L. latine 279.  >
À Johannes Antonides Vander Linden,
le 6 février 1664

[Ms BIU Santé no 2007, fo 162 vo | LAT | IMG]

Au très distingué M. Johannes Antonides Vander Linden, à Leyde.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Je suis en vie et me porte bien, et j’écris pour vous saluer et vous demander d’avoir de vous et par vous les deux livres que vous avez récemment mis au jour, qui sont l’Oratio funebris du très distingué Adolf Vorst, [2] et l’ouvrage chimique de Johann Hartmann ; [1][3][4] je le lirai à cause de vous, même si je ne prescris pas de médicaments chimiques à mes malades. Je loue votre zèle pour la chimie et ne condamne pas ce genre de livres ; mais tout comme le savant Andreas Libavius, [2][5][6][7] je déteste profondément et cordialement les mauvais stratagèmes, les tromperies et les impostures de nombreux chimistes. Cette chimie perfide et vénale n’est pas très différente de cette région des anciens géographes in qua multa cadavera devorantur, et multi corvi devorant[3][8] Cette pharmacie frelatée, dont quelques-uns abusent ici honteusement, par l’excessive indulgence de la sainte Thémis [9] et pour le pire malheur des malades, a trompé une multitude de gens, et les a même occis, sous le fallacieux prétexte et par la passion de la nouveauté. C’est pourquoi il est plus sage pour les honnêtes gens d’avoir de tels mensonges en horreur.

Cum bene se tutam per fraudes mille putavit,
Omnia fecit, Thaïda Thaïs olet
[4][10][11]

La casse [12] et le séné, [13] avec le sirop de roses [14] purgent aisément les corps fort délicats et fragiles de nos concitoyens et ils n’ont pas besoin de cathartiques plus rudes ; [15] mais moi j’ai besoin de votre livre, et même de votre attention et de votre affection. Vive et vale, très distingué Monsieur, et souffrez que j’aime Galien, [16] notre grand patron et, après Hippocrate, [17] l’auteur de tout ce que nous avons de bon. À elle seule, sa méthode pour bien remédier [18] contient plus de bonne et solide connaissance pour guérir les maladies que cent mille écrivains, misérables sectateurs de la fourberie chimique de leur guide suprême, Paracelse, [19] tels qu’ont été Crollius [20] et Beguinus, [5][21] le fanatique Van Helmont, [22] Quercetanus, [23] et autres novateurs furieux, qui n’ont eu d’yeux que pour leur chef aveugle, dont je ne doute absolument pas que vous connaissiez parfaitement l’inexpérience et l’ignorance. Quoique vous puissiez penser différemment, je voudrais pourtant que vous ne cessiez de m’aimer, moi qui, tant que je vivrai, veux être plus qu’entièrement vôtre en toute franchise,

Guy Patin.

De Paris, le 6e de février 1664.


a.

Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Johannes Antonides Vander Linden, ms BIU Santé no 2007, fo 162 vo.

1.

V. note [5], lettre latine 263, pour l’« Oraison funèbre » d’Adolf Vorst par son collègue Johannes Antonides Vander Linden (Leyde, 1664).

Johannes Antonides Vander Linden envoyait aussi à Guy Patin la :

Praxis Chimiatrica Joannis Hartmanni, Medicinae Doctoris et quondam Chimiatriæ in Academia Marpurgensi Professoris celeberrimi, Principumq. Hassiæ Archiatri. Edita a Joanne Michaelis, Philosophiæ et Medicinæ Doctore, et Professore ibidem extraordinario, et Georgio Everhardo Hartmanno, Autoris Filio. Huic editioni adiectus est, propter affinitatem materiæ, Tractatus novus, de Oleis variis chimice destillatis.

[Pratique de la médecine chimique de Joannes Hartmannus, {a} docteur en médecine et jadis très célèbre professeur de médecine chimique de l’Université de Marbourg, et premier médecin des princes de Hesse. Éditée par Johann Michaelis, docteur en médecine et philosophie, et professeur extraordinaire de la même Université, et Georg Eberhard Hartmann, fils de l’auteur. En raison de la proximité du sujet, on a ajouté à cette édition un traité nouveau sur les diverses huiles qu’on distille chimiquement]. {b}


  1. Johann Hartmann (Amberg 1568-Cassel 1631).

  2. Francfort, Casparus Rötelius, 1634, in‑8o, première édition à Leipzig, Gottofr. Grossius, 1633, in‑4o.

    Linden avait dû contribuer à la réédition de Leyde (Jacobus Voorn, 1663, in‑12) qui est citée dans le Lindianus renovatus… [Linden rénové…] (1686, page 599), avec ce commentaire, quæ Editio recognita et præ omnibus hactenus Editionibus emendata est [qui est une édition mieux revue et corrigée que les précédentes], mais sans mention de Linden comme éditeur.


À la réédition de Genève (Samuel Chouët, 1659, in‑8o) avait été ajouté (pages 595‑629) un traité en 12 chapitres intitulé :

Basilica Antimonii, in qua Antimonii natura exponitur et Nobilissimæ remediorum formulæ, quæ Pyrotechnica arte ex eo elaborantur, quam accurate traduntur : Manuali Experientia comprobata et conscripta ab Hamero Poppio Tallino Philochymico.

[La Basilique de l’Antimoine, où est exposée la nature de l’antimoine et sont transmises avec grande précision les très nobles formules des remèdes que l’art pyrotechnique {a} élabore à partir de lui : Hamer Poppius, {b} natif de Tallin, l’a établie sur l’expérience manuelle et écrite].


  1. Maîtrise du feu pour les cuissons, calcinations, distillations, et autres opérations chimiques sur les métaux (Furetière).

  2. V. notule {a}, note [55] de l’Autobiographie de Charles Patin.

Il y avait là de quoi chauffer la bile de Guy Patin. La suite de sa lettre fait comprendre qu’il ne partageait pas du tout l’attrait de son ami pour la chimiatrie ; en retour, Linden ne partageait pas la vénération de Patin pour Galien (v. note [9], lettre d’Adolf Vorst, datée du 4 septembre 1661). Après la mort de Linden, survenue un mois plus tard (5 mars 1664), Patin ne s’est pas privé de l’attribuer malicieusement à leurs divergences d’opinions médicales.

2.

Andreas Libavius (Libau en allemand ; Halle-sur-Saale 1550-Cobourg 1616), médecin paracelsiste, a laissé de nombreux ouvrages où il s’est principalement efforcé de sortir la chimie des obscurités paracelsistes et de la réconcilier avec les dogmes de la médecine hippocrato-galénique. Éloy et d’autres biographes ont abusivement honoré Libavius d’un mérite qui ne lui revient pas :

« C’est dans ces ouvrages qu’on voit pour la première fois un médecin qui parle de la transfusion du sang d’un animal dans un autre, opération singulière qui a fait du bruit, et qu’on a dit que Libavius avait imaginée d’après la fable de Médée. {a} Il parle de ses effets d’un ton si assuré et il s’énonce si positivement que cette assertion ne pouvait manquer de séduire quelqu’un. »


  1. V. note [13], lettre 695, et notule {d}, note [1], lettre latine 167, pour Médée la Magicienne qui fit rajeunir Éson, le père de Jason, à l’aide du sang d’une brebis et d’autres artifices (comme l’a chanté Ovide dans le livre vii des Métamorphoses).

    V. note [5], lettre latine 452, pour les premiers pas de la transfusion sanguine dans les années 1660.


Pour tirer au clair cette première préfiguration connue de la transfusion sanguine, il convient néanmoins de bien lire l’Appendix necessaria Syntagmatis Arcanorum Chymicorum Andreæ Libavii, M.D.P.C. Halli-Saxonis Illustris Gymnasii apud Coburgenses Directoris, Proffessoris publ. et Medici Chymici-practici. In qua præter arcanorum nonnullorum expositionem et illustrationem, quorundam item Medicorum Hermeticorum, et mysticorum descriptionem, continentur defensiones geminæ, primum eorum quæ ab Henningo Scheunemano, et iuniore Gramano sunt impugnata, Postea quæ in transmutatoria metallorum a Nicolao Guiberto, Lotaringo, M.D. quibus fieri potuit viribus, sunt attentata… [Appendice nécessaire au traité des secrets chimiques d’Andreas Libavius, docteur en médecine et pratique chimique, directeur de l’llustre Collège de Halle-sur-Saale dans le duché de Saxe-Cobourg, professeur public et praticien de médecine chimique. Outre l’exposition et l’explication de certains secrets, ainsi que la description de certains médecins hermétiques et occultes, s’y trouvent deux défenses : d’abord contre les attaques de Henning Scheunemann (médecin alchimiste allemand mort en 1615) et (Johann) Gramann le Jeune ; ensuite contre les tentatives de Nicolas Guibert, docteur en médecine originaire de Lorraine, qui a mis toutes les forces dont il était capable à transmuter les métaux…]. {a} Le commentaire ne se réfère pas à Médée, mais porte sur les miracles accomplis par le prophète Élisée dans l’Ancien Testament (Deuxième livre des Rois), dont Libavius tire cette leçon :

Assit iuuenis robustus, sanus, sanguine spirituoso plenus. Astet exhuastus viribus, tenuis, macilentus, vix animam trahens. Magister artis habeat tubulos argenteos inter se congruentes. Aperiat arteriam robusti, et tubulum inserat, muniatque : mox et ægroti arteriam findat, et tubulum fœmineum infigat. Iam duos tubulos sibi mutuo applicet, et ex sano sanguis arterialis, calens, et spirituosus saliet in ægrotum, unaque vitæ fontem afferet, omnemque languorem pellet. Sed quomodo ille robustus non languescet ? Danda ei sunt bona confortantia, et cibi : medico vero helleborum.

[Voici un jeune homme robuste, sain, plein d’un sang spiritueux, et voilà un homme qui a épuisé toutes ses forces, chétif, émacié, presque prêt à rendre l’âme : que le maître de l’art se munisse de deux tubes en argent qui s’abouchent l’un dans l’autre ; qu’il ouvre une artère du robuste, y insère le tube < mâle > et l’y arrime ; qu’il incise aussitôt une artère du malade et y enfonce le tube femelle. Qu’il raccorde alors les deux tubes et que le sang artériel, chaud et spiritueux venu de l’homme saint ruisselle dans le corps du patient, et lui apporte une source de vie en même temps qu’il chasse toute sa langueur. Mais comment cet homme robuste ne tombe-t-il pas à son tour en langueur ? Il faut lui donner de bons réconfortants et de la nourriture : quant au médecine c’est d’ellébore qu’il a besoin].


  1. Francfort, Nicolaus Hoffmannus, 1615, in‑fo), paragraphe intitulé Mirabile remedium ægrotos sanandi [Remède merveilleux pour guérir les malades], chapitre iv, page 8 de la première défense.

Et le contexte, qui est une critique des usurpations de Scheunemann, et l’italique du récit, qui indique une citation (dont je n’ai pas trouvé la source), et la conlusion, qui recommande l’ellébore au médecin capable d’une telle rêverie (pour le purger de sa folie, v. note [30], lettre 156) : tout indique que Libavius tournait en dérision un procédé qu’il jugeait extravagant et issu d’une cervelle mal timbrée. L’idée de la transfusion sanguine n’a donc pas été conçue par Libavius en 1615 : il s’est contenté de la ridiculiser.

Le Sr G.P. {a} a correctement interprété le propos de Libavius, dans son compte rendu {b} d’un petit recueil intitulé Relatione dell’esperienze fatte in Inghilterra, Francia, ed Italia intorno alla celebre, e famosaTrasfusione del Sangue per tutto Gennaro 1668… [Relation des expériences faites en Angleterre, en France et en Italie à propos de la célèbre et fameuse Transfusion de sang pendant tout le mois de janvier 1668…] : {c}

« L’auteur de ce livre n’est pas néanmoins du sentiment de Libavius. {d} Il dit qu’on a tâché de décrier toutes les belles inventions dans leurs commencements ; que la circulation du sang aurait paru aussi ridicule à Libavius que la transfusion ; et qu’il n’a même jugé la transfusion impossible que parce qu’il a cru que la circulation l’était ; mais que si ce chimiste revenait maintenant au monde, il changerait d’avis, voyant les expériences que l’on a faites de l’une et de l’autre de ces opérations. »


  1. L’abbé Jean Gallois, v. note [3], lettre latine 433.

  2. Le Journal des Sçavans, 2 juillet 1668, page 51‑52.

  3. Rome, Nicol’ Angelo Tinassi, 1668, in‑4o.

  4. Quarcio di Libravio [Fragment de Libavius], pages 45‑46 de la Relatione.

3.

« où beaucoup de cadavres sont dévorés, et beaucoup de corbeaux les dévorent » : imitation de Pétrone (v. note [3], lettre 823).

Au début de la même phrase, j’ai traduit crumenifera par vénale : l’adjectif latin crumenifer est attesté dans le Glossarium mediæ et infimæ latinitatis [Glossaire du moyen et du bas latin] de Du Cange, pour dire qui fert crumenam [qui porte une bourse].

4.

« Quand, après mille artifices, elle se croit bien protégée, quand elle a tout épuisé, Thaïs sent toujours Thaïs » (Martial, v. note [27], lettre latine 98).

5.

V. notes [9], lettre 181, pour Oswald Crollius, et [18], lettre 288, pour Jean Béguin.

Le livre de Johannes Antonides Vander Linden dont Guy Patin disait avoir besoin (indigere), sans le nommer, devait être son édition des œuvres d’Hippocrate (Leyde, 1665, v. note [11], lettre 726).

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 162 vo.

Cl. Viro D. Io. Ant. Vander Linden, Leidam.

Vivo et valeo, Vir Cl. scribóq. ut Te salutem, rogemq. ut habeam ex
Te et per Te, librum geminum, cui nuper librum lucem dedisti, nempe Orationem fune-
brem Ad. Vorstij,
Viri Cl. et librum Chymicum Io. Hartmanni : quem propter
Te legam, etsi Chymicis medicamentis apud ægros non utar : sudium tuum Chy-
micum laudo, nec ejusmodi libros improbo : sed multorum Chymicorum malas
artes, offucias et imposturas, cum erudito viro Andrea Libavio, serio ac ex
animo detestor. Chymia illa fallax et crumenifera, non absimilis est illi
regioni Veterum Geographorum, in qua multa cadavera devorantur, et multi
corvi devorant.
Fucata illa Pharmacia, quâ nonnulli tam turpiter hîc abutuntur,
nimiâ sacræ Themidis indulgentia, et pessimo ægrorum fato,
nimis multos decepit, imo jugulavit, falso novitatis prætextu atque
studio : ideóq. sapientiores facti boni quique abhorrent à talib. mendacijs.

Cùm bene se tutam per fraudes mille putavit,
Omnia fecit, Thaïda Thaïs olet.

Molliora et infirmiora civium nostrorum corpora facilè purgantur
ex cassia et sena, cum syr. diarhodon : nec acrioribus catharticis indigent :
Ego v. libro tuo, imò opera tua, et amore tuo indigeo. Vale igitur, Vir
Cl. vive, et patere ut Galenum amem, magnum nostrum Patronum,
et secundum Hipp. omnium nostrorum bonorum authorem, cujus unica bene medendi Me-
thodus plus habet boni et solidæ eruditionis ad morborum curationem, quàm centum
mille scriptores, Chymicæ nequitiæ archimystagogi Paracelsi miseri secta-
tores, quales fuerunt Crollius, Beguinus, fanaticus Van Helmont,
Quercetanus, et alij væsani Novatores, cæco suo duce oculatiores,
quorum imperitiam et inscitiam Tibi satis superque notam esse nullus
dubito. Sed quidquid contrà sentias, ideo tamen amare me ne desinas velim, qui quamdiu
vivam, totus tuus plusquam ære et libra esse volo, Guido Patin.

Parisijs, 6. Febr. 1664.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Johannes Antonides Vander Linden, le 6 février 1664

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(Consulté le 14/12/2024)

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