L. 754.  >
À André Falconet,
le 3 juillet 1663

Monsieur, [a][1]

J’ai dessein de répondre à celle que je viens de recevoir de vous avec celle que vous avez pris la peine d’écrire à mon second et cher fils Carolus, [2] que je lui porterai demain matin, Dieu aidant. Je ne connais point ce médecin de Nancy [3] nommé M. Perrin, [4] qui se disait autrefois médecin de Mme la duchesse d’Orléans, [5] qui est de Lorraine, [1] en vertu de quoi les Lorrains tâchaient ici de faire fortune, mais ils n’ont pu ; sur quoi, M. Perrin s’en retourna après avoir épousé une fille de Paris dont le père était orfèvre, à qui il avait fait accroire que sa fortune était toute d’or, sed pro thesauro carbones invenit[2] C’est celui que je ne vis jamais. Je sais bien qu’il trouva fort mauvais que je ne lui voulusse point donner heure pour une consultation, [6][7] ayant allégué pour mes raisons que je ne le connaissais point, homo novus, nullius nominis, nullius dignitatis ; [3] que les lois de la Faculté me défendaient de consulter avec des médecins étrangers. [8] Sur quoi, le bon seigneur se mit en colère, et dit que je n’étais qu’un ignorant et que je n’osais pas user d’antimoine. [9] Guénault [10] y fut à ma place, qui était de tous bons accords [4] et qui ne trouvait rien ni de trop chaud, ni de trop froid, voire même qui, par son avarice, de peur de perdre un écu, se trouvait tous les jours avec des charlatans, [11] des chimistes [12] et toutes sortes de coureurs. Voilà où j’en suis avec M. Perrin ; sed sive nobis faveat, sive non, valeat ille, et abeat in bonam rem suam[5]

Le testament du Mazarin [13] est imprimé en Hollande, le factum de M. Fouquet [14] à Paris et les Mémoires de M. de La Rochefoucauld [15] à Bruxelles. [6][16] M. Fouquet a présenté une nouvelle requête, laquelle laisse bien des articles à décider à ses juges, et qui reculeront fort la fin du procès ; même, on dit qu’il a dessein de récuser M. le chancelier [17] et de se déclarer son accusateur. On parle ici de la grande maladie du petit prince d’Espagne. [18] Il y a cinq feuilles d’imprimées sur le livre de M. Lussauld ; [19] quand il sera fait, vous en aurez un. [7]

M. le chevalier [20] m’a bien promis de bien faire. [8] Il va souvent au Parlement et aux audiences. Il retient fort bien, selon qu’il me raconte, les intérêts des parties qui plaident à la Grand’Chambre et qui viennent de tous côtés plaider à Paris. Il m’a dit aujourd’hui fort particulièrement comment de certains chanoines d’Angers [21] avaient perdu leur procès, et même avaient été condamnés à l’amende en une cause qu’ils avaient entreprise contre leur évêque, [22] qui est frère de M. Arnauld, [23] docteur en Sorbonne, [24] qui est si savant et qui est le chef du parti janséniste. [9][25] Feu M. Naudé, [26] qui n’était point médisant, m’a dit autrefois que M. Scharpe, [27] médecin de Montpellier et Écossais, n’était mort à Bologne [28] que de trop boire ; et je sais bien de bonne part, par des gens qui l’ont connu, qu’il était grand ivrogne. Je sais aussi qu’il était fort savant et surtout grand logicien ; et c’est de telles gens, aussi bien que des Hibernais, qu’il faut entendre le beau vers de M. Remy, [29] professeur du roi, lorsqu’il dit de ces gens qui disputent si volontiers et tam logicaliter : Gens ratione furens, et mentem pasta chimæris[10] Ce vers se peut aussi appliquer aux chimistes. [30] Nous avons ici un savant personnage nommé M. Ménage [31] à qui ce vers a plu si fort qu’il a dit plusieurs fois qu’il en voudrait être l’auteur et avoir donné le meilleur de ses bénéfices. Il ne laisserait point de faire bonne chère car il en a beaucoup d’autres. C’est de lui que nous attendons bientôt le beau Diogenes Laertium grec et latin in‑fo, de Londres, avec de beaux commentaires. [11][32] Il n’y a plus que l’épître dédicatoire de M. Ménage à envoyer, mais j’ai peur que cela ne tire de long. La fin des grands livres est toujours accompagnée de quelque empêchement, joint que les libraires nesciunt properare, et eiusmodi finem non intelligunt[12][33] Plutarque [34] a dit quelque part que la dernière pierre qui mit la fin au temple de Diane à Éphèse [35] fut 300 ans à être trouvée, taillée et appliquée à ce grand bâtiment. [13] Je m’enquerrai demain chez M. l’ambassadeur de Danemark [36] si le prince de Danemark [37] ira à Lyon et après, je vous en écrirai. On dit ici que nous allons avoir un grand commerce sur mer et que le roi [38] a acheté des Portugais l’île de Madère. [14][39] Je vous baise les mains et suis de toute mon âme votre, etc.

De Paris, ce 3e de juillet 1663.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no cxiv (pages 349‑350), et Bulderen, no ccxcvii (tome ii, pages 373‑376), à Charles Spon ; Reveillé-Parise, no dcxvii (tome iii, pages 442‑444), à André Falconet, destinataire que désigne l’allusion au chevalier, son fils.

1.

La veuve de Gaston d’Orléans était née Marguerite de Lorraine (v. note [10], lettre 18).

2.

« mais il a trouvé des charbons pour tout trésor » ; v. note [12], lettre 54.

3.

« qu’il m’était un homme nouveau, sans aucune réputation, ni considération ».

4.

« On dit proverbialement d’un homme facile qui consent à tout ce qu’on veut qu’il est du bois dont on fait les vielles, de tous bons accords » (Furetière).

5.

« mais que cela nous soit ou non favorable, qu’il se porte bien et aille donc s’occuper de ses affaires. »

Telle est l’unique et peu flatteuse apparition du médecin lorrain nommé Perrin (prénom inconnu) dans la correspondance de Guy Patin.

6.

Le Testament du défunt cardinal Jul. Mazarini, duc de Nivernois, etc., premier ministre du roi de France (Cologne, sans nom, 1663, in‑12).

V. notes [25], lettre 752, pour le factum en faveur de Nicolas Fouquet (Paris, 1663), et [8], lettre 675, pour les Mémoires du duc de La Rochefoucauld (Cologne, 1662).

7.

V. note [27], lettre 752, pour l’Apologie de Charles Lussauld (Paris, 1663).

8.

M. le chevalier était le surnom de Henri Falconet, troisième fils d’André ; il s’initiait alors au métier d’avocat à Paris sous la tutelle de Guy Patin.

9.

À cette époque, Henri Arnauld, évêque d’Angers et frère d’Antoine, le Grand Arnauld, refusait de signer le Formulaire antijanséniste (v. note [9], lettre 733), ce qui lui valait un vif différend avec certains ecclésiastiques de son diocèse.

10.

« et si logiquement : {a} “ Gent dont la raison divague et l’esprit se nourrit de chimères ” ». {b}


  1. Logicaliter est un adverbe bâtard (issu de la scolastique irlandaise) qui décline logice sur le modèle legaliter.

  2. Abraham Ravaud, plus connu sous le nom d’Abraham de Remy (ou Remi, en latin Rommius), était natif de Remy près de Compiègne en 1600 et mourut en 1646. Il occupa la chaire d’éloquence latine au Collège de France et se fit connaître par des poésies latines remarquables pour leur verve et la pureté de leur style. Les principales ont paru dans un recueil dédié à Louis xiv et intitulé Poemata (Paris, Ioannes Libert, 1645, in‑12 de 149 pages). Sa Borbonias… sive Ludovici xiii…. contra rebelles victoriæ partæ ac triumphi [Bourbonide… ou les victoires remportées et les triomphes de Louis xiii… contre les rebelles] (Paris, Ioannes Martinus, 1623, in‑8o de 104 pages) est un épopée en quatre livres, suivie d’épigrammes.

    Le vers de Remy que citait Guy Patin est devenu proverbial, mais ne figure dans aucun de ces deux recueils. Il appartient à la fin d’un long poème satirique intitulé Metamorphosis Parasiti in caballum [Métamorphose du Parasite en cheval], rareté que je n’ai vue imprimée que dans l’Histoire de Pierre de Montmaur, {i} professeur royal en langue grecque dans l’Université de Paris. Par M. de Sallengre {ii} (tome premier pages 267‑268) : {iii}

    Fit strepitus, magno concurrunt agmine Hyberni,
    Gens ratione furens, et mentem pasta chimæris
    .

    [Éclate un vacarme, ce sont les Hibernois {iv} qui accourent en grand toupeau, gent dont la raison divague et l’esprit se nourrit de chimères].

    1. Professeur royal de grec au Collège de France, surnommé le Parasite ou Mammura, qui fut la cible de tous les satiristes de son temps (v. note [5], lettre 96).

    2. La Haye, Chr. van Lom, P. Gosse et R. Alberts, 1715, 2 tomes in‑8o.

    3. Dans sa préface (pages xxxiii‑xxxix), Sallengre reconnaît que cette lettre de Patin, ou plus exactement sa reprise dans L’Esprit de Guy Patin, Faux Patiniana II‑3 (v. sa note [8‑1]), lui a appris que Remy était l’auteur de ce « poème, qui est long de plus de deux cents vers, < où > l’on feint que Montmaur est métamorphosé en son cheval, et le cheval en Montmaur. »

    4. Les prêtres Irlandais qui étudiaient à la Sorbonne étaient redoutés pour leurs chicanes et leurs arguties scolastiques. Notre édition l’illustre avec l’« affaire des Hibernois » dans les Commentaires de la Faculté de médecine de Paris (Affaires de l’Université des années 1650-1651 et 1651-1652).

V. note [7], lettre 147, pour Georges Scharpe, médecin d’origine écossaise, mort en 1637, qui professa à Montpellier puis à Bologne.

11.

V. note [17], lettre 750, pour le Diogène Laërce de Gilles Ménage (Londres, 1664).

12.

« ne savent pas se hâter et n’entendent pas cette sorte d’échéance. »

13.

Le temple de Diane (Artémis, v. notule {a}, note [16] du Borboniana 5 manuscrit) à Éphèse (v. note [72] du Faux Patiniana II‑7), était l’une des sept merveilles du monde antique. Sa construction avait duré 220 ans. Selon Plutarque, un dénommé Érostrate, pour immortaliser son nom, l’incendia le jour même où, dit-on, naquit Alexandre le Grand.

L’idée ici développée se poursuit dans L’Esprit de Guy Patin : v. note [8‑1] du Faux Patiniana II‑3.

14.

L’île de Madère était devenue anglaise par le mariage de Charles ii avec Catherine de Bragance (v. note [7], lettre 694). Je n’ai pas trouvé trace de son acquisition par la France.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 3 juillet 1663

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(Consulté le 29/03/2024)

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