Paris, en octobre 1656 (Popoff, no 1153).

6.

« Il n’y a pas de malheur dans la cité sans que Dieu l’ait voulu » (Amos, v. note [8], lettre 640).

René Davy, sieur de La Fautrière, avait été reçu en 1645 conseiller en la cinquième Chambre des enquêtes du Parlement de Paris. Il était mort le 4 juillet 1661 (Popoff, no 1079), mais je n’ai pas trouvé de détails sur son assassinat.

7.

« ce qu’on doit aux corbeaux, on finit par le rendre aux corbeaux » (v. note [24], lettre 508).

8.

« qui, tout imprégnée d’esprit loyolitique, a soin de ses affaires propres et privées, celles des autres étant mises au second rang. Nul ne se soucie du bien public ». Le confesseur du roi était alors le P. François Annat (v. note [15], lettre 295) ; il prêtait en effet plus d’attention aux frasques galantes de son pénitent qu’aux misères du peuple de France (v. note [4], lettre 664).

9.

« Ô rebut inouï et désespéré des siècles ! » Guy Patin n’est pas revenu sur cette affaire de dette qu’un capitaine indélicat refusait de régler à Noël Falconet, malgré les instances de son père.

10.

Il a semblé juste de multiplier par dix la somme de 160 000 livres qui est dans les précédentes éditions.

Gourville (pages 130‑131) :

« M. Fouquet, je pense, songea à vendre sa charge de procureur général dans le dessein de mettre l’argent qu’il en tirerait dans le Bois de Vincennes, à la seule disposition de la volonté du roi, pensant par là lui faire voir combien il prenait de confiance en ses bonnes grâces. Il me dit un jour l’envie qu’il avait d’en traiter, sans pourtant me dire ce qu’il voulait faire de l’argent. Je lui dis que M. de Fieubet pourrait bien l’acheter parce que, ayant eu dessein d’en avoir une de secrétaire d’État ou de président à mortier, dont il avait voulu donner jusqu’à seize cent mille livres, il n’avait pas pu y parvenir, et que, s’il voulait m’en fixer le prix, peut-être pourrais-je bien lui faire son affaire. Il me dit de l’aller trouver et que, s’il en voulait donner treize cent mille livres, je pouvais conclure avec lui, mais que, s’il n’en voulait donner que jusqu’à douze, sans rompre, je vinsse lui en rendre compte. J’allai donc trouver M. de Fieubet qui était à sa maison de campagne. Il était pour lors bien de mes amis, et nous vivions dans une grande confiance l’un et l’autre. Je lui exposai la chose tout comme je viens de la dire. Je lui conseillai en même temps d’en donner plutôt quatorze cent mille livres que de laisser perdre cette occasion qu’il ne trouverait peut-être plus puisque, quand M. Fouquet aurait déclaré la vouloir vendre, il viendrait peut-être des gens à la traverse qui pourraient lui faire de plus grandes offres. Il me dit qu’il goûtait mes raisons et qu’il voulait bien tout ce que je lui proposais. »

L’affaire ne fut pas conclue car Fouquet continua, à l’insu de Gourville, de marchander sa charge en la promettant pour 1 800 000 livres au président de Barentin gendre de Boislève, intendant des finances. Fouquet, redoutant le mécontentement de la reine dont Fieubet était le chancelier, se trouva dans un grand embarras et chercha en vain à obliger son agent, Gourville, de convenir qu’il avait outrepassé ses ordres.

Ibid. (page 132) :

« Enfin, il se tira de là par dire qu’il ne pouvait pas s’empêcher de donner la préférence de sa charge à M. de Harlay, son parent et extrêmement de ses amis. En effet, il traita avec lui pour les quatorze cent mille livres qu’en avait voulu donner M. de Fieubet ; ce qui fit dire à bien des gens que cela m’avait brouillé avec lui. »

Achille de Harlay entra dans les fonctions de procureur général le 20 août 1661 ; Petitfils c (page 354) :

« Sur le prix de la transaction de 1 400 000 livres, 400 000 devaient revenir comme convenu à l’abbé Fouquet. Le reste fut mis à la disposition du monarque. “ Tout va bien, dit Louis xiv à Colbert, il {a} s’enferre de lui-même. Il m’est venu dire qu’il fera porter à l’Épargne tout l’argent de sa charge. ” À sa demande, le million fut enfermé non pas à l’Épargne mais dans une cave de Vincennes. Quelques mois plus tard, cet or servira au rachat de Dunkerque aux Anglais »


  1. Fouquet.

Politiquement et juridiquement, Nicolas Fouquet commettait une erreur fatale en se démettant de sa charge de procureur général du Parlement : uniquement justiciable de ses pairs, un procureur général était à peu près invulnérable ; mais grisé par sa rêverie de devenir premier ministre, Fouquet n’avait pas cru bon de conserver ce procuralat qui l’encombrait, mais qui lui conférait une solide immunité judiciaire. Il sous-estimait la noirceur des nuages qui, soigneusement poussés un à un par Colbert, s’étaient accumulés au-dessus de sa tête : ses comptes troubles de surintendant manipulateur de fortunes ; ses maladresses à l’égard d’Anne d’Autriche, qui le protégeait, comme à l’égard de Mlle de La Vallière (v. note [12], lettre 735), que le roi aimait ; le faste inouï et inconsidéré de son train de vie ; sa mainmise suspecte sur une bonne partie de la Bretagne, avec la fortification de Belle-Île et de l’île d’Yeu, qui faisait de lui un séditieux en puissance, un plausible (sinon vraisemblable) criminel de lèse-majesté (Projet de Saint-Mandé, v. note [5], lettre 730).

La foudre qui allait tomber après la fête de Vaux (v. note [11], lettre 712) fut la conséquence d’un empilement de maladresses, et lancée par l’irritation d’un roi qui peinait encore à affirmer sa toute-puissance. La corde rompit donc.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 12 juillet 1661

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0706

(Consulté le 26/04/2024)

Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.