L. latine 302.  >
À Thomas Bartholin,
le 27 juin 1664

[Ms BIU Santé no 2007, fo 164 ro | LAT | IMG]

Au très distingué Thomas Bartholin, à Copenhague. [a][1]

Je vous écrivis ce 8e d’avril par l’intermédiaire d’un gentilhomme Norvégien, nommé M. Anderson, [1][2] et voici que je le fais à nouveau, par celui d’un de vos apparentés, Matthias Wormius, [3] qui se prépare à retourner dans votre pays d’un jour à l’autre. Nous n’avons ici rien de nouveau en librairie ni en politique. Le cardinal-légat[4] pour ne pas dire ligato a latere, du pape est ici attendu le mois prochain, il vient voir notre roi pour solliciter son indulgence. [2][5] Notre roi est donc sans aucun doute supérieur au pape. Personne ne sait ce qu’il adviendra de Fouquet, [6] hormis le roi. [7] Voilà trois jours qu’il a été transféré au Palais de justice sur ordre du roi, [8] avec d’autres prisonniers, quorum singulorum sortes in manibus Domini[3][9][10] Si vous connaissez le noble danois nommé M. Rosenkrantz, [4][11] qui était ici gravement malade l’an passé, saluez-le, je vous prie, de ma part et dites-lui que je ne lui écris pas faute de temps. Qu’il sache donc seulement, en attendant, que je n’ai pas et n’ai jamais eu les deux livres qu’il m’a récemment demandés. Je les ai pourtant vus, mais je voudrais lui donner avis que ce livre manuscrit de Jean Bodin n’est ni de si grande valeur qu’il croit, ni digne qu’on se donne la peine de le rechercher avec ardeur ; le très distingué Hugo Grotius a sincèrement porté un sain jugement sur lui en ses Epistolæ[5][12][13] Pour le second livre, qui est de feu Gabriel Naudé, [14] excellent homme qui fut mon ami, faites-lui savoir qu’il est très rare et difficile à trouver, etc. Si vit encore dans votre pays le très illustre M. Hannibal Sehested, [15] qui fut naguère votre ambassadeur ici et chez qui j’ai très souvent parlé de vous, saluez-le, je vous prie, de ma part, ainsi que M. Giöe, [16] M. Biermann, [17] Olaüs Wormius, [6][18] et Messieurs vos frères. [19] Que me laissez-vous espérer du Celse de Johannes Rhodius ? [7][20][21] Que préparez-vous aujourd’hui de nouveau pour le profit de la république des lettres ? Le moment n’est pas venu de vous arrêter, tandis que votre éclat luit avec tant de bonheur. Dieu vous conserve, mon cher Bartholin, vive et vale, et continuez de m’aimer comme vous avez fait jusqu’ici.

De Paris, le 27e de juin 1664.

Vôtre de tout cœur, Guy Patin.


a.

Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Thomas Bartholin, ms BIU Santé no 2007, fo 164 ro.

1.

Lettre latine 292 datée du 10 (et non 8) avril 1664.

2.

V. note [5], lettre latine 301, pour la venue à Paris du cardinal Flavio Chigi, neveu et légat du pape, et pour le jeu de mots de Guy Patin à son sujet, ligatus a latere [lié par le flanc] pour legatus a latere [légat de côté ou à part].

Olivier Lefèvre d’Ormesson, en date du mardi 24 juin 1664 (Journal, tome ii, pages 162‑163) :

« Chez le roi, j’appris que M. le légat arriverait jeudi à Nemours ; qu’il était encore incertain s’il ferait son entrée à Fontainebleau et à Paris, et de quelle manière il y serait reçu, et que cela dépendait de ce qui serait accordé sur la demande que le roi faisait de l’indult {a} sur les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun, {b} et que le légat ayant dit qu’il n’avait pas ce pouvoir, il avait envoyé à Rome et qu’on attendait le retour de son courrier, et que c’était la véritable raison de son retardement. L’on disait encore partout une badinerie : qu’il avait pris du mal à Marseille et qu’il se faisait traiter. »


  1. Bref du pape donnant à un prince ou à un corps le droit de nommer aux bénéfices vacants.

  2. V. note [52], lettre 150.

3.

« leur sort à tous est entre les mains du Seigneur » (Psaumes, v. note [1], lettre 371).

Olivier Lefèvre d’Ormesson, qui suivait les affaires de très près, n’a pas parlé d’un transfert de Nicolas Fouquet au Palais de justice (la Conciergerie) ; mais il a noté dans son Journal, en date du 25 juin 1664 (tome ii, page 164‑163) :

« J’appris que M. Fouquet, les trois trésoriers de l’Épargne et M. Delorme, {a} avaient été transférés le jour précédent à Moret, {b} en cinq carrosses, avec deux chariots de papiers et de bagage, et qu’ils avaient dîné au Plessis {c} en cinq chambres différentes. »


  1. Les trois trésoriers de l’Épargne étaient Claude Guénégaud (v. note [7], lettre 656), Nicolas Jeannin de Castille (v. note [19], lettre 732) et Macé ii Bertrand de La Bazinière (v. note [6], lettre 519) ; v. notule {a}, note [6], lettre 715, pour Delorme, commis de Fouquet.

  2. Dans le donjon de Moret-sur-Loing (v. note [3], lettre 780).

  3. Aujourd’hui Le Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine).

4.

Traduction fidèle du manuscrit (Si noveris nobilem illum Danum), mais assertion surprenante car Guy Patin avait assidûment tenu Thomas Bartholin informé sur la santé de Janus Rosenkrantz, malade à Paris, dans ses lettres des 13 août, 24 août et 7 septembre 1663. Il est probable que, par inattention, Patin ait écrit Si noveris [Si vous connaissez] pour Si nancisceris [Si vous rencontrez].

5.

Le manuscrit anonyme contre la religion, attribué (mais désormais sans certitude) à Jean Bodin (v. note [25], lettre 97), est intitulé Colloquium heptaplomeres de rerum sublimium arcanis abditis [Colloque de sept personnages sur les secrets cachés de choses sublimes]. Écrit en 1593, il en existait quelque 120 copies (en Allemagne et en France). Les premières éditions imprimées n’ont paru qu’au xixe s. (v. note [28], lettre 186).

Gianluca Mori, historien de la philosophie moderne et professeur à l’Université du Piémont Oriental (Vercelli), avec qui j’ai mené, d’avril à juin 2020, une riche discussion sur l’athéisme et le libertinage de Guy Patin (v. note [38], lettre 477), a eu la bonne idée d’attirer mon attention sur l’exemplaire manuscrit conservé par la BnF (Latin 6566, Gallica), qui porte cet ex-libris de la plume même de Patin :

Guido Patinus, Bellovacus, Doctor Med[icus] Parisiensis. 1627.
Ex dono Dom. Caroli Guillemeau, Regis [Chri]stianissimi Medici Ordinarii
.

[Guy Patin, natif du Beauvaisis, docteur en médecine de Paris. 1627. {a}
Par don de Maître Charles Guillemeau, {b} médecin ordinaire du roi très-chrétien]. {c}


  1. Patin a été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris le 16 décembre 1627 en présidant sa première thèse (v. note [10], lettre 3).

  2. Bienveillant maître et durable ami de Patin, v. note [5], lettre 3.

  3. Patin ne disait donc pas la vérité à Thomas Bartholin : il n’avait pas seulement vu le Colloquium, mais il l’avait sûrement possédé (et le possédait peut-être encore, 37 années après l’avoir reçu de Guillemeau).

Le Naudæana et Patiniana manuscrit de Vienne (v. note [12] de l’Introduction aux ana de Guy Patin) donne ce complément d’information :

« Le manuscrit de Bodin, qui court sous le nom de Heptaplomeres, était entre les mains des héritiers du dit Bodin qui, ayant un procés par devant M. le président de Mesmes, {a} le lui prêtèrent, dont il fit tirer copie ; et de là est croyable que sont venues tant d’autres copies qui sont aujourd’hui dans les bibliothèques des curieux de Paris. Je pense pourtant que M. le P. de Mesmes a encore l’original. C’est un livre bien fait, mais fort dangereux parce qu’il se moque de toutes les religions, et enfin conclut qu’il n’y en a point ; aussi n’en avait-il point lui-même. Il mourut comme un chien, sine ullo sensu pietatis, {b} n’étant ni juif, ni chrétien, ni turc. {c} Ce livre est écrit du même style et fait du même génie que La République de Bodin. {d}

Il y a dans ce livre quantité de mauvaises choses et horriblement impertinentes. Il faut passer un grand trait de mer fort ennuyeux avant que d’y trouver quelque chose de bon, qui n’est que lorsqu’il vient au détail des religions et qu’il les examine particulièrement les unes après les autres ; mais avant que d’en venir là, il dit cent inepties des démons, des esprits, des influences, etc. M. Grotius en a fait un jugement en ses Épîtres, pag. 431. » {e}


  1. Henri ii de Mesmes, v. note [12], lettre 49

  2. « Sans aucune aspiration à la piété ».

  3. Mahométan.

  4. V. note [25], lettre 97, pour la République de Bodin (Paris, 1576) et pour son prétendu judaïsme.

    Le Patiniana I‑1 est revenu sur ce sujet (v. sa note [1]).

  5. Hugo Grotius, lettre à Johannes Cordesius (v. note [2], lettre 85) datée du 19 septembre 1634, Epistolæ ad Gallos [Lettres à des Français], Leyde, 1648 (v. note [73], lettre 150), Epistola clviii, pages 431‑432 :

    Bodini scriptum manu librum legi dignissimum […]. Bodinum in illo misso ad me opere agnovi, qualem existimavi semper, hominem rerum quam verborum studiosorem, Latinitate utentem haud plane nitida, metricarum legum pueriliter imperitum, Græcis litteris vix imbutum, Hebraicorum morum ac sententiarum satis gnarum, non ex interiore linguæ illius cognitione, sed ex amicitia quam coluit cum doctissimis Hebræorum, quæ in illo πληροφορίαν eam, quæ in Christanis requiritur, non parum labefactavit. In historiis et testimoniis citandis video eum a vero sæpe abire, neglectu malo credere, quàm dolo : quamquam interdum vix est, ut doli suspicionem effugiat. Cæterum nihil mihi novi laboris augendum de veritate Christiani Religionis librum hinc impositum intelligo. Nam si quæ sunt, quæ solidamenta illa arietent, quibus proprie Christiana fides nititur, iis occursum à me arbitror, quantum lectori non pertinaci sufficere possit.

    [J’ai lu le très estimable livre manuscrit de Bodin […]. Dans cet ouvrage que vous m’avez envoyé, j’ai reconnu Bodin tel que je l’ai toujours jugé : c’est un homme plus attaché aux faits qu’aux mots ; son latin n’est pas fort élégant, il y maltraite puérilement les règles de la métrique ; il maîtrise mal le grec ; il sait assez bien les mœurs et les opinions hébraïques, non par une connaissance intime de leur langue, mais par l’amitié qu’il a cultivée avec les plus doctes des hébraïsants ; dans ce livre, il a fort ébranlé cette pleine certitude dont les chrétiens ont besoin. Dans les histoires et les témoignages qu’il cite, je le vois souvent s’écarter de la vérité ; je préfère croire que c’est par négligence plutôt que par ruse, bien que de temps en temps il n’échappe guère à la suspicion de fourberie. Autrement, j’entends ne me donner aucune peine pour contrer ce que ce livre conteste sur la vérité de la religion chrétienne. De fait, s’il y a là des choses qui secouent les propres fondements de la foi chrétienne, je crois qu’elles m’ont échappé, pour autant qu’un lecteur puisse y suffire sans s’obstiner à les débusquer].

6.

La Vie d’Olaüs Wormius (v. note [4], lettre latine 24) donne les prénoms de quatre de ses sept fils, mais aucun ne portait celui de son père. Il s’agissait d’un lapsus de Guy Patin (v. notes [6], lettre latine 221, [6], et [4], lettre latine 395) : ayant déjà mentionné Matthias plus haut dans sa lettre, il voulait sans doute ici parler de Willem, le médecin.

7.

V. note [2], lettre latine 127, pour le Celse de Johannes Rhodius que Thomas Bartholin ambitionnait d’éditer mais qui n’a jamais vu le jour.

s.

Ms BIU Santé no 2007, fo 164 ro.

Cl. Viro Thomæ Bartholino, Hafniam.

Antehac ad Te scripsi, nempe 8. Aprilis, per nobilem quendam
Norvegum, dictum D. Anderson : ecce iterum scibo per cognatum tuum,
Matthiam Wormium, qui sese accingit in dies, ut statim ad vos revertatur.
Nihil hîc habemus novi in reb. literarijs, neq. in politicis. Proximo mense
hîc expectatur cardinalis Papæ Legatus, ne dicam ligatus à latere, qui
veniam petiturus accedit ad Regem nostrum : ergo sine dubio Rex
noster est superior Papa. Quid fiet Fuqueto, nemo novit præter
Regem, cujus jussu à triduo abductus est in aulam, cum alijs captivis,
quorum singulorum sortes in manibus Domini. Si noveris nobilem illum
Danum, D. de Rosencrans, qui hîc ante annum fortiter decumbebat, eum
quæso nomine meo saluta, et renuntia me nihil ad illum scribere, propter
otij penuriam : interea v. hoc unum sciat, duos illos libros quos nuper à
me postulavit, me non habere, nec unquam habuisse : vidisse tamen : sed
sciat velim librum illum MS. Io. Bodini non esse tanti, nec dignum esse
qui operosè perquiratur : de eo judicium sanum sincerè protulit Vir Cl.
Hugo Grotius, in suis Epistolis. Quod spectat ad alterum, qui est Amici olim mei
Gabr. Nuadei, viri optimi, sciat illum esse rarissimum, ac inventu
dificillimum, etc. Si apud vos vivat vir Illustrissimus Legatus olim
vester, apud quem de Te sæpius egi, D. Annibal Sesteed, eum quæso
per me saluta, ut et D. Guen, D. Biermannum, Olaum Wormium,
ac D. Fratres tuos. De tuo Celso Io. Rhodij quid vis ut sperem ? quid
hodie moliris novi in Reipublicæ literariæ commodum ? nondum enim cessandi
tempus est, dum lux tua tam feliciter lucet. Deus Te servet, mi Barto-
line,
vive, vale, et me quod hactenus fecisti, amare perge. Parisijs, 27. Iunij,
1664.

Tuus ex animo, Guido Patin.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Thomas Bartholin, le 27 juin 1664

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(Consulté le 19/04/2024)

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