Ce samedi 31e de juillet. Je vous ai envoyé hier ma lettre avec celle de Noël Falconet [2] par la voie de M. Langlois. [3] Je ne vous puis rien dire de nouveau, sinon qu’un de nos capitaines vient de me dire que l’on veut remettre l’entrée du roi [4] au 2d de septembre parce qu’il fait trop chaud. Si cela est, vera causa tantæ dilationis est dubius et anceps morbus purpurati ; falso quodam rumore sparguntur fama et virtutes aquarum Borbonensium ad eius morbi profligationem, cuius curationi nullo modo competunt. [1][5] Mais toute la cour est mystique, imo ipsa aula est mysterium, et aulici omnes sunt mystici, et mystæ sive baptæ divæ Fortunæ, quæ in rebus mortalium, tam in ratione accepti quam expensi utramque facit paginam. [2][6][7][8][9] Il y a encore d’autres déesses qui se mêlent des affaires de ces gens-là, mais qui ne sont que des suivantes et des courtières de cette première. [3] Fata regunt orbem, certa stant omnia lege. [4][10]
Ce dimanche 1erd’août. Le cardinal Mazarin a été saigné [11] en tout sept fois ; il a pris aujourd’hui matin médecine et se porte mieux. Un marquis espagnol fut noyé près de Charenton [12][13] en se baignant il y a trois jours. Les meubles de la Couronne qui étaient à Bordeaux ont été renvoyés par mer pour en épargner le port, [5] on n’a point su quelque temps ce qu’ils étaient devenus ; enfin ils sont arrivés au Havre [14] et seront ici bientôt. C’était une des raisons du retardement de l’entrée. La seconde était la maladie du cardinal. Il n’y en a point d’autres car tout est prêt de deçà, on n’attend plus que l’ordre du roi. Les chirurgiens [15] ont fait dresser une chaire à présider dans Saint-Côme [16] en leur grande salle ; notre doyen s’y est opposé et a présenté requête contre eux ; il a les conclusions du procureur général, lesquelles portent que la chaire sera ôtée. Il faut pour cela un nouvel arrêt, [17] qui sera mis en suite de l’autre. [6] Cela fera connaître à la postérité l’obstination et la malice de ces laquais bottés [18] qui briguent pour être nommés chirurgiens de longue robe, ou médecins de courte robe aussi bien que de courte science.
Ce mardi 3e d’août. Le cardinal Mazarin se trouva fort mal hier au soir, ce matin un peu mieux ; consultation a été faite par ordre du roi. [19] Le procès de la dame Constantin [20][21][22] a été ce matin mis sur le bureau, on le continuera demain matin nisi iis maior interveniat. [7] Elle est en grand danger de passer par les mains d’un terrible ménétrier qui olim Romæ Cadmus vocabatur. [8][23][24] Le mal de Son Éminence n’est ni goutte, [25] ni gravelle, [26] c’est plutôt morbus viscerum, quorum imminet diaphthora in propria substantia, ab antiqua et forti intemperie quæ genuit pravam diathesim, nullo artis nostræ præsidio delebilem. [27]
Purpuratus ille noster male habet, [9] quoi que l’on en dise, imminet marcor universi corporis, imminet quoque autumnus, temptator valetudinum, inquit Tertullianus. [10][28] Il me semble que vous ne pouvez donner moins de 120 francs à M. Le Sanier [29] à cause de l’acte de dimanche prochain : j’en donnai autant pour mon Carolus, [30] qui soutint ses thèses de philosophie en grec et en latin, l’an 1647. J’en ferai tout ce qu’il vous plaira. Je vous baise très humblement les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.Omnia transibunt, nos ibimus, ibitis, ibunt.
Ignari, gnari, conditione pari.
De Paris, ce 3e d’août 1660.
Je vois ici des Hollandais qui sont fort en peine < de ce > que deviendra Dunkerque, [31] et comment s’en pourront accorder les trois rois intéressés, de France, d’Espagne et d’Angleterre. Je vous prie de n’oublier pas le S. Georgius Cappadox du P. Théophile [32] quand il sera achevé. [11] Demain, toutes les Chambres seront assemblées au Parlement pour délibérer sur l’entrée du roi et nommer les députés de chaque Chambre.
Bulderen, no cxcii (tome ii, pages 88‑91) ; Reveillé-Parise, no dxxv (tome iii, pages 243‑245).
« la vraie cause d’un tel ajournement est l’incertitude et le doute sur la maladie de l’empourpré [Mazarin] ; une fausse rumeur colporte la renommée et les vertus des eaux de Bourbon disant qu’elles ont guéri ce mal, sans y avoir concouru en aucune façon. »
« ou plutôt, la cour elle-même est un mystère ; tous les courtisans sont gens mystiques, et les initiés ou les adeptes de la dive Fortune qui, dans les affaires des humains, tant pour le calcul du crédit que du débit, écrit l’une et l’autre page. »
Allusion au passage de Pline sur la déesse Fortune (Histoire naturelle, livre ii, chapitre v, § 7 ; Littré Pli, volume 1, page 102) :
Invenit tamen inter has utrasque sententias medium sibi ipsa mortalitas numen, quo minus etiam plana de deo coniectatio esset. Toto quippe mundo et omnibus locis omnibusque horis omnium vocibus Fortuna sola invocatur ac nominatur, una accusatur, res una agitur, una cogitatur, sola laudatur, sola arguitur et cum conviciis colitur, volubilisque, a plerisque vero et cæca existimata, vaga, inconstans, incerta, varia indignorumque fautrix. Huic omnia expensa, huic feruntur accepta, et in toto ratione mortalium sola utramque paginam facit, adeoque obnoxiæ sumus sortis, ut prorsus ipsa pro deo sit qua deus probatur incertus.
« Entre ces deux opinions opposées, l’humanité s’est créé une divinité intermédiaire, comme pour embarrasser encore les conjectures sur la divinité. Dans le monde entier, en tous lieux, à toute heure, une voix éternelle n’implore que la Fortune ; on ne nomme qu’elle, on n’accuse qu’elle, ce n’est qu’elle qu’on rend responsable ; seul objet des pensées, des louanges, des reproches, on l’adore en l’injuriant ; inconstante, regardée même comme aveugle par la plupart, vagabonde, fugitive, incertaine, changeante, protectrice de ceux qui ne méritent pas ses faveurs, on lui impute la perte et le gain. Dans le compte des humains, elle seule fait l’actif et le passif ; {a} et tel est sur nous l’empire du sort qu’il n’y a plus d’autre divinité que ce même Sort, qui rend incertaine l’existence de Dieu. ».
- Utramque paginam facit [Elle décide de tout] est un adage qu’Érasme a commenté (no 1315) :
Itaque in rebus humanis fortuna utramque facit paginam, id est sive quid obtigit boni, ea laudatur, quasi dederit, sive mali quid accidit, eadem incessitur ceu malorum auctor.
[C’est pourquoi, dans les affaires humaines, la fortune remplit l’une et l’autre page, c’est-à-dire qu’on la loue pour ce qu’on obtient de bon, comme si elle nous l’avait donné, et on l’accuse du mal qui arrive, comme si elle était l’auteur de nos malheurs].
« Courtières » : entremetteuses.
Rappel du fait que la cour se déplaçait avec le mobilier royal : les palais que le roi n’habitait pas étaient vides de meubles.
V. note [2], lettre 591, pour l’arrêt rendu par le Parlement contre les chirurgiens le 7 février 1660, avec notamment « défense de faire aucune lecture et actes publics » et donc, implicitement, de disposer d’une chaire.
« sauf événement majeur. »
« qu’on appelait jadis Cadmus à Rome. »
Cadmus était le nom d’un bourreau à Rome (Horace, Satires, livre i, vi, vers 38‑39) :
Tune, Syri Damæ aut Dionysi filius, audes
[Oses-tu, fils de Syrus, ou de Dama, ou de Dionysius, précipiter des citoyens du haut de la Roche Tarpéienne {a} ou les livrer à Cadmus ?].
deicere de saxo civis aut tradere Cadmo ?
Ménétrier : « vieux mot qui signifiait autrefois violon, et tout autre joueur d’instruments ou maître à danser » (Furetière). Guy Patin donnait ici ce nom au bourreau qui fait jouer la corde de sa potence, amusante métonymie qu’il a pu emprunter au livre quatrième des Éclaircissements de Méliton sur les Entretiens curieux d’Hermodore, à la justification d’un Directeur désintéressé, par le Sieur de Saint Agatange, {a} 2e partie, § lxxxv, page 416, pour éreinter un détracteur :
« Mais ce funeste hibou, qui ne hait rien tant que le jour et n’aime que les œuvres des ténèbres, n’oserait avoir avancé cette détraction, sortie de son cerveau comme du puits de l’abîme, devant la face de la justice, s’il ne voulait danser sous la corde avec un terrible ménétrier, et servir d’un triste spectacle aux assistants. »
- Ouvrage pseudonyme de polémique religieuse, littéraire et politique (sans lieu ni nom, 1635, in‑4o en deux parties de 492 et 750 pages), où Jean-Pierre Camus, évêque et écrivain fort estimé de Patin (v. note [9], lettre 72), répond à ceux qui avaient attaqué ses livres contre les moines (v. note [14], lettre 286). Il a enfoncé le clou avec son Apocalypse de Méliton (ouvrage posthume paru en 1662, v. note [111] des Déboires de Carolus).
« une maladie des viscères, d’où la substance propre est menacée de putréfaction par une ancienne et forte intempérie qui a engendré une mauvaise diathèse, {a} qu’aucun secours de notre art ne peut réduire.
“ Toutes choses trépassent, nous passerons, vous passerez, ils passeront. Inconnus, célébrités, sont tous égaux de condition. ” {b}
C’est que notre empourpré se porte mal ».
« une putréfaction de tout le corps est pour lui imminente, l’automne aussi est imminent, le tentateur de la santé, a dit Tertullien [v. note [3], lettre 422]. »
V. note [16], lettre 605, pour le « Saint Georges de Cappadoce » du P. Théophile Raynaud (Lyon, 1661).