Je vous écrivis une grande lettre de quatre pages le mardi dernier jour de décembre de l’an passé. À ce nouvel an, je vous souhaite longue et heureuse vie avec toute sorte de prospérité et de contentement, pour vous et mademoiselle votre femme, à la charge qu’elle me fera la faveur de m’aimer en continuant, comme M. Du Prat [2] m’a autrefois assuré qu’elle m’en faisait la grâce. C’est l’unique chose que je lui demande et dont je lui aurai très grande obligation. Et afin de commencer cet an, comme les autres, à vous donner de la peine en continuant de vous importuner, je vous supplie de m’acheter à Lyon un livre intitulé Vita Clementis 4 Pontificis maximi, etc. [1][3][4] imprimé chez M. Julliéron [5][6] in‑12, 1623, [2] et tout ce que vous trouverez de ce même auteur latin ou français, hormis celui qu’il a intitulé Musæi, sive Bibliotheca instructio, etc., que j’ai céans in‑4o. [3]
On dit ici que le mal est fort grand à Bordeaux ; [7] que le prince de Conti [8] n’en est plus tantôt le maître ; qu’ils ont, au lieu du parlement, établi un certain ordre de juges, lesquels auront droit d’apaiser, composer et juger toute sorte de procès qui naîtront tant à Bordeaux qu’en tout le reste de la province, mais sur-le-champ et sans ces longues formalités usitées aux parlements et aux présidiaux de France. [4]
Ce 12e de janvier. Aujourd’hui j’ai eu un rencontre dont il faut que je vous fasse part : M. Caze [9] a désiré que j’allasse voir un de ses amis nommé M. Pourfour, [10] en la même maison en laquelle il est logé ; [11] après avoir vu cet honnête homme, M. Caze m’a demandé si je désirais voir et saluer un homme qui avait été autrefois premier médecin de la reine de Suède, [12] nommé M. Du Rietz, [13] duquel il m’avait déjà parlé par deux fois ; je le pris au mot et le trouvâmes dans sa chambre qui était immédiatement au-dessous de M. Pourfour. Ce M. Du Rietz est homme fort civil, lequel a fort voyagé, qui a une admirable mémoire, qui sait de tout. Il m’a dit qu’il s’en retourne en Hollande où il verra et entretiendra M. de Saumaise [14] qui est son bon ami ; que delà il ira à Hambourg [15] revoir sa femme et qu’il pourra bien aller encore un coup à Stockholm [16] y faire un voyage pour y revoir la reine de Suède ; qu’après cela il reviendra en France. Je ne voulus point trop curieusement lui demander quel dessein il avait de tous ces voyages, je pense qu’il me l’eût dit s’il eût voulu que je l’eusse su. Inter tot sermones [5] (car nous fûmes assez longtemps ensemble), je vous nommai par deux fois différentes sans qu’il fît semblant de vous connaître ni de vous avoir jamais vu ; sur quoi je me retins et dissimulai ce que j’en savais du contraire, tout exprès. Il connaît merveilleusement du monde et m’a semblé glorieux en plusieurs choses, parlant de la plupart des hommes avec mépris ; il m’a dit qu’il était docteur de Salamanque en Espagne ; [6][17] il connaît fort bien notre maître Bourdelot [18] et ne sais point en quelle école il a tant appris de vérités de cet homme. Voilà ce que je sais de cette aventure et ce que je vous en puis dire.
Le roi [19] a exilé d’ici quatre conseillers de la deuxième des Enquêtes nommés MM. Voisin, [7][20] de Villemontée, [8][21] Pontcarré [22] et Le Clerc de Courcelles, [23] pour avoir empêché qu’un conseiller de leur Chambre ne rapportât un procès, nommé M. Tambonneau, [9][24] qui est entre eux mal voulu pour avoir été un de ceux qui ont composé le parlement de Pontoise, [25] comme le sont généralement tous ceux des autres chambres qui y ont été. [10]
Entre autres articles du testament de M. Vautier, [26] cet homme, qui était fils d’un juif, [27] boulanger dans Arles en Provence, [28] et que ceux de la cour n’ont jamais vu à la messe, a ordonné une somme de 12 000 francs pour être employée au bâtiment d’une chapelle dans Arles. Ladite somme a été mise entre les mains du P. Labbé, [29] jésuite de votre ville de Lyon qui est à présent ici. Ce jésuite a été si aise d’avoir cet argent entre les mains et à sa dévotion qu’il en a fait un éloge au dit Vautier, lequel est plein de mensonges, de faussetés et de flatteries. Ne misere tamen : τουτο γαρ εστι λοιολοτικον. [11] On en a fait reproche à ce jésuite, qui en a eu telle honte qu’il a fait ce qu’il a pu pour en retirer ce peu qu’il en avait débité d’exemplaires ; ce qu’ayant été su et découvert, pour lui en faire plus grand dépit, sur une copie qui était en bonnes mains, on l’a réimprimé : en voilà une que je vous envoie. M. Riolan [30] le méprise fort et dit que dès que sa femme et son fils seront guéris, qu’il veut y faire une réponse. Ce bonhomme M. Riolan est fort affligé : son fils second [31] s’est marié sans sa permission, dont il a un gros procès sur les bras depuis deux ans pour faire casser ce mariage ; son aîné est abbé en Bourgogne [32] près de Flavigny [33] et d’Alise, [34] qui est l’Alexia de Jules César [35] et la Sainte-Reine des vérolés d’aujourd’hui ; [12][36] il a 9 000 livres de rente en bénéfice, mais il est fort débauché ; il est de présent au lit malade d’une inflammation de poumon, [37] laquelle s’est épandue jusqu’à la gorge, de telle façon qu’il étouffait si par bon conseil n’y eût été pourvu ; [13] il a fallu lui ouvrir la gorge et lui faire la bronchotomie ; [14][38] il est un petit mieux et en espérance de guérison. Mais Mme Riolan, [39] la bonne femme, est extrêmement malade : comme elle s’en allait il y a quelque temps à vêpres, il lui prit un éblouissement par lequel elle tomba dans le ruisseau ; en même temps une charrette passa qui la blessa à la cuisse et aux côtes si rudement qu’elle en est au lit bien malade. Voilà des accidents qui étonnent si fort ce bonhomme que j’ai peur qu’il n’en meure, outre qu’il est déjà bien vieux et bien cassé ; et néanmoins, ce sera dommage toutes et quantes fois que cela arrivera car il a encore bien envie de travailler et a de fort beaux desseins bien encommencés ; mais surtout, plût à Dieu qu’il pût entièrement achever le beau traité qu’il a bien avancé de usu et abusu emeticorum. [15] S’il se fait quelque chose sur l’épitaphe de Vautier, vous en serez des premiers avertis.
Je vous envoie aussi quelques vers qui ont été faits sur la mort de feu M. Talon, [40] du P. Petau [41] et autres pères de la Société. [16]
Ce 16e de janvier. La dépense du cardinal de Retz fut hier réglée et réduite à 110 livres pour chaque jour. On dit que le pape [42] est fort en colère contre la France pour l’emprisonnement de ce cardinal et qu’il s’en va faire tout ce qu’il pourra pour tâcher de le faire mettre en liberté. [17] Le Mazarin n’a su reprendre Rethel [43] à cause que notre armée est presque toute dissipée : [18] elle a été par ci-devant de 16 000 hommes, à peine l’est-elle aujourd’hui de 6 000 ; la froidure, la faim, les maladies et les eaux ont causé tous ensemble ce désordre. [19]
Il y a ici un libraire de Genève nommé Chouët [44] duquel j’ai acheté quelques livres, et entre autres la Logique de Scheiblerus [45] in‑4o que M. Rigaud [46] m’avait promise. [20] Je vous prie de l’avertir qu’il ne s’en mette pas en peine davantage puisque j’en ai une. J’y ai encore acheté un autre livre d’un auteur que j’estime chèrement, qui est Vendelinus : [47] j’ai ici trouvé sa Morale, qui est un gros in‑8o de 110 feuilles que je fais relier en deux volumes ; j’ai de ce même auteur trois tomes Contemplationum physicarum, qui est une bonne marchandise ; [21] avec un traité de purpura, sive de febris purpuratæ curandæ methodo, [22] d’un médecin de Rostock, [48] in‑4o, etc. [49]
Ce 20e de janvier. Il y a plus d’un mois entier que l’on dit ici que le Mazarin reviendra de trois en trois jours ; mais ses partisans prétendaient qu’il reviendrait victorieux et tout triomphant après avoir repris toutes les villes frontières que le prince de Condé [50] avait occupées, ce qu’il n’a pu faire ni peut-être osé entreprendre : le prince était là auprès avec de bonnes troupes et en état d’avoir encore d’autre secours d’Espagne s’il eût été de besoin ; les villes étaient fort pleines de bonnes garnisons ; notre armée, exposée à toutes les injures du temps, s’est tellement dissipée que l’on ne saurait dire où elle est, principalement de l’infanterie ; ceux qui ne sont pas morts s’en sont fuis. Le prince de Condé s’est retiré sur la frontière vers Laon [51] et Vervins [52] pour tâcher d’y faire hiverner son armée et n’être point fort éloigné de Rethel ; [23] là-dessus hæret Mazarinus. [24] On dit ici que la reine l’a plusieurs fois mandé, que le roi lui a fait commandement, toutes affaires cessantes, de revenir ; si bien qu’il ne tient qu’à lui, mais le coyon n’ose revenir ni rentrer à Paris ex excitatis singulis magnæ Urbis ordinibus : [25] le Clergé y est tout ému à cause de la détention du cardinal de Retz ; le Parlement, à cause des nouveaux édits depuis peu publiés et vérifiés ; le peuple, à cause de la cherté universelle ; les rentiers, à cause des rentes [53] de l’Hôtel de Ville qui ne se paient point. Bref, luctus ingens in magna civitate ; [26][54] et nonobstant tout cela, on dit toujours que ce beau ministre reviendra la semaine qui vient, laquelle n’est point encore passée.
Nous avons ici perdu le 21e de janvier un de nos anciens, lequel ne faisait plus rien depuis plusieurs années. Il avait près de 80 ans et buvait encore son vin tout pur, c’était un vieux garçon nommé M. Hénault. [27][55] Nous en avons encore deux fort malades, savoir MM. Merlet [56] et de Poix, [57] desquels on peut dire un proverbe qui est quelque part dans Cicéron, [58] Sardi vænales, alter altero nequior, [28][59] ou deux chapons de rente, l’un plus gros que l’autre. [29] M. Merlet, comme un excellent homme, nous est fort utile ; pour l’autre, nulli vixit, nequidem sibi, [30] il est si gueux de vanité qu’il en crèvera. On dit que l’on a mandé au duc d’Orléans, [60] qu’il vienne à la cour et que s’il n’y vient, que l’on le poussera à bout. Sa femme [61] est encore ici ; on parle bien qu’elle ira trouver son mari à Blois ; [62] mais néanmoins, on dit qu’elle ne partira que le même jour que le Mazarin arrivera. D’autres disent qu’il ne rentrera point dans Paris, mais que le roi et la reine iront à Fontainebleau [63] où il se rendra. Un des intimes amis de M. Naudé [64] me vient d’assurer qu’il sera ici l’été prochain, que Bourdelot y est fort mal content de ce que depuis qu’il y est il n’y a point encore reçu d’argent, et que les libéralités de la reine [65] sont tout à fait épuisées par l’ordre du Conseil de Suède.
Le 24e de janvier, le feu prit à neuf heures au soir dans un des pavillons du Louvre, [66][67] où il dura cinq heures et y fit grand désordre. Le 26e, il a pris près l’horloge du Palais, [68] où il a causé grande perte, d’autant que c’est chez un vendeur de poudre à canon, laquelle a cassé toutes les vitres du quartier, même jusqu’à celles de Saint-Barthélemy [69] qui est là auprès. [31]
[Les nièces du Mazarin [70] sont arrivées ici depuis quatre jours, à ce que l’on me vient d’apprendre, et sont dans le Louvre.] [32] On dit que l’oncle arrivera cette semaine qui vient, mais plusieurs disent que ce ne sera pas la prochaine et qu’il est trop empêché à ramasser les troupes du roi pour les envoyer vers Laon et Vervins que le prince de Condé tient, et qu’il veut tâcher de rassiéger et de reprendre.
Ce 27e de janvier. Je vous laisse à penser si je n’ai pas été fort réjoui de recevoir aujourd’hui en dînant votre belle et agréable lettre, de laquelle je vous remercie très humblement. Je suis ravi d’y apprendre de bonnes nouvelles de votre santé, quæ utinam perseveret in multos annos. [33] Je suis bien aise pour ce que vous m’apprenez du livre de bonis et malis libris du P. Th. Raynaud. [34][71] Il est vrai que j’ai bien envie de le voir, aussi bien que celui que M. Duhan [72] vous a donné pour moi ; il les faut mettre ensemble dans la première balle que vous découvrirez que l’on enverra à Paris. Je vous remercie de la feuille de bicipiti Ecclesia et vous ai grande obligation de tant de soin que vous avez pour moi. [35] J’ai céans le Scheibleri Opus Logicum et n’ai point besoin que M. Rigaud m’en fasse venir de Genève. [20]
Si M. Barbier [73] imprime quelque chose de la reine de Suède, je vous prie de me l’acheter. On m’a dit aujourd’hui que si M. Naudé revient de Suède l’été prochain, ce ne sera point par mécontentement, mais plutôt à cause que le Mazarin ne lui a donné que pour un an de congé. [36] M. Ravaud [74] m’a fait l’honneur de m’écrire et de me mander que bientôt il m’enverra quelques livres de ceux que le lui ai demandés. Vous pourrez vous servir de la commodité du même paquet pour les vôtres. Obligez-moi de lui faire mes recommandations, et de tirer de lui un mémoire de ceux qu’il m’enverra bientôt et de le mettre dans votre première ; et pour cause, je ne sais rien touchant l’ancien auteur de votre Momus. [37][75] [Vous trouverez dans cette lettre un jeton d’argent, [76][77] lequel je vous prie de présenter de ma part à notre bon ami M. Gras, avec mes très humbles recommandations, une autre fois, j’en enverrai à d’autres, et d’envoyer pareillement celui-ci à M. Falconet]. [38] La Vie de M. Dupuy [78][79] n’est point encore achevée, mais je ne sais à quoi il tient, j’attends après pour faire votre paquet où j’ai ajouté les opuscules de M. Ménage. [39][80]
Je vous baise mille fois les mains et à Mlle Spon, et vous conjure de croire que je serai cordialement toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.
Guy Patin.
De Paris, ce mardi 28e de janvier 1653.
Notre ambassadeur qui est à Rome a écrit au secrétaire d’État qui a les affaires étrangères, savoir à M. le comte de Brienne, [81] qu’il veut qu’on remette en liberté le cardinal de Retz [82] et qu’il ne s’en prend qu’au cardinal Mazarin, [83] ce qu’il a répété par huit diverses fois ; [40] cette répétition a fort déplu à la reine [84] quand M. de Brienne lui a lu cette lettre.