L. 469.  >
À Charles Spon,
le 13 mars 1657

Codes couleur
Citer cette lettre
Imprimer cette lettre
Imprimer cette lettre avec ses notes

×
  [1] [2] Appel de note
  [a] [b] Sources de la lettre
  [1] [2] Entrée d'index
  Gouverneur Entrée de glossaire
×
Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 13 mars 1657

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0469

(Consulté le 19/03/2024)

 

Monsieur, [a][1]

Depuis le mardi 6e de mars que je vous envoyai ma dernière, je puis vous dire que l’on a cessé de travailler au procès de M. de Chenailles, [2] les chambres assemblées, à cause de la maladie de M. le premier président[3]

Ce jeudi 8e de mars. Votre tableau [4] me vient d’être rendu par MM. Girard [et] Nourri, [5][6] marchands de la rue Saint-Denis. [7] Je vous en remercie de tout mon cœur. Je m’en vais le faire monter dans un beau châssis et puis après, je le mettrai en belle et savante compagnie où il tiendra bien sa place. Je l’ai montré à M. l’avocat Le Fèvre, [8] notre ancien voisin et bon ami, qui vous a aussitôt reconnu. Si les troupes ennemies grossissent davantage vers Saint-Ghislain, [9] on dit qu’il faudra y envoyer bien du monde, et même que le roi [10] pourra être obligé d’aller sur la frontière devant Pâques. Nouvelles sont arrivées que l’impératrice [11] est accouchée d’un fils : [12] voilà un individu masculin qui pourra entretenir la tyrannie de la Maison d’Autriche quelque jour dans l’Europe. [1] M. le premier président est ici fort malade, il a été saigné pour la six et septième fois ; au commencement il ne le voulait point être, mais de présent il ne demande pas mieux et dit qu’il voit bien qu’il ne peut guérir que par là : tandem bona causa triumphat[2][13] Il y a ici grand bruit que Cromwell [14] se va faire proclamer et reconnaître roi d’Angleterre. Il ne laisse pas d’être en danger, quoi qu’il entreprenne, à cause des enfants du feu roi [15] qui survivent : il y a un ancien proverbe grec qui dit Stultus qui occiso patre sinit vivere libros ; [3][16] je ne voudrais pas être à sa place. La bonne femme Mme de Ventadour, [17][18] âgée de 85 ans, est ici fort malade ; [4] comme aussi M. le maréchal de Clérambault qui était par ci-devant nommé M. de Palluau. [19] On dit pareillement que M. l’abbé Bourdelot [20] est au lit fort malade, en grand danger de quitter sa crosse et son abbaye, ut transeat illico unde negant redire quemquam[5][21] Nous avons encore ici deux de nos autres compagnons fort malades, savoir le bonhomme M. Bouvard, [22] âgé de 83 ans, lequel a été saigné sept fois, ex diathesi phlegmonode pulmonis[6][23][24] et Saint-Jacques [25] qui, à 10 lieues d’ici, dans la campagne où il allait voir un malade, chut de son cheval et s’est rompu tout à fait le bras gauche. C’est celui, la perfidie duquel est cause de tout le désordre qui est ici arrivé dans notre Faculté touchant l’antimoine [26] car étant doyen l’an 1638, pour favoriser les apothicaires, a quibus lucrum sperabat[7] il falsifia les Registres de la Faculté, mais il n’en est pas au bout.

Ce 9e de mars. M. le premier président a été saigné pour la huitième fois. La fièvre lui continue toujours avec de mauvaises nuits et des redoublements. Il a dit ce matin que son malheur avait été de s’être purgé [27] huit jours avant sa maladie ; qu’il haïssait la saignée et qu’il n’y croyait point ; que s’il guérit de ce mal présent, qu’il se fera saigner tous les ans au printemps et à l’automne. Cette maladie avait causé une surséance des poursuites que l’on faisait contre M. de Chenailles, mais le roi a aujourd’hui envoyé une lettre de cachet [28] au Parlement, par laquelle il veut que lundi prochain on recommencera pour l’achever. M. de Laffemas, [29] maître des requêtes, est ici fort malade ; son médecin, qui est M. Merlet, [30] m’a dit qu’il ne vivra pas encore 24 heures. [8] Le prince de Condé [31] assiège tout de bon Saint-Ghislain et y a fait mener du canon de Valenciennes. [32] Si ce siège s’échauffe tant soit peu, il faudra ramasser nos troupes sur la frontière ; et même dit-on que le roi ira jusqu’à Compiègne [33] devant Pâques pour les faire passer, et que le prince de Conti [34] parle d’aller en Italie, toute sa maison s’y apprête. En ce cas-là, je pense que son médecin, Le Gagneur, [35] l’y accompagnera et peut-être qu’il vous ira voir en passant par Lyon ; gardez-vous de lui, ce n’est qu’un fourbe, est impostor et serpens, educatus in sinu Guenaldi, animal stibiale[9][36] âme moutonnière qui fait l’entendu et l’homme de bien, et qui néanmoins n’est qu’un ignorant et un misérable courtisan. M. le marquis de Blaru, [37] gouverneur de Vernon, [10][38] m’a envoyé quérir ce matin pour sa migraine, [11][39] et m’a dit qu’à la cour on craint deux choses, dont la première est que l’empereur a destiné contre nous une armée dans laquelle, sans l’infanterie, il y a 10 000 chevaux ; et l’autre est une alliance que Cromwell nous offre, dans laquelle le Mazarin n’oserait s’engager à cause du pape [40] qui le menace d’ailleurs, et duquel le nonce [41] agit ici tant qu’il peut pour faire disposer ce premier ministre à la paix générale. La flotte d’Espagne n’est pas venue ni arrivée aux Canaries, [42] mais seulement un vaisseau qui avait été échoué au Pérou, [43] que les Espagnols ont rattrapé et ont amené à bon port.

Les nouvelles de Hollande portent que l’on y imprime in‑4o Diogenes Laertius de Vitis philosophorum, cum notis variorum, nempe Casauboni, Aldobrandini, Gassendi, etc[12][44][45][46][47] Je suis bien aise de ce livre car il est un des bons de l’Antiquité.

Nous avons ici plusieurs de nos compagnons malades : Perreau [48] le père, [13] Mentel, [49] de Frades ; [50] et même M. Bouvard recidivam patitur propter nimiam imbecillitatem partium thoracicorum ; [14] et tout cela ne sont que des rhumes [51] et des fluxions sur la poitrine, quibus summum præsidium est venæ sectio sæpius repetita ex utraque basilica, unde sanguis aducitur plane vitiatus, ac plumbei coloris[15][52] M. Bouvard a 83 ans et de plus, a aujourd’hui au matin reçu notre Seigneur, more Romano[16] Il dit qu’il ne ressent aucun soulagement que de la saignée ; mais ce n’est pas assez, son poumon est usé et ne peut plus guère mouvoir. Il est homme dévot et cafard qui entend deux messes plutôt qu’une, qui va à matines, à vêpres et au salut ; cetera vir bonus, et parum sanus[17] qui ne pense qu’à son profit.

Ce 11e de mars. La sœur [53][54] bien aimée du premier président est morte en couche et avant terme, j’entends ex abortu[18] Elle n’a été que cinq jours malade. Elle était femme de M. de Harlay, [55] maître des requêtes, qui est le plus riche homme de la robe et petit-fils de M. le premier président de Harlay, [56][57] lequel mourut l’an 1616. [19] On cèle cette mort à son frère qui est pareillement bien malade et à qui l’on n’oserait en donner l’avis, ne inde male illi sit[20] Ce M. le premier président fut encore saigné hier au matin pour la 10e fois ; hier à midi, les médecins qui l’entourent et l’obsèdent [21] délibérèrent de lui donner quelque petit purgatif, se sentant parvenus au huitième < jour de sa maladie > ; enfin, ils lui en donnèrent un que l’on dit être casse, [58] séné [59] et manne, [60] a quo longe deterius habuit ; [22] de sorte qu’il a fallu le ressaigner cette nuit, ne suffocaretur[23] Je ne dis rien du temps qu’ils ont pris, mais je suis bien certain que la manne est un fort mauvais remède in tali morbo, et tali ægro : [24] nous n’en avons point de naturelle, ce n’est que du miel, [61] du sucre [62] et de la scammonée ; [63] siticulosum medicamentum, malignitatis argumentum [25] qui n’est nullement propre à un corps bilieux comme est celui-ci. [64]

On achève ici l’impression d’un livre in‑12 qui sera plus gros que l’Encheiridium anat. et pathol. de feu M. Riolan : c’est une explication des Coaques [65] tirée de Louis Duret [66] et de Houllier ; [67] je crois qu’il n’y a rien là-dedans que de bon, et néanmoins le libraire en a tiré de bon argent de l’auteur pour l’imprimer, qui est un médecin de Bourges [68] nommé Ferrant. [26][69] Nos libraires ne veulent plus rien imprimer à moins que cela et n’osent rien entreprendre ni hasarder, tant pour la cherté du papier, à cause des impôts, [70] que des ouvriers qui ne se trouvent presque plus de deçà.

M. le premier président de Bellièvre est mort aujourd’hui dans sa maison. Il prit hier de l’antimoine [71] et aujourd’hui au matin il a pris du laudanum, [72] que ces misérables empiriques, [73] aulici medicastri[27] lui ont fait prendre pour lui apaiser ses douleurs. Voilà un des plus grands hommes du siècle que cinq charlatans [74] ont bien eu de la peine à tuer. Adhuc vivit, nondum obiit, sed puto moriturum[28] Le public y perd beaucoup, les jésuites, les partisans et autres canailles y gagnent ; mais qui y gagnera le plus, ce sera le Mazarin [75] qui peut tirer de cette belle charge, pour le moins, un million ou douze cent mille livres. Quis sit futurus eius successor, nondum scitur[29] Quelques-uns parlent de M. Servien, [76] les autres de M. Nic. Fouquet, [77] procureur général et surintendant des finances, les autres de M. de Marca, [78][79] archevêque de Toulouse, [80] mais tout cela est fort incertain. Quoi qu’il en soit, nemo tantam dignitatem obtinebit gratis. Curia vult marcas, bursas exhaurit et arcas : Si bursæ parcas, fuge Papas et Patriarchas[30][81] Le même jour est ici mort M. de Laffemas, maître des requêtes, âgé de 76 ans et doyen de tous les semestres, en quoi lui succède M. Gaulmin, [82] doctor vere πολυγλωττος, [31] et un des plus savants hommes du monde.

Mais je viens à la vôtre que j’ai reçue ce matin. Je ne sais ce que deviendront les papiers et manuscrits de feu M. Riolan [83][84] car tout y est scellé : les enfants s’en vont plaider les uns contre les autres, et si longo sufflamine litis res detineatur, metas nec tempora pono[32] Malheureux fils débauché [85] qui a troublé toute la maison de son père, lui a abrégé ses jours et ne s’est à soi-même procuré qu’un grand mal, savoir une exhérédation faite en bonne forme par l’avis de quatre bons avocats, et laquelle il veut faire casser par arrêt.

Le traducteur de M. de Thou [86] est M. Du Ryer ; [87] Baudoin [88] est mort il y a longtemps ; [33] on a refusé celle du sieur Boule, [89] quia redolebat Patavinitatem quamdam[34] savoir un patois provençal. [90][91]

Les cinq libraires qui ont acheté la bibliothèque [92] de feu M. Moreau, [93] ont quitté la foire Saint-Germain, [94] laquelle est finie, et ont divisé en cinq parts ce qui leur restait de livres ; ils en ont beaucoup de reste et n’en ont guère vendu parce qu’ils étaient trop chers. On dit que M. Fouquet veut faire une bibliothèque [95] publique des siens ou, à moins que cela, les jésuites [96] dont il est à toute heure entouré < les > lui attraperont pour leur Maison où tels acquêts sont de bonne prise. Vous savez que tous les moines [97] sont de gros larrons in nomine Domini[35] M. Gargant, [98] intendant des finances, est mort de regret d’avoir perdu un million et d’avoir pris trois prises de vin émétique [99] de la main de Guénault et Rainssant. [100]

Je n’ai jamais vu ce traité de M. Petit de l’éclipse [101] de l’an 1654, mais bien ai-je ouï dire qu’il y a ici un honnête homme de ce nom qui est grand mathématicien. [36][102] J’ai ici vu ce Dispensatorium catholicum de Jo. Dan. Horstius, [103] cela est tiré de Renodæus [104] et de Quercetan ; [37][105] ce pauvre Allemand se donne bien de la peine, il devrait se souvenir que Immodicis brevis est ætas et rara senectus[38][106] Si vous lui écrivez, je vous prie de lui faire mes recommandations et de lui annoncer la mort de M. Riolan. M. Plempius [107] est bien homme à river le clou et à faire tête à Jo. Dan. Horstius, mais je pense qu’il a d’autres affaires dans la traduction de son Avicenne [108] dont la moitié est imprimée et l’autre est sur la presse. [39] La peste [109] est cessée à Rome. Les jésuites sont rétablis à Venise, [110] le général des jésuites [111][112] a écrit un bref au roi pour le remercier de ce qu’il a aidé à les remettre dans Venise. [40] L’ambassadeur d’Angleterre [113] devait aujourd’hui faire son entrée dans Paris par la porte de Saint-Denis, et je pense qu’il l’a faite. C’est celui qui par ci-devant était ici résident, il doit partir de la ville de Saint-Denis [114] en grand cortège et passer par-dessus le Pont-Neuf pour aller au faubourg Saint-Germain. [41][115] Le roi est allé à la chasse au Bois de Vincennes, [116] mais le cardinal [117] n’y est pas allé propter podagram qua detinetur in lectulo ; [42][118][119] je ne sais pas ce qui en arrivera à la fin, mais il me semble que cette goutte l’arrête souvent. Quand un homme à la goutte, il est à plaindre, quand il ne l’a pas, il est à craindre, car il arrive souvent pis. In manibus Domini sortes nostræ[43]

M. le premier président adhuc vivit, sed miseram vitam trahit, ad præsepe gemit, morbo moriturus inerti[44][120] Hier, de grands seigneurs de la cour lui menèrent un gentilhomme provençal nommé Corbon, [121] qui lui donna d’une poudre cordiale [122] qui lui devait fortifier le poumon ; hausit quidem, nec profuit[45] on a dit que c’était un secret que les médecins ne connaissaient point ; o mores, o tempora ! o deliria morientis sæculi ! [46] Le Mazarin a mis les charlatans à la cour, qui ont déjà tué sa sœur et sa nièce ; [47][123][124] ils pourront bien à la fin le tuer lui-même, je suis résolu à tout ce qui peut arriver de ce côté-là. Je me recommande à vos bonnes grâces et suis de toute mon affection, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Guy Patin.

De Paris, ce mardi 13e de mars 1657.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
Licence Creative Commons "Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron." est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale 4.0 International.
Une réalisation
de la BIU Santé