L. 49.  >
À Claude II Belin,
le 23 avril 1640

Monsieur, [a][1]

Il y a longtemps que je vous dois réponse, laquelle eussiez plus tôt reçue si j’eusse eu chose digne de vous être mandée. Et combien que je n’aie rien à vous écrire, j’écris néanmoins afin que vous connaissiez par là que j’ai soin de m’entretenir en vos bonnes grâces et souvenir de tant d’obligations que je vous ai. On ne parle ici que de machines de guerre que l’on fait marcher vers la Flandre [2] pour faire un mémorable siège, [3][4] et V[olu]sianis dignum Annalibus ; [1] et en récompense de celui que nous méditons, les Espagnols, pour divertir nos armes, ont assiégé Casal. [2][5] M. le maréchal de La Meilleraye, [6] grand maître de l’Artillerie et général de notre grande armée, est parti et est de présent à Noyon [7] pour faire passer les troupes. [3] On a ici depuis peu de jours publié deux livres de médecine, savoir Lazari Riverii, professoris Monspeliensis Praxis medica, in‑8o[8] et Guil. Ballonii Tractatus quatuor, nimirum : Epidemicæ historiæ et Observationes, etc. ; Definitiones Medicæ ; De Convulsionibus ; et Commetarius in librum Theophrasti de Vertigine[4][9] Le premier est passablement bon, mais il y a trop peu de doctrine et trop de remèdes, c’est un livre fort propre à faire des charlatans. [5][10] Pour le second, je le trouve fort et y trouve une grande candeur avec beaucoup de doctrine. Ce dernier est in‑4o. M. Cousin, [11] docteur de notre Compagnie, mourut hier, ex hydrope[6][12] comme aussi fit M. Fouquet, [13] conseiller d’État et chef du Conseil de Son Éminence. [7] Le jour d’auparavant, était mort ici M. de Puisieux, [14] jadis secrétaire d’État et fils unique de feu M. le chancelier de Sillery. [8][15][16][17][18] On s’en va imprimer à Genève la vie de feu M. de Rohan, [19] et les guerres et relations du même en un autre volume. [9] M. Dupleix [20] est ici depuis un mois ; il n’est venu que pour faire imprimer le troisième tome de son Histoire romaine, qui ira depuis Jules César [21] jusqu’à Charlemagne. [10][22] Notre doyen [23] est encore pire que vous ne dites : c’est un pauvre homme quand il faut faire quelque chose de bien ; mais quand c’est du mal, tunc operatur ex habitu[11] Mon ami M. Naudé [24] fit imprimer ici, il y a 13 ou 14 ans, un avis pour dresser une bibliothèque en un petit in‑8o dédié au président de Mesmes, [25] mais je n’ai rien vu autre chose de cette matière. [12] Depuis qu’il est à Rome, il a mis au jour divers traités, pas un desquels n’est de cette matière. M. Moreau [26] travaille au deuxième tome de son École de Salerne[13][27] Je vous baise les mains, et à monsieur votre frère et à Mme Belin ; avec désir d’être toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

Patin.

De Paris, ce 23e d’avril 1640.


a.

Ms BnF no 9358, fo 55 ; Triaire no l (pages 164‑167) ; Reveillé-Parise, no xl (tome i, pages 65‑66).

1.

« et digne des Annales de Volusius. »

Les crochets marquent trois lettres rognées par un défaut du bord droit de la feuille. Triaire a proposé Volesianis, mais Volusianis (volusiennes, de Volusius, v. note [10], lettre 368) semble préférable.

L’armée de Flandre ayant à sa tête les maréchaux de La Meilleraye, de Chaulnes et de Châtillon, devait prendre Lillers et ensuite Béthune. Louis xiii, changeant tout d’un coup de programme, enjoignit aux maréchaux d’aller mettre le siège devant Arras (29 mai). Ce fut le « siège mémorable » qu’annonçait Guy Patin avec un mois d’avance. Malgré les secours qu’apporta l’armée espagnole commandée par le cardinal-infant en personne, la garnison dut capituler le 9 août (Triaire).

Arras (Pas-de-Calais, Atrecht en néerlandais), sur la Scarpe, est la capitale de l’Artois, alors partie méridionale de la Flandre espagnole. Prise aux Espagnols en 1640, qui la réassiégèrent sans succès en 1654, Arras ne devint définitivement française qu’en 1659 (traité des Pyrénées).

2.

La guerre de la régence de Savoie continuait. Toute l’armée espagnole assiégeait la place de Casal où d’Harcourt, qui avait succédé au cardinal de La Valette dans le commandement des troupes françaises, n’avait pu jeter qu’un secours insuffisant (Triaire).

3.

Noyon sur l’Oise, une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Laon, était le siège d’un évêché suffragant de Reims.

4.

« quatre traités de Guillaume de Baillou, savoir : Histoires épidémiques et Observations, etc. ; Définitions médicales ; Des Convulsions ; et Commentaire du livre de Théophraste sur le vertige » (v. note [3], lettre 48).

5.

Lazare Rivière (Montpellier 1589-ibid. 16 avril 1655) avait été reçu docteur en médecine de l’Université de Montpellier en 1611, puis nommé, en 1620, titulaire de la chaire de chirurgie et de pharmacie qu’il occupa jusqu’à sa mort. Sa célébrité de praticien et d’enseignant fut liée à son profond intérêt pour les nouveaux médicaments chimiques, qu’il recevait et utilisait sans réserve et sans toujours grand discernement, ce qui lui valut d’être diversement apprécié par ses contemporains (R. Desgenettes in Panckoucke et Dulieu).

Son ouvrage le plus renommé est la Praxis Medica [Pratique médicale] (Paris, Olivier de Varennes, 1640, in‑8o). Cette première édition fut suivie de nombreuses autres, qui s’enrichirent progressivement pour devenir la Praxis medica cum theoria [Pratique médicale avec la théorie] (Lyon, Jean-Antoine ii Huguetan et Marc-Antoine Ravaud, 1660, 2 volumes in‑8o). En dix-sept livres, Rivière y défendait avec ardeur l’emploi des substances chimiques de toutes sortes dans les maladies des différentes parties du corps. Ce livre didactique a connu un grand succès, comme en atteste sa traduction en français : {a}

La Pratique de médecine avec la théorie, de Lazare Rivière, conseiller et médecin du roi, professeur et doyen des médecins en l’Université de Montpellier. Traduite en français par M. F. Deboze, docteur en médecine et maître chirurgien juré à Lyon. Troisième édition revue et corrigée. {b}


  1. Il a aussi paru en anglais.

  2. Lyon, Jean Certe, 1702, in‑8o : tome premier (960 pages) ; tome second (918 pages).

Sans égard pour le grand et durable succès des ouvrages de Rivière, Guy Patin le détestait : et pour son professorat de Montpeliier, et pour ses pratiques chimiques, qu’il qualifiait même de magiques. Il en a donné une preuve à peine croyable dans sa lettre à Johannes Antonides Vander Linden, datée du 31 août 1657 (4 paragraphe) en racontant comment, en 1646, il avait rendu visite incognito à Rivière pour obtenir la démonstration de sa charlatanerie.

6.

« d’une hydropisie ».

Jean i Cousin, natif de Paris, avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1610 (Baron). Guy Patin a plus tard parlé de son fils Jean ii, lui aussi « docteur de la Compagnie » (v. note [67], lettre 150).

7.

François Fouquet (1587-Paris 22 avril 1640), vicomte de Vaux, avait été reçu conseiller au parlement de Bretagne (1608) puis au Parlement de Paris (1609). Maître des requêtes en 1615, ambassadeur en Suisse en 1627, il avait été nommé conseiller d’État en 1628, et des premiers du Conseil du cardinal Richelieu. Marié en 1610 à Marie de Maupeou, il eut douze enfants (Popoff, no 1239).

Plusieurs ont joué un rôle éminent dans l’histoire du xviie s. (et dans la suite des lettres de Guy Patin) ; le plus célèbre a été Nicolas, avocat général au Parlement de Paris, puis surintendant des finances maudit par le destin.

8.

Nicolas Bruslart (ou Brûlart), seigneur puis marquis de Sillery (1544-1er octobre 1624), magistrat et diplomate en grande faveur sous Henri iii et Henri iv, devint garde des sceaux en 1604, puis chancelier de Navarre en 1605 et chancelier de France en 1606. Sous la régence de Marie de Médicis, en 1616, Concini ôta les sceaux à Sillery pour les donner à Guillaume Du Vair (v. note [6] du Borboniana 10 manuscrit). Revenu en grâce après l’assassinat de Concini (1617), Sillery reprit sa place au Conseil, mais ne retrouva les sceaux que le 23 janvier 1623 (à la mort de Du Vair) et s’en déchargea le 2 janvier 1624. Il avait épousé en 1574 Claude Prudhomme, dont il eut six enfants : deux fils, Pierre (qui suit) et Henri (mort à l’âge de seize ans), et quatre filles.

Pierre Bruslart, marquis de Sillery, vicomte de Puisieux (1583-1640) avait été nommé secrétaire d’État en 1606 puis grand trésorier des Ordres du roi en 1607 ; diplomate, il avait négocié, comme ambassadeur extraordinaire en Espagne, le mariage de Louis xiii et d’Anne d’Autriche (1612) ; il avait été disgracié en 1624 (Popoff, no 69).

9.

Cette édition genevoise de la vie de Henri de Rohan (mort en 1638, v. note [16], lettre 34) annoncée par Guy Patin n’est pas dans les catalogues. Ses mémoires ont paru quatre ans plus tard : Mémoires du duc de Rohan sur les choses qui se sont passées en France depuis la mort de Henri le Grand jusqu’à la paix faite avec les réformés, au mois de juin 1629 (sans lieu, ni nom, 1644, in‑8o).

10.

V. note [17], lettre 34, pour l’Histoire romaine de Scipion Dupleix (Paris, 1638).

Jules César est mort en 44 av. J.‑C. et Charlemange en l’an 814 de l’ère chrétienne.

11.

« alors il suit son penchant naturel. » Guy Patin reprochait vivement au doyen Simon Bazin (v. note [27], lettre 7) d’avoir permis la publication du Codex où la Faculté approuvait implicitement le vin émétique d’antimoine (v. note [8], lettre 44).

12.

Avis pour dresser une bibliothèque, présenté à Monseigneur le président de Mesme par Gabriel Naudé (Paris, François Targa, 1627, in‑8o ; réédité en 1644 à Paris chez Rolet le Duc).

Henri ii de Mesmes, seigneur de Roissy, marquis de Moigneville (1586-Paris 29 décembre 1650), fils de Jean-Jacques i de Mesmes et d’Antoinette de Grossaine, était le frère aîné du comte d’Avaux, Claude de Mesmes (v. note [33], lettre 79). Henri avait été reçu conseiller au Parlement en 1608, nommé lieutenant civil au Châtelet de la prévôté de Paris (1613) puis élu prévôt des marchands de Paris en 1618, renouvelé en 1620. Président à mortier au Parlement de Paris en 1621, il en était devenu deuxième président en 1637. Sa charge de président échut à son frère cadet Jean-Antoine (Popoff, no 120, et G.D.U. xixe s.).

La flatteuse dédicace de Naudé à Mesmes se termine sur ce paragraphe (pages 13‑14) :

« Mais si vous ambitionnez de faire éclater votre nom par celui de votre bibliothèque, et de joindre ce moyen à ceux que vous pratiquez en toutes les occasions par l’éloquence de vos discours, la solidité de votre jugement, et l’éclat des plus belles charges et magistratures que vous avez si heureusement exercées, pour donner un lustre perdurable à votre mémoire, et vous assurer pendant votre vie de pouvoir facilement vous développer des divers replis et roulements des siècles, pour vivre et dominer dans le souvenir des hommes ; il est besoin d’augmenter et de perfectionner tous les jours ce que vous avez si bien commencé, et donner insensiblement un tel et si avantageux progrès à votre bibliothèque, qu’elle soit aussi bien que votre esprit, sans pair, sans égale, et autant belle, parfaite et accomplie qu’il se peut faire par l’industrie de ceux qui ne font jamais rien sans quelque manque ou défaut, adeo nihil est ab omni parte beatum. » {a}


  1. « tant il est vrai qu’“ il n’est rien de parfaitement heureux ” » (Horace, Odes, livre ii, xvi, vers 27‑28).

Naudé (v. note [9], lettre 3) était alors à Rome auprès du cardinal Bagni, où il demeura jusqu’en 1642.

13.

V. note [2], lettre 441, pour la seconde édition (qui n’est pas le deuxième tome qu’espérait Guy Patin) du commentaire de René Moreau sur la Schola Salernitana [L’École de Salerne] (Paris, 1672), succédant à celle de 1625 (v. note [4], lettre 12).


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Claude II Belin, le 23 avril 1640

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(Consulté le 25/04/2024)

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