L. latine 19.  >
À Nicolaas Heinsius,
le 14 juillet 1651

[Universiteit Leiden Bibliotheken | LAT ]

Au très distingué M. Nicolaas Heinsius, à Leyde.

Très distingué Monsieur, [a][1]

Notre ami Ménage m’a remis votre lettre ; [2] elle est belle, comme à votre habitude, et j’y réponds par ces quelques mots. À la vérité, je me suis très souvent souvenu de vous, et non sans que vous le méritiez, comme vous pourrez le savoir de notre ami Utenbogard et de cet autre de mes compatriotes qui vit chez les Elsevier ; [1][3][4] mais vous auriez bien autrement su ma reconnaissance à votre égard si vous aviez reçu la lettre que je vous ai écrite, où je vous remerciais pour vos deux cadeaux, le Claudien et le panégyrique de la sérénissime reine de Suède. [2][5][6] Je l’avais en effet écrite pour vous en dire ma gratitude, comme je le fais à nouveau de tout cœur, et l’avais confiée à un philiatre allemand natif d’Anhalt, [3][7] qui s’en allait à Leyde avant de regagner sa patrie. À son départ, je l’avais aussi gratifié d’un pécule ; mais sa perte serait sans importance, car l’argent va comme il vient, si seulement, à cause de cette lettre que vous n’avez pas reçue (dont pourtant je déplore profondément qu’elle ait été perdue), vous ne m’aviez affligé d’un reproche d’oubli et d’ingratitude, sentiments qui me sont tout à fait étrangers. J’ai récemment salué de votre part nos amis communs, mais tout particulièrement Colletet, le Fr. Jacob et le très cher Naudé, en son village de Gentilly, où il nous avait reçus pour un somptueux festin, avec beaucoup de joie et d’éclats de rire ; [4][8][9][10][11][12][13][14] nous y avons aussi parlé de vous en termes très flatteurs, après que je leur eus donné l’espoir certain que vous reviendriez prochainement à Paris, comme je l’avais alors récemment appris par une lettre d’Isaac Vossius [15] à son hôte de l’an passé, le marchand Bidal, [16] qui me l’avait montrée. Dieu fasse que vous veniez enfin pour que je vous revoie et jouisse de votre regard érudit, qui néanmoins ne me rend ni meilleur ni plus savant. Comme je désire ardemment vous voir ! Ô l’heureux, ô le beau jour où vous vous mettrez à luire devant moi ! Quanti complexus, quæ gaudia, quanta futura ! [5][17] s’il m’est donné de revoir le docte rejeton d’un docte père, Nicolaas Heinsius, le très savant fils de Daniel Heinsius, le prince des savants, [18] en la nouvelle maison, claire, diaphane, très confortable et très belle, que j’ai achetée l’an passé trente mille livres tournois[19] Mais en attendant que vienne cet heureux jour, je fais ce qu’avez voulu : je vous envoie, comme vous l’avez demandé, tout ce que vous aviez glissé dans votre livre publié à Padoue et que vous m’aviez laissé en rentrant en votre pays ; j’y joins aussi vos corrections afin que, grâce à moi, il ne vous manque rien pour l’édition intégrale et en tout point parfaite de vos Poemata, où vous gratifiez d’une éternité assurée les noms de ceux que vous y avez inscrits. Mais holà ! perle et joyau des amis, quia epistola non erubescit[6][20] souffrez que tibi Cynthius aurem vellat : [7][21][22] faites en sorte qu’en quelque recoin de cette troisième édition, le très élégant poète se souvienne de son Guy par un nouvel hexastique ou tétrastiche, ou même, si vous voulez, par un court distique. [8] Fort désireux d’immortaliser son nom, Pline le Jeune soupirait jadis auprès de son cher Tacite en briguant de lui cette faveur ; [9][23][24] et moi, qui ne suis pas Tacite, je vous demande pourtant la même chose, ni tacitement, ni effrontément, étant donné que si vous approuvez mon vœu et s’il ne vous déplaît pas, vous m’aurez compté parmi tant de savants et très brillants hommes. [25] Si vous faites ainsi, je serai certainement un roi et en tirerai gloire ; sinon, je louerai votre décision et me rangerai à vos arguments.

Il ne se passe ici rien de nouveau qui doive vous être écrit. Les tumultes des guerres ont tant affaibli les ressources de nos libraires qu’ils n’osent entreprendre presque aucune édition. Nul n’est ici mort de la famille des savants depuis le décès du très remarquable M. Sarrau, que deux très ignares bipèdes et horribles vauriens cacochymistes ont misérablement tué avec leur antimoine. [10][26][27] Mais vous, très distingué Monsieur, vale et vive, ainsi que monsieur votre excellent père, que vous saluerez, s’il vous plaît, de ma part. Vale dis-je, et aimez-moi.

Vôtre de tout cœur, Guy Patin, natif de Beauvaisis ; docteur en médecine de Paris et doyen de la Faculté.

De Paris, ce vendredi 14e de juillet 1651.


a.

Lettre autographe que Guy Patin a envoyée à Nicolaas Heinsius, communiquée par l’Universiteit Leiden Bibliotheken qui la conserve sous la cote BUR F 9, page 502 (non disponible en ligne), sans adresse, avec trace de pliage à mi-hauteur de la feuille ; imprimée dans Burman, Epistola dvii (pages 580‑581), avec une destination, Florentiam [À Florence], ajoutée à l’en-tête : Heinsius devait alors voyager en Italie pour le compte de la reine Christine de Suède (v. infra note [2]).

1.

Simon Moinet, v. note [13] de la lettre inédite de Guy Patin venue de Russie.

2.

V. note [14], lettre 236, pour Cl. Claudian Quæ exstant [Ce qui existe de Claudien] édité par Nicolaas Heinsius (Leyde, 1650), avec épître dédicatoire en vers latins Maximæ et Augustæ Principi Christinæ Suecorum, Gothorum, Vandalorum, etc. Reginæ [à la très grande et auguste princesse Christine, reine des Suédois, des Goths, des Vandales (v. notule {a}, note [29], lettre 401), etc.] (à qui Heinsius, depuis 1649, enseignait le grec, et pour laquelle il parcourait l’Europe à la recherche de livres rares et de manuscrits).

La précédente lettre de Guy Patin à Heinsius n’a pas laissé de trace.

3.

L’Anhalt était une principauté de l’Empire, dont la capitale était Dessau (Land de Saxe-Anhalt). Située aux confins de la Prusse, de la Saxe et du Brandebourg, son gouvernement se partageait alors entre six princes (v. note [52] du Grotiana 2).

4.

V. note [6], lettre 159, pour les soirées, ou « débauches », de Gentilly auxquelles Gabriel Naudé conviait ses amis « libertins érudits ».

Sur ces mémorables réunions, la dernière édition des poésies de Nicolaas Heinsius (Leyde, 1666, v. infra note [6], notule {b}) contient un sonnet de Guillaume Colletet (v. note [5], lettre latine 12), « À Monsieur Nicolas Heinsius, sur la maison de Monsieur Naudé à Gentilly » : {a}

« Que ces lieux sonr charmants ! De Heins, {b} que je les aime !
La Nature y triomphe en présence de l’Art ;
Et comme ils sont sans pompe, aussi bien que sans fard,
Trente Étés {c} m’ont fait voir que leur Maître est de même

Jouisons avec lui de son boheur extrême
Puisque de leur beauté sa bonté nous fait part ;
Voici les bois, les prés, et les eaux dont Ronsard {d}
Fit le plus digne objet de sa Muse suprême.

Toi qui vois comme nous, ces bois, ces prés, ces eaux,
Et ces longs promenoirs couronnés de rameaux. {e}
Où les chantres de l’Air font un si doux ramage ;

Confesse que tes yeux n’ont rien à désirer ;
Mais en voyant Naudé si savant et si sage,
Toi qui n’admires rien, dois-tu pas l’admirer ? »


  1. Pages 20‑21, premier des Adoptivorum Carminum Libri duo, quorum alter exterorum Musas, alter Belgarum complectitur [Deux livres de poèmes adoptifs (envoyés à Heinsius par d’autres), dont l’un contient les Muses des étrangers et l’autre, celles des Flamands].

  2. Nom francisé de Heinsius.

  3. Colletet étant né en 1598, on peut estimer qu’il a composé ce sonnet vers 1650.

  4. La villégiature Pierre de Ronsard (v. note [19], lettre 455) se trouvait à Arcueil, localité jouxtant Gentilly au sud.

  5. Promenades arborées.

5.

« Oh ! que d’embrassades et que de réjouissances ce seront alors ! », imitation d’Horace : O qui complexus et gaudia quanta fuerunt (v. note [2], lettre 217).

6.

« puisqu’une lettre ne rougit pas », Cicéron (Lettres familières, livre v, début de la lettre xii) :

Coram me tecum eadem hæc agere sæpe conantem deterruit pudor quidam pæne subrusticus quæ nunc expromam absens audacius, epistola enim non erubescit.

[Dans nos tête-à-tête, une sorte de timidité, presque campagnarde, m’a souvent retenu quand j’entreprenais de vous dire ce que, maintenant que vous êtes loin, je vais vous exposer plus hardiment, car une lettre ne rougit pas]. {a}


  1. Parmi les locutions des Précieuses, Mireille Huchon (Histoire de la langue française, page 179) relève « l’effronté qui ne rougit point » comme métaphore du mot papier.

V. note [4], lettre latine 12, pour l’Elegiarum liber… [Livre d’élégies…] de Nicolaas Heinsius (Paris, 1646). Il avait été réédité sous le titre de :

Nicolai Hensii Dan. Fil. Italia elegiarum liber. Ad Illustrissimum Virum Cassianum a Puteo. Accedunt alia.

[Italia, livre des élégies de Nicolaas Heinsius, fils de Daniel. Au très illustre Cassianus a Puteo. {a} Avec additions]. {b}


  1. Cassiano dal Pozzo, v. note [63] du Naudæana 1.

  2. Padoue, Cribellianus, 1648, in‑4o.

    Guy Patin renvoyait à Heinsius les notes qu’il avait confiées à sa garde (sans explication bien claire) et dont il avait besoin pour préparer l’édition suivante de ses poésies, parue à Leyde en 1653, puis reprise une quatrième fois en 1666 (v. note [24], lettre 327).


V. infra note [8] pour la requête qui faisait rougir Patin.

7.

« Cynthius vous tire l’oreille » : v. note [7], lettre latine 5, pour Cynthius (Apollon) qui tire l’oreille des gens oublieux (Virgile).

8.

Dans ses Poemata de 1653 (3e édition, v. supra note [6], notule {b}), Nicolaas Heinsius a honoré d’une pièce en vers latins quantité d’éminents personnages ; mais en dépit de son insistante requête, Guy Patin n’y a eu droit à rien, pas même six, quatre ou deux vers.

9.

Pline le Jeune (Letres, livre 7, début de l’épître xxxiii, à Tacite) :

Auguror nec me fallit augurium, historias tuas immortales futuras ; quo magis illis, ingenue fatebor, inseri cupio.

[J’ai le pressentiment, sans me tromper, que vos histoires seront immortelles. C’est, je l’avoue ingénument, ce qui m’inspire un désir fort ardent d’y être cité].

10.

Claude Sarrau, magistrat érudit (v. note [14], lettre 201), était mort le 20 mai 1651, dimanche de Pentecôte (v. note [3], lettre latine 237).

s.

Universiteit Leiden Bibliotheken, BUR F 9 page 502 (non disponible en ligne).

Clarissimo viro D.D. Nicolao Hensio, Leidam.

Elegantem tuam pro more Epistolam accepi per Menagium nostrum, vir clariss.
cui paucis sic respondeo. Revera Tui sæpius memini, nec immerito, ut agnoscis
per Utenbogardum nostrum, et per alium illum popularem apud Elzevirios commorantem :
sed longè aliter istud officium meum agnovisses, si antehac à me Tibi scriptam Epistolam
accepisses, quâ Tibi gratias agebam pro duplici munere tuo nempe Claudiano,
et panegyrico carmine Serenissimæ Suecorum reginæ. Eam ideo scripseram, ut de
ijs gratias Tibi agerem, quod iterum facio ex animo, eámq. tradideram Philiatro cuidam
Germano, Anhaltino, Leidam proficiscenti, ut inde pedem referet in partiam : ab-
euntem quoq. viatico fueram prosequutus : sed levis est jactura pecuniarum, imò et
iterum pereant, modò mihi ex tali epistola à Te non accepta, (quam tamen perijsse graviter
doleo) oblivionis et ingratitudinis notam, à qua procul absum, mihi non impresseris.
Amicos tuos et nostros nomine tuo nuper salutavi, præsertim v. Colletetum, Fr. Iacobum
et mellitissimum Naudæum, in pago suo Gentiliaco, ubi nos opiparo convivio excipie-
bat, cum summa jucunditate et hilaritate : ubi quoq. gratissima Tui mentio facta est,
post quam singulis illis spem certam feci Te iterum hoc ævo Parisios venturum,
quod mihi tunc nuper innotuerat, per epistolas Is. Vossij datas Bidalio mercatori,
ejus ante annum hospiti, qui eas mihi ostenderat. Sed utinam venias tandem, ut
iterum Te videam, et erudito illo fruar aspectu, à quo nonnisi melior et eruditior
fiam. O felicem et fortunatum diem, quàm ardenter Te videre cupio ! qui ubi mihi
illuxeris, Quanti complexus, quæ gaudia, quanta futura ! si iterum mihi videre
datum fuerit docti patris doctam sobolem, principis eruditorum D. Dan. Heinsij
eruditissimum filium Nic. Heinsium, in nova mea domo, ab anno mihi empta,
30. millib. libr. Turon. clara, pellucida, commodissima et elegantissima. Sed,
dum sese offeret lætus ille dies, ecce quod voluisti facio, et mitto, ut petijsti,
quæcumque in libro tuo Patavij edito, et à Te in patriam revertente mihi relicto,
latebant : subjungo quoque correctiones quasdam tuas, ut per me nihil Tibi desit
ad integram et omnibus numeris perfectam tuorum Poematum editionem, in quib. certa
æternitate donantur eorum nomina quib. illa inscripsisti. Sed heus, amicorum
gemma et ocelle, quia epistola non erubescit, patere ut Tibi Cynthius aurem
vellat : fac ut in aliquo angulo tertiæ illius editionis, novo hexasticho vel
terasticho, imo si volueris, brevi disticho, elegantissimus Poeta sui Guidonis
meminerit : hanc olim gratiam Plinius junior, æternandi nominis cupidissimus, ambie-
bat et petebat à suo Tacito : ego tamen, qui Plinius non sum, eandem postulo,
nec tacitè, nec impudenter : ea tamen lege, si Tibi probetur, nec displiceat votum
meum, tot eruditis et elegantissimis viris accenseri. Quod si feceris, certe Rex
ero, et triumphabo : sin minus, consilium tuum laudabo, et in tuas partes transibo.

Nihil hîc novi geritur, quod scribi debeat : adeo propter bellicos tumultus
sunt attritæ nostrorum Bibliopolarum facultates, ut nullam pene editionem
ausint aggredi. Ab excessu præstantissimi viri Sarravij quem duo bipedes
nequissimi, et teterrimi nebulones caco-Chymici stibio suo miserè necarunt,
nullus hîc obijt de familia eruditorum. Tu v. Vir clarissime, salve, vive
atque vale, cum eximio viro Dom. Parente tuo, quem meo nomine, si placet
salutabis. Vale, inquam, et me ama.

Tuus ex animo Guido Patinus, Bellovacus,
Doctor Medicus Paris. et decanus facultatis.

Parisijs die Veneris,
14. Iulij, 1651.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Nicolaas Heinsius, le 14 juillet 1651

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(Consulté le 26/04/2024)

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