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Observations de Guy Patin et Charles Guillemeau sur les us et abus des apothicaires (1648) : iii  >

Des remèdes cardiaques [a][1][2]

Nous appelons remèdes cardiaques ceux qui fortifient le cœur et qui repoussent quelque malignité loin de ses approches ; [1][3][4][5] ou bien ceux qui restaurent la chaleur et les forces du cœur en lui donnant de la vigueur et lui fournissant quantité d’esprits bien épurés ; et qui, en même temps, dissipent la malignité des humeurs qui y abordent et résistent à leur pourriture quand il s’y en rencontre. Et, à proprement parler, ces remèdes cardiaques ne sont que d’une sorte, savoir les aliments, vu qu’il n’y a, en toute la Nature créée, que ce qui nourrit qui puisse produire tel effet. Et néanmoins, sous ombre qu’on a mal entendu ce mot, il s’en est ensuivi un grand abus. Les Anciens, qui nous ont laissé la médecine par écrit, n’ont fait aucune mention des cardiaques, vu qu’ils ne les distinguaient point des aliments. Hippocrate, [6] Aristote [7] ni Galien [8] n’ont point connu cette espèce de remèdes que l’on nomme aujourd’hui ainsi dans les boutiques des apothicaires, par une particulière et quasi nouvelle dénomination. Ce spécieux nom de cardiaque est une invention des Arabes [9] et de leurs sectateurs, qui n’ont rien épargné et se sont tout exprès efforcés afin d’introduire en médecine de nouvelles sortes et inouïes nomenclatures de remèdes, la plupart inutiles ; < ce > dont ils ne sont venus que trop aisément à bout par le moyen de leur tyrannie et de la barbarie qui a régné dans les écoles depuis leur temps jusqu’à celui de nos aïeuls, c’est-à-dire plus de 400 ans, et depuis le xe ou xie siècle de notre Sauveur jusques au xve. Laquelle barbarie a été si grande, si forte et si violente dans les esprits des hommes de ce temps-là qu’elle a eu du crédit jusques à aujourd’hui dans l’esprit de la plupart des hommes, < ce > dont la plus sainte et la plus pure médecine est encore aujourd’hui presque accablée ; de sorte que qui dit aujourd’hui un julep cordial [10] dit une drogue et une bagatelle de l’invention des Arabes, dont l’apothicaire fait son profit et qui coûte si cher au malade : [11] jusque-là qu’il s’est vu dans les parties des apothicaires qu’ils ont fait monter les deux prises jusques à six écus, sans en avoir reçu le moindre soulagement, si ce n’est par la bonne opinion qu’il a conçue d’un nom si agréable et d’un prétexte si spécieux.

Les cardiaques donc, à proprement parler, sont les médicaments qui augmentent les forces du cœur, et qui le fortifient et le récréent, tels que sont les aliments, en tant qu’ils fournissent au cœur du sang et des esprits en telle quantité qu’il a besoin pour faire ses fonctions ; et par conséquent, à proprement parler, il n’y a que les aliments qui méritent d’être nommés cardiaques : ce que je prouve par l’autorité de Galien, [12] qui dit, en son Comment. 3 sur le livre d’Hippocrate de Ratione victus in acutis[13] que l’eau ne robore ni fortifie en aucune façon le cœur parce qu’elle ne nourrit point. [2] Et néanmoins, l’eau fraîche pourrait être en quelque façon nommée cordiale et réputée médicament cardiaque, mais par accident seulement, en tant que, par le rafraîchissement qu’elle cause, elle récrée et soulage le cœur en quelque façon : étant, par exemple, donnée à un voyageur échauffé, auquel elle arrête la dissipation des esprits qu’il s’est procurée en s’échauffant à cheminer. Et, de ce passage de Galien, j’infère qu’il n’y a dans la Nature de vrais cardiaques que les aliments, lesquels, en tant que tels, fournissent au cœur des humeurs louables, et des esprits tempérés et proportionnés. On peut aussi appeler cardiaques les remèdes qui empêchent la trop grande évacuation et dissipation des esprits qui se fait par la douleur ou par quelque évacuation insigne, comme par une perte de sang par le nez, ou par le ventre, [14] ou par une plaie ; ce qui arrivera à arrêter le sang pourra être nommé cardiaque, combien qu’il n’aille pas jusqu’au cœur, mais en tant seulement qu’il retient les esprits et les forces du malade qui se dissipaient par trop en cette évacuation. [3][15] Ainsi, ce qui ôte ou diminue la lassitude d’un malade peut être dit cardiaque, sans toucher au cœur, combien qu’improprement. Et en ce sens : tout ce qui retient les esprits, tels que sont les astringents ; [16] tout ce qui vide et fait sortir du corps la pourriture et la matière à laquelle elle est attachée, comme sont la saignée et les purgatifs ; [17] tout ce qui empêche l’abord des vapeurs malignes, comme l’eau fraîche, et tout ce qui rafraîchit ; tout ce qui empêche la pourriture, comme les choses acides ; tout ce qui ouvre les pores et les méats de l’habitude du corps pour faire évaporer quantité d’excréments fuligineux qui nuisent à la chaleur naturelle, tels que sont les sudorifiques, diaphorétiques, [18] les frictions dures, les bains [19] et les étuves ; [20] bref, tout ce qui fait du bien au corps en quelque façon (ôté la nourriture) peut être dit médicament cardiaque ; mais improprement seulement, vu qu’il n’y a que les aliments seuls qui méritent proprement ce titre et que tous les anciens Grecs, Hippocrate, Galien et autres, qui ont été les plus savants hommes du monde, n’en ont jamais connu d’autre. D’où s’ensuit, par conséquence nécessaire, que les Arabes n’ont nulle raison de mettre les perles, [21] l’alkermès, [22] les fragments précieux, [4][23] la corne de licorne, [24] le bézoard, [25] l’or [26] et autres telles bagatelles au rang des médicaments cardiaques, vu qu’ils ne nourrissent nullement, et même qu’ils n’admettent nulle coction dans l’estomac, ni qu’ils ne sont point distribués, mais au contraire, qu’ils se vident et sortent du corps comme ils y sont entrés. Arrière donc toute cette forfanterie des cardiaques arabesques qui ne servent qu’à enrichir les apothicaires, et à échauffer et ruiner les pauvres malades. [5]

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a.

Méthode d’Hippocrate, Observation iii, pages 63‑66.

1.

Loin de sa proximité, de ses alentours.

Il faut ici comprendre le cœur comme on l’entendait avant la découverte de la circulation du sang (1628), c’est-à-dire dans les termes que Jean ii Riolan a expliqués au début du chapitre xii (page 537), livre troisième, de son Anthropographie (Œuvres anatomiques, Paris, 1628, v. note [25], lettre 146) :

« C’est la plus excellente de toutes les parties, le siège de l’âme irascible, {a} le principe de la faculté et de l’esprit de vie, l’origine de la chaleur naturelle et le soleil de nos corps, dont les influences sont maîtresses de la vigueur, force et accroissement de leurs viscères. C’est d’où ces belles façons de parler, Cœur du monde, Soleil de l’homme, ont été tirées ; et c’est où il faut aller prendre de quoi à faire un très riche parallèle entre le soleil et le cœur, dont la chaleur, le mouvement et la situation ont un rapport admirable ; mais qui n’est que peu de chose lorsqu’on considère que la splendeur des esprits du cœur égale à celle de la clarté du soleil ; que ces vaisseaux se distribuent par nos corps en façon de rayons ; que ces battements sont autant réguliers que ceux de ce bel astre du monde ; que les agitations de ces valvules sont un fort naïf portrait des rétrogradations qui se font sur le zodiaque ; {b} que les inégalités des éminences du cœur nous mettent devant les yeux celle des globes célestes ; que la pointe en désigne la rondeur ; que la génération continuelle des esprits vitaux approche des générations du soleil ; {c} en un mot, que, comme le soleil ne souffre point de changements, ni en sa substance ni en son mouvement, de même, le cœur est la partie de nos corps qui résiste le plus aux maladies et qui, venant à y succomber, attire après, nécessairement, la perte des autres parties. » {d}


  1. « Des onze passions qu’on attribue à l’âme, on en donne cinq à l’appétit irascible, savoir : la colère, l’audace, la crainte, l’espérance et le désespoir » (Furetière). L’âme irascible portait à fuir, à se défendre du mal. La philosophie morale l’opposait à l’âme concupiscible, dévolue au cerveau, qui poussait au désir, avec six passions : volupté, douleur, cupidité, joie, amour et haine.

  2. Les valvules cardiaques (v. notule {i}, note [55], lettre 97) « sont à l’extrémité des vaisseaux qui portent le sang et l’esprit vital du cœur aux autres parties du corps, l’aorte et la veine artérieuse [artère pulmonaire] ; où elles empêchent que ce qui a été mis une fois dehors du cœur n’y puisse rentrer » (ibid. page 551). La comparaison de cette fonction avec la rétrogradation des planètes, qui était leur mouvement dans l’ordre inverse des signes du zodiaque (de Bélier en Taureau, de Taureau en Gémeaux, etc.), échappe à l’entendement d’un médecin moderne.

  3. Les productions du soleil, source de tout ce qui vit sur la terre.

  4. V. note [14], lettre 210, pour l’opinion de Riolan sur les médicaments cardiaques.

La suite du chapitre s’attarde sur maints détails anatomiques, mais n’explique pas de manière claire et plausible comment le cœur était censé assurer toutes ses belles fonctions vitales ; sans bien sûr daigner convenir que c’était pure énigme. La principale difficulté était de faire revenir le sang du poumon dans le cœur droit (alors que la disposition des valves est conçue pour cela du côté gauche) ; l’imagination et l’acrobatie suppléaient ridiculement à l’impossibilité anatomique (ibid. page 552) :

« Que si tant est que les valvules sigmoïdes {a} empêchent que le sang qui a été une fois mis hors du cœur ne puisse se rejeter dans les ventricules, comment, je vous prie, le sang des poumons pourra-t-il rebrousser vers la veine cave à force de saigner, vu, par exprès, que les veines des poumons n’ont point de commerce avec la veine cave et que tout leur sang est tiré du cœur ? {b} À ne mentir point, je pense qu’après que la veine cave a été vidée par deux ou trois saignées, {c} le sang, qui regorge dans le poumon, reflue devers le cœur, les valvules s’abattant d’elles-mêmes pour lui donner passage, par la seule inclination que toutes choses naturelles ont à ne souffrir rien de vide. {d} C’est ce qui a porté Fernel à ordonner aux maladies des poumons la saignée plutôt par le bras gauche que par le droit. La saignée par la veine interne du bras gauche plutôt que du droit, dit cet habile homme, détourne et divertit les maladies du cœur et des poumons, d’autant que les veines du poumon sortent du ventricule droit du cœur et que ce rameau qu’on doit ouvrir sort du côté gauche de la veine cave, d’où il va se jeter dans le coude en passant par l’aisselle gauche ; et par conséquent, l’évacuation sera faite en droite ligne, si on a égard à la position des fibres. » {e}


  1. Valvules placées à l’origine de l’aorte (à gauche) et de l’artère pulmonaire (à droite).

  2. Les « veines des poumons » portent aujourd’hui le nom d’artères pulmonaires (en raison de leur structure et de leur fonction centrifuge qui sont celles d’artères et non de veines). « Saigner » est à prendre dans le sens de charrier du sang. Autre que la voie antérograde (du cœur droit vers l’artère pulmonaire), il n’y a effectivement pas de communication anatomique permettant au sang de rétrograder des poumons vers les grandes cavités veineuses (veines caves et oreillette droite).

  3. Les saignées ne sont pas ici les phlébotomies thérapeutiques, mais les évacuations naturelles du sang contenu dans les veines ; on les croyait périodiques, par comparaison avec le va-et-vient de l’Euripe (v. notes [18], lettre 192 et [4], lettre 483).

  4. « La nature a horreur du vide » : une fois les cavités droites vidées dans les poumons, il allait de soi que le sang devait y revenir, pour satisfaire la maxime d’Aristote, mais contre toute évidence anatomique car deux barrages valvulaires infranchissables (pulmonaire, entre l’artère pulmonaire et le ventricule droit, et tricuspide, entre le ventricule droit et l’atrium droit, c’est-à-dire les veines caves supérieure et inférieure) interdisent cet écoulement rétrograde. Sauf audacieuse intuition, il était alors inconcevable que les artères puissent se résoudre en un réseau capillaire (décrit en 1661, v. note [19] de Thomas Diafoirus et sa thèse) et que des veines puissent en naître pour former le circuit complet de la circulation sanguine.

  5. Raisonnement spécieux fondé sur un fait anatomique exact : la veine subclavière gauche, qui prolonge l’axillaire (axilla, aisselle), s’unit directement à l’origine de la veine cave supérieure, alors qu’à droite la subclavière s’unit à la jugulaire interne pour former le tronc veineux innominé qui rejoint la veine cave. On croyait alors que le mouvement du sang dans les veines était centrifuge et non centripète. Les valvules veineuses devaient aussi se plier au précepte d’Aristote en se laissant franchir à contre-courant pour éviter la création d’un vide.

Autre point de grand intérêt médical et historique, Riolan et ses contemporains considéraient le cœur comme une sorte de chaudière vitale, heureusement épargnée par les maladies, sauf dans leur phase terminale, juste avant la mort. Cela explique la quasi-absence du cœur dans les raisonnements pathologiques de Guy Patin ou de ses correspondants, et dans les livres qu’ils lisaient. Dans la Pathologie de Jean Fernel (Paris, 1655, v. note [1], lettre 36), le chapitre xii, Les maux de cœur, du livre cinquième (pages 387‑390), se limite à étudier les syncopes et les palpitations (v. note [5] de l’observation viii). Tout a évidemment bien changé depuis.

2.

Roborer est un latinisme dérivé de roborare, fortifier. Le lecteur de Guy Patin connaît son inclination pour le pléonasme.

Le troisième des Galeni in Hippocratis librum de acutorum victu commentarii [Commentaires de Galien sur le livre d’Hippocrate concernant le régime alimentaire dans les maladies aiguës] porte principalement sur la boisson des malades, vin et eau miellée (mélikrêtos en grec, mulsa aqua en latin). Sans qu’il y soit spécifiquement question du cœur, la citation de Guy Patin se trouve au chapitre xvi (Kühn, volume 15, pages 665‑666, traduit du grec) qui concerne ce propos d’Hippocrate :

Damnata vero est ab hominibus aqua mulsa, quod ipsam bibentes deartuet, ac propterea mortem accelerare existimata est. Verum id ob inedia tabescentes dictum sit. Nonnulli enim sola mulsa in potu utuntur, tanquam nimirum talis existat.

[Les hommes ont banni l’eau miellée car elle disloque ceux qui la boivent et, pour cette raison, on estime qu’elle hâte la mort. La même vérité vaut pour le jeûne chez les tabides. Malgré tout, quelques-uns ne boivent que de l’eau miellée].

Commentaire de Galien :

Dicere summe debilitari a mulsa et mulsam nullo pacto nutrire aut exigue, idem non est, imo vero tria hæ inter se differunt. Nam quæ vires imminuunt, ut sanguinis eruptio, dejectio copiosa, sudor immoderatus et per accidens inedia, jure debilitare dicuntur. At quæ nullo modo nutriunt, ut aqua, ea vires neque summe debilitare, neque roborare quispiam vere dixerit, nisi interdum per accidens. Aqua siquidem non ut alimentum ægrotantium vires recreat, sed ut medicamentum, ad temperamenti symmetriam quæ propter ipsius immoderationem imbecillæ sunt, reducens. Tertio deinceps loco sunt, quæ exigue nutriunt, quibus qui tantummodo utitur, etiamsi interire possit, non tamen tanquam vires imminuentibus, sed tanquam eas non quod satis sit roborantibus. Ex his igitur est et mulsa.

[Ce n’est pas la même chose de dire que l’eau miellée affaiblit profondément, et de dire que sa faculté nutritive est nulle ou très ténue, car, en fait, trois situations différentes sont à considérer. Il est juste de tenir pour débilitantes les affections qui diminuent les forces, comme le saignement, la diarrhée profuse, la sudation excessive ou, par accident, le jeûne. Mais, à dire vrai, ce qui n’a aucune faculté nutritive, comme l’eau, n’accroît ni ne diminue notablement les forces, sinon parfois, par accident : si l’eau restaure les forces des malades, ce n’est pas comme aliment, mais comme médicament, en corrigeant l’intempérie qui les affaiblit. En troisième lieu, viennent les aliments peu nourrissants : chez celui qui y recourt exclusivement, bien qu’il puisse en mourir, ils n’agissent pas en diminuant les forces, mais en ne les augmentant pas suffisamment. C’est à cette catégorie qu’appartient l’eau miellée].

3.

Bien qu’elle ne nourrisse pas à proprement parler, au sens moderne de fournir des calories, l’eau est un aliment vital, comme chacun sait. Guy Patin semblait entrevoir ici les notions de déshydratation et de contraction de la masse sanguine (collapsus circulatoire, qui en est le résultat) ; mais elles ne préoccupaient guère des médecins qui se servaient d’elles pour soigner, purgeant et saignant à qui mieux mieux pour chasser les mauvaises humeurs du corps. Bien des malades devaient en mourir « guéris ».

Signe fidèle de la déshydratation, la diminution du débit urinaire (oligurie, v. note [9], lettre 782) n’était pas tenue pour un signe de maladie, sans doute parce qu’il était apparemment facile d’y remédier, en faisant boire le patient, et d’en connaître la raison, comme l’a écrit Jean Fernel (v. note [26], lettre 498).

4.

Les « fragments précieux, en termes de pharmacie, sont les morceaux qui se séparent quand on taille les hyacinthes [v. note [9], lettre 5], les émeraudes, les saphirs, les grenats et la cornaline » (Trévoux).

5.

V. notes :


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits. Observations de Guy Patin et Charles Guillemeau sur les us et abus des apothicaires (1648) : III

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(Consulté le 09/05/2024)

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