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Thomas Diafoirus (1673) et sa thèse (1670)

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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits. Thomas Diafoirus (1673) et sa thèse (1670)

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=8009

(Consulté le 19/03/2024)

 

Le 10 février 1673, Molière donnait pour la première fois, au Palais-Royal, [1] son Malade imaginaire[1][2] avec la fameuse scène 5 de l’acte ii où Thomas Diafoirus, accompagné de son père, déroule sa thèse aux pieds d’Angélique, fille de l’hypocondriaque Argan qui veut la marier à Thomas :

« Monsieur Diafoirus. […] il n’y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre École. Il s’y est rendu redoutable, et il ne s’y passe point d’acte où il n’aille argumenter à outrance pour la proposition contraire. Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. Mais sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos Anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle touchant la circulation du sang et autres opinions de même farine.

Thomas Diafoirus, tirant une grande thèse roulée de sa poche, qu’il présente à Angélique. J’ai contre les circulateurs soutenu une thèse, qu’avec la permission de Monsieur, j’ose présenter à mademoiselle comme un hommage que je lui dois des prémices de mon esprit. »

Ainsi dépeint, Thomas Diafoirus fait irrésistiblement penser à Guy Patin, avec ses idées médicales bornées, et la thèse contre la circulation qu’il avait rédigée, présidée et fait disputer le 18 décembre 1670. [2][3][4][5][6][7][8] Certains l’ont supposé, mais sans preuve bien convaincante à l’appui. [3][9] La biographie et les lettres de Patin offrent pourtant quelques bons arguments. Avant de les examiner, prenons connaissance de cette fameuse thèse qui, à ma connaissance, n’avait encore jamais été traduite et annotée. Elle pourrait bien être celle dont le jeune Diafoirus faisait l’hommage à Angélique.

Donc, le sang ne circule pas en parcourant toutes les artères et veines du corps [10]

Titre [Texte latin]

« À Dieu tout-puissant, qui est une seule et trois personnes à la fois, à la Vierge qui a engendré Dieu, et à saint Luc qui est le patron des médecins orthodoxes ; Thèse médicale à discuter le matin aux disputes quodlibétaires dans les Écoles de médecine, le jeudi 18 décembre, sous la présidence de M. Guy Patin, docteur en médecine et professeur royal.

Le sang circule-t-il continuellement en parcourant toutes les veines et artères du corps ? »

Article i [Texte latin]

« Il faut attribuer le moteur de notre vie à la chaleur ; c’est-à-dire à la nutrition, pour l’essentiel. [4][11] Par elle, la Nature produit continuellement la matière qui s’écoule en permanence et qui procure la vie ; laquelle est certes assez longue, mais pourtant pas éternelle. Pour ce faire, rien n’est plus approprié que le sang. Le chyle en est le composant premier : [12] ébauché dans la bouche et dans le gosier, il est parachevé dans l’estomac ; au sein des veines qui le propulsent alors vers le foie, il revêt déjà l’aspect du sang ; ensuite, la force propre et innée du foie l’ayant nourri, le chyle adopte la forme complète du sang authentique. [13] De là toutefois, poussé dans la veine cave et d’autres veines particulières, il se purifie et devient fort brillant. [5] De fait, le sang aime être entièrement enfermé dans ce réservoir ; et s’il était abandonné à lui-même, il n’en sortirait plus. Mais bientôt après, il en est chassé car il devient une charge pour son propre géniteur ; d’autres parties du corps le captent pour tirer de lui de quoi satisfaire leur propre faim. Le sang est donc bien en mouvement dans les veines ; mais ce n’est pas à la manière d’une rivière qui s’écoule, c’est fort lentement, et seulement à mesure qu’il s’en va et que s’en vient celui qui le remplace. » [6]

Article ii [Texte latin]

« Le sang serait perpétuellement animé d’un mouvement circulaire : venu de la veine cave ascendante dans la cavité droite du cœur, il en est chassé dans toute la substance des poumons ; ramené ensuite par l’artère veineuse dans la cavité gauche du cœur, [7] il passe dans l’aorte et les autres artères pour en être chassé dans les veines et revenir dans le cœur, en une marche circulaire rapide. [8] Telle est la douce vision d’Harvey [14] rêvant ou s’amusant, avec certes force ingéniosité ; mais qu’il s’agisse de l’observation oculaire (qui, de fait, a vu la Nature en pleine action ?) ou d’expériences incontestables, rien ne la vérifie et nul raisonnement de poids ne l’établit. De fait, quand on serre un garrot pour saigner, la force appliquée au membre fait que les veines sous-jacentes gonflent outre mesure ; la constriction, mais non pas l’accumulation de sang dans les veines sans qu’il puisse en sortir, s’accompagne de douleur. [9] Et quand une grosse artère est ouverte, il est vrai que tout le sang sort, même celui des veines, [10] parce que, transvasé par la voie des petites bouches des veines et des artères qui les réunissent partout les unes aux autres, [11] il s’échappe soit sous l’effet de son propre poids, soit sous l’impulsion des esprits ou de la Nature qui a horreur du vide, où qu’il se crée dans le corps. Les valvules de soutien qui se trouvent dans les veines ne servent absolument à rien, [15] quand bien même ils prétendent qu’elles remontent le sang, comme par des marches construites et disposées pour qu’il ne refoule pas en arrière subitement, et qu’elles freinent sa chute. » [12]

Article iii [Texte latin]

« Le circuit du sang et sa marche en boucle par tous les vaisseaux, est une production d’esprits oisifs ; c’est un pur et simple nuage, qu’embrassent ceux qui ont créé les ixions, les centaures et les monstres. [13][16][17] Il est bien sûr étonnant de voir combien cette fiction, à elle seule, obscurcirait et bouleverserait toute l’organisation des corps vivants ; à quel point les fondements de l’art médical seraient malencontreusement mis à bas ; à quel point le médecin se trouverait privé du secours que lui procurent les remèdes primordiaux, pour devenir le contemplateur inutile et oisif de la Nature terrassée et implorant de l’aide ; ou s’il faisait autrement, quel blâme il encourrait en les prescrivant avec clairvoyance. Il ne manque pourtant pas de gens qui, attirés par une si futile opinion, s’y attachent opiniâtrement, comme à un rocher, et accusent faussement l’ancien temps d’avoir été coupable de cécité. Ceux-là, s’ils ouvraient les yeux jusqu’à percevoir la lumière, excluraient très facilement du système de la Nature cette erreur que la nouveauté de la chose nous a apportée. »

Article iv [Texte latin]

« Dire que le sang circule par tout le corps est si contraire à la disposition de la Nature, que cela revient à laisser ce mouvement continu bouleverser l’ordre universel de la nutrition et à encourir les plus lourds dommages. Car si on retranche constamment au réservoir une portion du sang enfermé dans les veines, ce qui sort de chacune des parties du corps doit la combler. Pour s’accomplir entièrement, ce phénomène exige un certain temps ; mais puisque le sang s’en vient en même temps qu’il s’en va, sans jamais prendre de retard, comment peut-il s’accrocher à la vie, et s’enfoncer et se transformer dans la substance des parties ? Examinez de plus près la chose et vous comprendrez qu’elle est non seulement préjudiciable, mais vulgairement choquante, et qu’elle va en quelque façon à l’encontre du bon sens. Telles sont certes la nature et l’organisation des éléments fluides qu’ils arracheront des petits fragments et finiront par provoquer une blessure superficielle, tout comme un fleuve, si paisible soit-il, ronge et érode peu à peu les rives de son lit ; ils lécheront tous les corps, que parfois ces dégâts perpétuels finiront par faire périr. Imaginez-vous aussi que le sang n’est jamais attiré par n’importe quelle partie du corps, qui l’a choisi par quelque amour, et pour la seule raison et nécessité de se sauvegarder elle-même, mais que le cœur le pousse çà et là par pour irriguer une partie sans que soit ’elle se couvre de phlegmons, [14][18] soit elle se trouve écrasée par son affluence, qui est comme celle d’un aliment trop riche ? »

Article v [Texte latin]

« La conséquence de cette fameuse et fumeuse théorie est une perturbation qui touche autant la nature des corps que l’art médical, et sème le désordre en toutes choses. Il n’y a en effet plus de secours à attendre de la purgation[19] ni de la saignée ; [20] bien pire, il s’ensuit que la première incendie le corps, et que la seconde le corrompt et l’empoisonne presque, puisque, du fait que le sang s’est dispersé dans tout le corps, celui qui reste dans les veines est moindre en masse en en abondance. En outre, le sang se déplace plus rapidement et son propre mouvement l’échauffe ; et comme il y pénètre plus souvent, la cavité du cœur, siège et foyer de la chaleur radiante, doit lui procurer un supplément d’ardeur. Les humeurs crasses et comme endormies, elles qui s’accrochaient naguère aux tuniques des vaisseaux, d’où l’opération d’un médicament purgatif les délogeait, suivront la course du sang qui s’écoule à leur contact pour être emportées dans les profondeurs du cœur, qu’elles souilleront ; et ensuite, elles apporteront un délabrement similaire aux parties restantes du corps. Et c’est ainsi que les mortels seront massacrés en masse immense, puisque les médecins seront démunis de tout remède efficace, et que procéderont en toute impunité les maladies qu’ont engendrée soit la ferveur du sang, soit l’impureté des humeurs.

Le sang ne circule donc pas continuellement en parcourant toutes les veines et artères du corps. [15]

Jean Cordelle, natif de Ham, était le candidat en l’an 1670e de la rédemption du salut humain. » [16][21][22][23][24]

Commentaires (Loïc Capron)

En résumé : les arguments que William Harvey a employés pour démontrer la circulation du sang sont ridicules ; et c’est heureux, parce qu’une telle organisation du corps humain serait incompatible avec la vie et priverait la médecine de ses meilleurs traitements, la saignée et la purge.

C’était aller beaucoup plus loin que Jean ii Riolan [25] qui, sans pouvoir en faire une théorie vraiment cohérente, avait fini par admettre l’existence d’un mouvement circulaire allant des veines aux artères en passant par le cœur, puis des artères aux veines en passant par des anastomoses ; mais avec deux trajets possibles : l’un principal, pour le sang nutritif, qui allait du cœur droit au cœur gauche sans passer par les poumons ; l’autre annexe, pour le sang spirituel, qui traversait les poumons pour passer du cœur droit au gauche. [17] Sa théorie hybride et paradoxale aidait malgré tout Riolan à expliquer les vertus curatives de la purge et de la saignée, et à affirmer que, loin d’être nuisible, la circulation est nécessaire à la vie. [18]

Cette thèse de 1670 niait donc en bloc les plus grandes innovations physiologiques de son siècle : les circulations du sang et du chyle, l’utilité des valvules veineuses, et même la peine louable que Riolan s’était donnée pour reconnaître le génie d’Harvey, sans tout à fait perdre la face.

En 1661, la découverte de Marcello Malpighi [26] avait pourtant donné définitivement raison à la circulation du sang en démontrant la réalité des anastomoses invisibles entre les artères et les veines, dont Harvey avait seulement prouvé l’existence fonctionnelle (ce qui était déjà un gigantesque bond en avant). [19][27]

Force est malheureusement d’admettre que Guy Patin est l’auteur d’un tel carnage scientifique. Même si son latin n’est pas du meilleur cru et n’est pas farci de références aux auteurs antiques, [20] on y retrouve son ton péremptoire et ses obsessions dogmatiques sur l’infaillibilité des Anciens et sur la souveraineté de leurs remèdes. Le seul absent de marque était l’antimoine :l’arrêt que le Parlement avait prononcé en 1666 interdisait dès lors de s’en prendre impunément à lui. [21][28] Il est en outre difficilement imaginable qu’un bachelier aussi modeste que Jean Cordelle ait pu se livrer impunément et de son propre chef à de telles extravagances. C’étaient les râles amers et déchirants d’un homme, anéanti par les échecs et tombé dans la ruine, [22] que la mort allait emporter dix-huit mois plus tard. C’était mordre pour mordre, sans plus avoir de dents ni même d’os à ronger.

Mieux valait-il en rire :
Guy Patin, son entourage et Molière

Moins d’un an après le décès de Guy Patin (30 mars 1672), Molière mourut chez lui le 17 février 1673, le soir de la quatrième représentation de son Malade imaginaire. Selon plusieurs historiens, il avait eu Armand-Jean de Mauvillain pour ami et principal conseiller de ses satires médicales. [23][29] Que ce fût par lui ou par un autre, Molière était sûrement fort bien renseigné sur les docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris, les plus proches modèles dont il pouvait s’inspirer. Lesquels voulait-il exactement ridiculiser sous les traits des Diafoirus père et fils ?

Dans la scène 5 de l’acte i, s’adressant à Angélique, Argan fournit un précieux renseignement sur Thomas :

« c’est le neveu de M. Purgon, qui est le fils de son beau-frère le médecin, M. Diafoirus. »

Les Piètre ont été la plus féconde des dynasties médicales parisiennes du xviie s., et celle qui s’est le plus signalée pour son attachement aux dogmes des Anciens (Hippocrate et Galien). Anne Piètre, [30] sœur aînée du Grand Piètre (Simon ii), [31] avait épousé en 1574 Jean i Riolan, [32] pour lui donner trois enfants : Jean ii, Anne [33] et Jeanne Riolan. [34] En épousant Anne, Charles i Bouvard [35] était devenu beau-frère de Jean ii Riolan, [24] ce qui peut respectivement faire d’eux Purgon [25][36] et M. Diafoirus, le père. [37] Insigne ennemi de la circulation et de toutes les autres nouveautés médicales, Jean ii Riolan eut deux fils, mais aucun d’eux ne devint médecin.

La piste des Purgon-Diafoirus se perdrait ici si on ne devait regarder Jean ii Riolan-Diafoirus comme le père spirituel, le patron et mentor de Guy Patin : il l’avait apparemment découvert tandis qu’il végétait à corriger des épreuves d’imprimerie, [26] pour en faire son très cher élève, jusqu’à lui transmettre sa chaire du Collège de France ; en même temps que tout son hautain déni de la circulation du sang, que son intime antagoniste, William Harvey, avait conçue.

Et voilà comment Guy Patin s’identifierait à Thomas Diafoirus, fils de Jean ii Riolan-Diafoirus et neveu de Charles i Bouvard-Purgon. [38][39] Faute d’archive probante, cela peut sembler audacieux ; mais la lecture attentive des lettres de Guy Patin et leur mise en contexte ne permettent pas de trouver meilleure façon de mettre en cohérence le Thomas Diafoirus de l’acte i et celui de l’acte ii du Malade imaginaire. Ce faisant, Molière se serait mis à l’abri de foudres inopportunes, car les trois docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris dont il se serait allègrement moqué étaient tous morts en 1673 : Charles i Bouvard en 1658, Jean ii Riolan en 1657 et Guy Patin en 1672. Philippe ii Hardouin de Saint-Jacques, en dépit de sa thèse anticirculationniste du 28 avril 1672, [27][40][41][42][43] est moins plausible parce que sa biographie ne s’accorde guère avec celle de Thomas Diafoirus et qu’en outre, il appartenait au même clan médical que Mauvillain. [28]

Jean ii Riolan avait conservé un souvenir amer des services rendus à la reine mère, Marie de Médicis, [44] en accompagnant la souveraine déchue dans l’exil (1632), jusqu’à sa mort (1642). [29] Il en gardait beaucoup de rancœur à l’encontre des médecins de la cour, ce qui trouve un écho dans le propos désenchanté de M. Diafoirus (acte ii, scène 5) :

« À vous en parler franchement, notre métier [30][45] auprès des grands ne m’a jamais paru agréable, et j’ai toujours trouvé qu’il valait mieux, pour nous autres, demeurer au public. Le public est commode. Vous n’avez à répondre de vos actions à personne, et pourvu que l’on suive le courant des règles de l’art, on ne se met point en peine de tout ce qui peut arriver. Mais ce qu’il y a de fâcheux auprès des grands, c’est que, quand ils viennent à être malades, ils veulent absolument que leurs médecins les guérissent. »

On peut encore penser aux laborieuses études de Guy Patin quand M. Diafoirus dit de son fils Thomas (ibid.) :

« Lorsque je l’envoyai au collège, il trouva de la peine ; mais il se raidissait contre les difficultés, et ses régents se louaient toujours à moi de son assiduité et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu glorieusement à avoir ses licences. »

Le 30 mars 1624, Guy Patin avait été ajourné (jugé incapax) au baccalauréat de médecine, pour bénéficier de l’indulgence du jury, avec deux autres candidats malheureux, le 16 octobre suivant. [46] Il fut classé bon dernier des onze licenciés admis le 15 juin 1626. [47]

« Qu’eût dit Guy Patin, s’il eût assisté à l’apparition du Malade imaginaire ? » [31]


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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