L. 457.  >
À Charles Spon,
le 12 décembre 1656

< Monsieur, > [a][1]

Je viens d’apprendre que les jésuites [2] ont obtenu un arrêt du Conseil d’en haut, [3] par lequel il est défendu à qui que ce soit de plus écrire contre eux, et principalement à ceux du Port-Royal [4] que ces passefins appellent jansénistes [5] et par modestie chrétienne, hérétiques recuits et renforcés ; et même, il est défendu à qui que ce soit de lire de tels écrits diffamatoires de la bonne renommée de ces bons pères nés pour tourmenter les gens de bien, ce qu’ils font pour empêcher le cours de ces bonnes lettres [6] que j’ai céans pour vous envoyer, et à M. Gras notre bon ami. [1] J’en ai 15 et une réponse à la 12e. On dit qu’il en viendra encore une, et puis après que l’auteur se reposera en amassant toujours de nouvelles matières, donec immutatio veniat[2][7] en cas que les bons pères aient alors fait signifier et publier leur arrêt de défense ; ce qu’on dit qu’ils ne feront qu’après que le P. Annat, [8] confesseur du roi, aura achevé le livre auquel il travaille pour réponse à ces belles lettres qui leur font tant de peine et qui mettent tant d’ignominie sur leur front. [3]

On mit hier dans la Bastille [9] un conseiller de la Cour nommé M. de Chenailles, [10] qui est de la prétendue réformée, avec un capitaine nommé le chevalier Des Prez, [11] à cause de certaines lettres surprises, par lesquelles ils sont accusés d’avoir quelque intelligence avec le prince de Condé [12] pour lui faire livrer Saint-Quentin [13] en Picardie. [4]

Il semble que toute la nature travaille à chercher les moyens de ruiner cette grandeur de la superbe et sourcilleuse Maison d’Espagne, et néanmoins on n’en peut venir à bout. Les jésuites disent que c’est permission de Dieu, je le crois aussi, mais non pas dans leur sens : Dieu se sert des Espagnols comme des bourreaux pour affliger le monde et éprouver la patience des gens de bien ; et par même raison, il endure qu’il soit des jésuites et autres méchants larrons, traîtres, espions, hypocrites, usuriers, partisans et autres pestes du siècle ; addo verum [5] que les gens de bien ont beaucoup à souffrir dans ce monde pour la quantité des méchants qui y dominent fort tyranniquement.

Aujourd’hui Messieurs les Gens du roi sont entrés dans la Grand’Chambre et ont demandé que le Parlement nommât des commissaires pour examiner et faire le procès aux deux ci-dessus nommés, ce qui a été fait. On a député pour cela les doyen et sous-doyen de la Grand’Chambre, savoir MM. Ferrand [14] et Champrond, [15] et M. Magdelaine, [16] conseiller aux Enquêtes qui est de même religion que M. de Chenailles, qui est l’accusé ; mais ce troisième s’en est excusé, disant qu’il est son allié. [6] On a mandé les prisonniers de la Bastille [17] à la Conciergerie [18] et leur procès est sur le bureau. Un courrier a apporté ici la nouvelle de la mort du roi de Portugal [19] dont la veuve est reconnue régente, [7][20][21] et le fils roi, [22] qui est manchot. [8] Le cardinal Mazarin [23] produit contre M. de Chenailles huit lettres écrites de sa propre main au prince de Condé. Il a été interrogé, on dit qu’il se défend fort mal. Je vous donne le bonjour et suis, Monsieur, votre très humble, etc.

Paris, ce 12e de décembre 1656.


a.

Reveillé-Parise, no cclxciv (tome ii, pages 267‑269).

1.

Les Provinciales de Blaise Pascal, alors en cours d’écriture et de diffusion, v. note [23], lettre 446.

2.

Job (14:14) :

Putasne mortuus homo rursum vivat ? cunctis diebus quibus nunc milito, expecto donec veniat immutatio mea.

[Ne crois-tu pas qu’une fois mort l’homme soit appelé à revivre ? Tous les jours où j’accomplis ma charge, j’attends jusqu’à ce que vienne un changement].

3.

V. note [24], lettre 458, pour les trois écrits antijansénistes que le jésuite François Annat a publiés en 1656-1657.

4.

En 1651, Claude Vallée, seigneur de Mérouville puis de Chenailles, avait été reçu conseiller au Parlement de Paris en la quatrième des Enquêtes, dont il se démit le 27 mars 1675. Il était cousin germain du magistrat et poète libertin Jacques iii Vallée, sieur Des Barreaux (v. note [13], lettre 868), et avait épousé en 1655 Magdelaine Hervart, nièce de Barthélemy (v. note [1], lettre 209) (Popoff, no 2412). V. note [1] du Patiniana 2, pour une description détaillée de la famille Vallée.

Sur l’affaire de Chenailles, dans son édition du Journal d’Olivier Le Fèvre d’Ormesson (tome ii, pages 14‑16, note 1), Adolphe Chéruel cite un manuscrit de la Bibliothèque impériale (Suppl. fr. no 1238 bis e ; fo 219 et suiv.) :

« Le vendredi 8, {a} que l’on célébrait la Conception de la Vierge, M. de Chenailles, conseiller au Parlement, fut conduit en prison par le sieur de Lignerolles, exempt des gardes du corps de Sa Majesté, qui, l’ayant trouvé chez lui incontinent après dîner avec le nommé chevalier Des Prez son complice, les fit tous deux monter en carrosse et prendre le chemin de la Bastille sans bruit et sans aucune résistance. Et qui est-ce qui ne frémira point d’horreur quand il saura qu’un officier de cette considération, riche de cinq ou six cent mille livres et d’une famille fort illustre dans la robe par ses alliances, ait été capable de se laisser tomber dans un crime d’État par les intelligences qu’il entretenait avec les ennemis et les pratiques qu’il faisait, disait-on, pour se rendre maître de Saint-Quentin ? Ce qui paraissait d’autant plus vraisemblable que ledit Des Prez était capitaine dans le régiment de Lignières, étant en garnison dans ladite ville, dont il {b} était gouverneur. Or, comme l’affaire était tout à fait extraordinaire et que M. Vallée, sieur de Chenailles et de Mérouville, était de la Religion prétendue réformée et conseiller au Parlement, l’on mit en doute, dans le Conseil d’en haut, par devant quels juges et comment l’on ferait procéder contre lui. En suite de quoi, M. le premier président fut mandé au Louvre où, après en avoir longtemps conféré avec M. le cardinal, {c} et enfin promis à Son Éminence qu’on lui ferait bonne et briève justice dans la Compagnie sur la plainte qu’en ferait le procureur général, {d} sans que le roi se mît en peine de lui envoyer une commission expresse pour cela ni même de nommer aucuns conseillers pour interroger et instruire le procès des prisonniers, ainsi qu’il avait toujours été pratiqué jusqu’alors, Son Éminence donna si facilement les mains aux sentiments de M. le premier président que les moins pénétrants ne doutèrent presque point du tout qu’elle n’eût en main des preuves certaines et convaincantes contre l’accusé. Cela remit en mémoire toutes les plaintes que le roi avait si souvent faites des intelligences secrètes qu’aucuns de son Parlement avaient avec ses ennemis. Sa sortie de Paris n’était presque fondée que sur ce prétexte, qui peut-être n’était pas faux entièrement. Toutes ses déclarations des années 1649 et 1652 n’étaient remplies d’autre chose, et l’arrêt même de son Conseil du 19 octobre dernier portant cassation de celui que ladite Cour avait rendu contre M. Gaulmin, maître des requêtes, si outrageant à ce grand Corps, faisait bien voir que les reproches de Sa Majesté n’étaient pas sans fondement et qu’elle ne pouvait avoir été portée à les faire ainsi éclater dans le public sans en avoir des preuves indubitables. Ainsi, le lundi 11 décembre, M. le procureur général étant entré dans la Grand’Chambre, demanda que les Enquêtes fussent appelées pour délibérer sur une affaire de conséquence et qui requérait l’assemblée de toute la Compagnie. Sur le récit qu’il en fit, la Cour ordonna que la commission lui serait délivrée pour en informer et pour cet effet, elle commit MM. Peraud et de Champrond, doyen et sous-doyen de la Compagnie. Le lendemain, la femme dudit sieur de Chenailles, nièce de M. d’Hervart, intendant des finances, présenta requête à la Grand’Chambre, afin qu’il plût à la Cour donner un adjoint auxdits sieurs commissaires, qui fût de la même religion que son mari. M. le premier président n’y trouva pas grand inconvénient ; mais M. de Novion prenant la parole, dit que cela ne se pratiquait que dans les justices subalternes parce qu’il n’y avait aucun juge qui ne fût catholique, et non jamais dans les compagnies souveraines, particulièrement dans le Parlement de Paris, que l’on ne pouvait soupçonner d’aucun sentiment de haine contre la religion de l’accusé, qui lui pût être préjudiciable au fond, puisque parmi ceux qui pouvaient assister au jugement de son procès, il y en avait jusqu’à six qui en faisaient profession ; et d’autant que la Grand’Chambre seule ne pouvait prononcer sur cet incident, l’affaire fut remise au jour suivant que toutes les autres devaient s’assembler pour la mercuriale. L’après-dînée du même jour, Messieurs les commissaires s’étant transportés à la Bastille pour interroger les prisonniers, M. de Chenailles refusa de répondre par devant eux sous prétexte de ce qu’il était tellement indisposé, et du corps et de l’esprit, qu’il n’en était pas capable. Quant au chevalier Des Prez, qui ne savait pas si bien que l’autre combien les délayements {e} sont favorables aux criminels, il n’en fit aucune difficulté, joint qu’il était son dénonciateur. Le mercredi 13 décembre, l’on fit lecture du procès-verbal des commissaires contenant le déclinatoire {f} du sieur de Chenailles et ensuite de la requête de ladite dame sa femme, et encore d’une autre requête présentée par Blondel, son clerc, qui avait été mis en la garde d’un huissier de l’ordonnance de la Cour afin d’avoir aussi un adjoint parce qu’il était de la même religion que son maître ; mais elle n’eut égard ni à l’une ni à l’autre, et ordonna qu’à faute de vouloir répondre par ledit sieur de Chenailles, son procès lui serait fait comme à un muet. » {g}


  1. Décembre 1656.

  2. Lignières.

  3. Mazarin.

  4. Nicolas Fouquet.

  5. Reports.

  6. Demande de renvoi devant une autre juridiction.

  7. Guy Patin a abondamment parlé de la suite de ce procès dans ses lettres ultérieures.

5.

« mais j’ajoute ».

6.

Jacques Magdelaine, originaire de Gênes, avait été reçu conseiller au Parlement de Paris en 1615, en la deuxième des Enquêtes. Il mourut en 1661 dans la Religion prétendue réformée (Popoff, no 1628).

V. notes [43], lettre 291, pour Pierre Ferrand, et [28], lettre 391, pour Jean de Champrond.

7.

Louise de Guzmán (Luísa de Gusmão), reine puis régente de Portugal (Sanlucar de Barrameda 1613-Lisbonne 6 novembre 1666), fille aînée de Juan Perez de Guzmán, duc de Medina-Sidonia, avait épousé le duc Jean de Bragance et été, avec João Pinto-Ribeiro, l’intendant du duc, le principal agent du mouvement qui avait hissé son époux sur le trône de Portugal en 1640, sous le nom de Jean iv.

Le Portugal avait été sous le joug de l’Espagne quand, pendant le règne de Philippe iv, se forma à Lisbonne la conspiration visant à chasser l’étranger du pays. Louise avait été l’âme de cette conjuration : elle poussa son frère, le duc de Medina-Sidonia, à provoquer un soulèvement en Andalousie et elle amena son faible et indolent mari à accepter les propositions de Pinto-Ribeiro. Jean de Bragance avait suivi ses conseils et repris possession du trône de sa famille. Devenue reine, Louise s’était attachée à gagner l’affection des Portugais en adoptant leurs mœurs, en montrant des qualités toutes viriles et en se signalant par l’austérité de sa conduite.

À la mort de Jean iv (6 novembre 1656), elle devint régente du royaume, donna de nouvelles preuves de sa fermeté et soutint avec succès, contre les Espagnols, la lutte qui devait assurer l’indépendance du Portugal ; mais la conduite honteuse de son fils, dom Alphonse iv (v. infra note [8]) qui régnait sous sa tutelle, lui causa une vive douleur, et voyant qu’elle ne pouvait le faire revenir à de meilleurs sentiments, elle se démit de la régence pour se retirer dans un cloître où elle mourut (G.D.U. xixe s.).

8.

Manchot : « qui n’a qu’une main ou un bras dont il se puisse aider, soit qu’il ait l’autre main ou l’autre bras coupé, soit qu’il y ait quelque fluxion ou maladie qui lui en ôte l’usage » (Furetière).

Alphonse vi (Afonso vi, Lisbonne 1643-ibid. 1683) était le deuxième fils de Jean iv. Son frère aîné Théodore (Teodosio) étant mort en 1654, Alphonse héritait du trône à la mort de son père, sous la régence officielle puis effective de sa mère, jusqu’à la mort de la reine en 1666 (v. infra note [7]). Une maladie d’enfance l’avait laissé paralytique du côté gauche et mentalement instable. Son incapacité et ses débauches le firent déposer et reléguer dans l’île de Terceira (Açores) en 1667. Son frère don Pèdre (1648-1706), troisième fils de Jean iv, exerça dès lors la régence ; par les victoires d’Ameixial et de Yillaviciosa, il fit reconnaître l’indépendance du Portugal par l’Espagne, et devint officiellement le roi Pierre (Pedro ii) à la mort d’Alphonse en 1683. La cour de Portugal avait négocié le double mariage d’Alphonse avec la Grande Mademoiselle et de Pierre avec Mlle de Nemours, fille de Charles-Amédée de Savoie, duc de Nemours. Le projet échoua et Alphonse épousa Mlle de Nemours en 1666, ce qui déclencha la querelle entre les deux frères, Pierre étant resté follement amoureux de celle qu’on lui avait d’abord destinée, et Alphonse étant infirme et impuissant. Pierre fit annuler le mariage de son frère et épousa sa belle-sœur en 1668 (G.D.U. xixe s. et G. Antonetti, Dictionnaire du Grand Siècle).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 12 décembre 1656

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(Consulté le 25/04/2024)

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