Pour M. Spon.
Je vous écrivis le dernier de janvier une lettre d’une bonne page seulement et vous l’envoyai avec une autre pour M. Falconet ; dans laquelle je vous donnais avis que huit jours auparavant, je vous avais envoyé une grande lettre de quatre pages par la voie de M. Gras, à qui ledit paquet devait être rendu par quelqu’un de la maison de M. Lorin, [2] jadis procureur du roi en votre ville de Lyon, qui s’était voulu charger presque malgré moi du dit paquet et qui m’assura qu’il lui serait rendu en main propre ; je crois bien que vous avez reçu l’un et l’autre. Maintenant, je vous dirai que l’on nous promet ici un jubilé [3] pour le commencement du carême : [4] c’est une consolation spirituelle que le pape [5] nous veut donner en récompense de tant de malheurs que le Mazarin, [6] sa créature, nous donne et qu’il cause à toute la France. [1]
On réimprime à Rome le Ciaconius [7] en deux volumes in‑fo, [2] c’est un grand ouvrage auquel plusieurs ont mis la main qui contient la vie des papes et les éloges de tous les cardinaux qui ont jamais été ; cette dernière édition sera continuée jusqu’à la présente année.
Le vendredi dernier de janvier, qui est le même jour que je vous envoyai ma dernière, les députés du Parlement furent au Louvre [8] où le roi [9] leur parla rudement. Ils y furent mal reçus en toutes les propositions qu’ils y firent et surtout, le roi leur défendit de se mêler d’aucune affaire d’État, de s’assembler ni pour les rentes que l’on ne paie point, ni pour aucune autre occasion que pour la réception des officiers, ut solent, [3] ou quand ils en auront un ordre exprès de Sa Majesté. Le chancelier [10] même leur dit fort expressément que, véritablement, le roi leur avait donné une amnistie, mais que ce n’était qu’un rideau que le roi pouvait lever, après quoi beaucoup de choses seraient découvertes et mises à nu qui leur feraient honte ; que le passé était passé, mais qu’ils se devaient souvenir du passé pour l’avenir et ne plus se mêler de tant d’affaires, etc., qui ont été de beaux cadeaux de cette même nature.
Je viens d’apprendre de M. Henry, [11] Lyonnais, que les deux traités du P. Th. Raynaud [12] sont intitulés l’un de Terminalibus vitæ, l’autre de Conservatione cadaverum, [4] qui sont les deux que M. Moreau [13] cherche pour soi et pour lesquels je vous prie pareillement pour moi s’ils se peuvent recouvrer ; que ce dernier a été fait à propos du corps d’une femme qui avait été trouvé à Lyon sain et entier après plusieurs mois de son inhumation ; et peut-être aussi de celui de Jean Gerson, [14] enterré à Lyon, lequel fut découvert et reconnu l’an 1643, et sur quoi un prêtre de Lyon écrivit un petit livret. [15] L’avez-vous jamais vu, vous en souvenez-vous ? Tâchez d’en recouvrer un pour moi, et m’excusez de tant de peines que je vous donne. [5][16]
J’ai ici entre mes mains le livre in‑4o du P. Labbe [17] qu’il a intitulé Nova Bibliotheca ms. librorum, sive specimen Antiquarum lectionum, etc., [6] dans lequel vous eussiez eu dessein de faire mention de votre Celse [18] manuscrit. Je ne sais si cela fût tombé dans le dessein de l’auteur, mais je vous avertis que tout ce labeur n’est pas grand’chose. Je ne sais à qui il peut être profitable, mais je n’y apprends rien ni n’y connais rien que divers titres de livres qui me sont fort indifférents et qui peut-être ne valent rien. Je lui parlerai pourtant quelque jour de votre Celse, je l’ai quelquefois vu et rencontré chez un conseiller de Châtelet qui est en ce quartier : voilà d’où je le connais.
Le lundi 3e de février, le Mazarin est rentré dans Paris à deux heures après midi dans le carrosse du roi qui était allé au-devant de lui jusqu’à trois lieues d’ici ; grand festin ensuite, de viandes fort succulentes pour rengraisser cet homme qui vient de la guerre et pour réparer les brèches de sa fatigue, ut tandem possit blando superesse labori. [7][19] Plût à Dieu qu’il nous eût donné la paix !
Je viens de recevoir une lettre de Gênes [20] de M. Musnier, [21] par laquelle il me donne avis d’un paquet de lettres assez gros qu’il a adressé à M. Huguetan, [22] et dont même il a payé le port à Gênes afin que ledit M. Huguetan n’en soit en aucune façon incommodé. Ce paquet contient un manuscrit de Liceti [23] qu’il m’adresse pour avoir avis de Messieurs de Sorbonne [24] sur une difficulté ou plutôt une controverse qu’il a touchant la création du monde avec un certain moine d’Italie qui lui a contredit publiquement, idque scripto, [8] à quelque opinion qu’il avait tenue en un de ses volumes, de Quæsitis per epistolam. [9] Je vous prie de prendre la peine de voir au plus tôt ledit M. Huguetan et de prendre de lui ledit paquet, lequel vous m’enverrez s’il vous plaît par la poste, avec quelque petit mot de votre main par lequel vous me donnerez assurance de votre santé, à la charge que je serai cordialement toute ma vie, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
Guy Patin.
De Paris, ce mardi 4e de février 1653.
Quand MM. Huguetan et Ravaud [25] auront reçu pour moi ce paquet de Gênes, je vous prie de leur rendre sur-le-champ et tout à l’heure ce qu’ils auront déboursé pour moi, et de me le mettre sur mes parties. Je vous dois déjà quelque autre petite chose, je compterai du tout ensemble avec M. Du Prat [26] dès qu’il sera à Paris ; je me souviens que nous en avons autrefois parlé céans.
Je vous supplie de faire mes très humbles recommandations à MM. Gras, Garnier et Falconet, qui est celui qui vous doit faire rendre cette lettre, [10] et à MM. Huguetan et Ravaud, auxquels je recommande très humblement un paquet de livres que M. Musnier de Gênes leur adresse pour moi et qu’ils pourront recevoir avant la fin du mois présent ; je les prie d’en avoir du soin et de le mettre dans la première balle qu’ils enverront de deçà, je paierai et rembourserai tous les frais très volontiers.
Ms BnF Baluze no 148, fo 60, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon » ; Jestaz no 85 (tome ii, pages 1029‑1032). Note de Charles Spon au revers de l’enveloppe : « 1653./ Paris 4 févr./ Lyon 17 dud./ Rispost./ Adi 7 mars. »
Ces deux phrases se trouvent (avec une atténuation de la pique finale contre Mazarin) dans une lettre datée du 20 décembre 1652 adressée à Charles Spon dans l’édition Bulderen (lxxi, tome i, 201‑203) et à André Falconet dans l’édition Reveillé-Parise (ccccviii, tome iii, 6‑8), qu’il faut considérer comme fabriquée (v. notes [29], lettre 295, [4] et [27], lettre 299).
Ici s’insère dans ces anciennes éditions un paragraphe « orphelin » :
« Si, pourtant, l’on ne l’envoie pas, {a} on tâchera le mieux qu’on pourra de s’en passer, mais les médecins y perdraient le plus car il leur vient toujours en partage quelque malade qui s’est morfondu courant d’église en église. » {b}
- Le jubilé.
- Être morfondu est à prendre dans son sens premier d’avoir « enduré du froid après avoir eu chaud » (Furetière).
Vitæ et gesta summorum pontificum, a Christo Domino usque ad Clementem viii, necnon S.R.E. Cardinalium cum eorundem insignibus. M. Alfonsi Ciaconii Biacensis Ord. Prædicatorum, et Apost. Pænitentiarii. Liber primus [et secundus].
[Vies et actes des souverains pontifes depuis le Christ notre Seigneur jusqu’à Clément viii, {a} ainsi que celles des cardinaux de la sainte Église romaine, avec leur armoiries. Par Alfonsus Ciaconnius, {b} natif de Baeza, de l’Ordre des prêcheurs, et pénitencier apostolique. {c} Livre premier (et second)]. {d}
L’édition du Saint-Siège, publiée en 1630 in‑fo par Baptista Platina (Bartolomeo Sacchi, v. note [15] du Traité de la Conservation de santé, chapitre ii), avait été traduite en français : Les vies, mœurs et actions des papes de Rome… (Paris, Gervais Clouzier, 1651, in‑4o). Elle allait être suivie par les :
- Élu en 1592, mort en 1605, v. note [2], lettre 47.
- Alfonso Chacon (Ciaconius, Baeza, Andalousie 1540-Rome 1599), moine dominicain espagnol.
La pénitencerie apostolique est le premier des trois tribunaux du Saint-Siège : « Conseil dans lequel s’examinent et se délivrent les bulles ou grâces et dispenses secrètes qui regardent la conscience. Cette dispense ne passe pas par la datterie, mais par la pénitencerie. Les expéditions de la pénitencerie sont scellées en cire rouge, s’envoient cachetées et s’adressent à un confesseur » (Furetière).
- Rome, Stephanus Paulinus, 1601, 2 volumes in‑fo : livre premier, du Christ à Célestin iv (pages 1‑560) ; livre second, d’Innocent iv à Clément viii (pages 561‑1284) ; ouvrage plusieurs fois réimprimé et continué au xviie s.
Vitæ et res gestæ pontificum romanorum et S.R.E. cardinalium ab initio nascentis Ecclesiæ usque ad Clementem ix. P.O.M. Alphonsi Ciaconii Ordinis Prædicatorum et aliorum opera descriptæ : Cum uberrimis Notis. Ab Augustino Oldoino Societatis Iesu recognitæ, et ad quatuor Tomos ingenti ubique accessione productæ. Additis Pontificum recentiorum Imaginibus, et cardinalium Insignibus plurimisque æneis Figuris, cum Indicibus locupletissimis.[Vies et accomplissements des pontifes romains et des cardinaux de la sainte Église romaine depuis la naissance de l’Église jusqu’au souverain pontife Clément ix. Rédigés par les soins d’Agostino Chacon, de l’Ordre des prêcheurs et d’autres auteurs. Revus et partout augmentés d’immenses additions par Agostino Oldoini {a} de la Compagnie de Jésus. On y a ajouté les gravures des portraits des pontifes récents, et les images des armes de très nombreux cardinaux, avec de très riches index]. {b}
- 1612-1683.
- Rome, Philippus et Ant. de Rubeus, 1677, pour le premier de 4 volumes in‑4o.
« comme ils en ont coutume ».
V. note [4], lettre 302, pour le De Terminalibus vitæ [Terminalies de la vie] (Aix, 1652) ; l’autre traité était :
De Incorruptione cadaverum, occasione demortui fœminei corporis post aliquot secula incorrupti, nuper refossi Carpentoracti, Iudicium R.P. Theophili Raynaudi Societatis Jesu, Theologi.[Jugement du R.P. Théophile Raynaud, {a} théologie de la Compagnie de Jésus, sur l’Incorruptibilité des cadavres, à l’occasion du corps d’une femme, intact après quelques siècles, qu’on a récemment déterré à Carpentras]. {b}
- V. note [8], lettre 71.
- Avignon, Jacques Bramereau, 1645, in‑8o ; Orange, Édouard Raban, 1651, in‑8o ; Avignon, Iacobus Bramereau, 1665, in‑8o de 278 pages : discussion théologique et philosophique sur la préservation naturelle, rare mais possible, des cadavres sans pourrissement ; le point essentiel est que l’âme humaine soit imputrescible.
La divergence entre le titre du livre et celui qu’il donnait montre que Guy Patin ne connaissait le livre que par ouï-dire.
Jean Charlier dit Gerson (Gerson près de Rethel 1363-Lyon 1429), chancelier de l’Université de Paris, a mis ses talents oratoires, théologiques et philosophiques au service du gallicanisme, et s’est opposé au Grand Schisme d’Occident qui entraîna la division de la papauté entre Rome et Avignon (1378-1418). Brisé par les déceptions, Gerson embrassa la vie ascétique et méditative, et passa les dix dernières années de son existence dans un couvent de célestins (v. note [46] du Naudæana 3) à Lyon où il composa le plus grand nombre de ses traités mystiques. Il fut inhumé dans une petite chapelle latérale de l’église Saint-Laurent, annexe des Célestins de Lyon.
L’Imitation de Jésus-Christ (v. note [35], lettre 242), rien de moins que le plus fameux texte contemplatif de la chrétienté, est son ouvrage le plus connu ; on lui en a pourtant contesté la paternité (en raison de sa quasi-homonymie avec le fictif bénédictin Johannes Gersen), pour finalement la lui ôter (mais avec l’ombre d’un sérieux doute, v. notes [29], [30], [31] et [32] du Naudæana 3).
Jean-Baptiste L’Écuy (Essai sur la vie de Jean Gerson… Paris, Chaudé, 1832, in‑8o, tome second, pages 258‑260) :
« Vers le milieu du xviie siècle, Gerson et tout ce qui le concerne étaient tombés à Lyon dans un profond oubli, lorsqu’un événement imprévu vint rendre à la mémoire du chancelier de Paris un nouvel éclat. Le 14 avril 1643, des fossoyeurs creusant, dans l’église de Saint-Paul ou celle de Saint-Laurent, une fosse pour une dame lyonnaise, nommée Mme de Grassi, firent tomber d’un coup de pioche quelques pierres qui, détachées du paroi < sic > auquel elles appartenaient, y produisirent une ouverture. La curiosité les poussa à y introduire une lumière, au moyen de laquelle ils aperçurent un cercueil garni de cercles de fer, renfermé dans un entourage de briques, et duquel, dit la relation, s’exhalait une odeur suave. Ils firent part de leur découverte à quelques membres du chapitre, qui vinrent la vérifier. Bientôt, le bruit se répandit dans tout Lyon qu’on venait de trouver dans l’église de Saint-Paul, le tombeau d’un saint, et l’on soupçonna que c’était celui de Gerson. Aussitôt, une foule immense remplit l’église et les environs, et ce fut avec assez de peine que l’on put procéder à l’inhumation de la dame de Grassi. Le lendemain, de grand matin, le peuple se renouvela. Parmi ceux qui se présentèrent, se trouva une veuve nommée Marguerite Le Roux, qui, étant quelques mois auparavant à Montpellier dans une maison où le feu avait pris et ne voyant pas d’autre moyen d’échapper aux flammes, sauta par la fenêtre et perdit dans sa chute l’usage de ses jambes. Elle s’approcha du tombeau, pleine de foi, y pria avec ferveur pendant une demi-heure et commença à sentir quelque soulagement ; puis elle se leva sur ses jambes, ce qu’elle n’avait pas pu faire depuis son accident ; et avant de sortir de l’église, elle se trouva entièrement guérie. Quelques autres guérisons suivirent celle-là. L’archevêque de Lyon de cette époque crut alors devoir prendre connaissance d’un événement si extraordinaire. C’était Louis-Alphonse de Richelieu, frère du ministre de ce nom, ancien chartreux et alors cardinal. {a} Il se transporta dans l’église, descendit dans le caveau et fit ouvrir le cercueil, sur le couvercle duquel se trouvait l’inscription : Ioannes de Gerson, cancellarius Parisiensis. Le corps était entier, très bien conservé et encore enveloppé dans ses habits sacerdotaux. Sur la poitrine était un calice d’étain qui paraissait s’être échappé des mains. Après avoir inspecté avec vénération et un pieux attendrissement ces précieux restes, et en avoir extrait quelques parcelles des cheveux et des vêtements, qu’il distribua à ceux qui étaient présents, le cardinal fit refermer le tombeau et ouvrir les portes de l’église, où le peuple se précipita en foule. Ces détails sont extraits de la relation qu’en dressa sous ce titre, Gersonius in tumulo gloriosus, l’un des perpétuels de Saint-Paul, nommé Étienne Verney, natif de Lyon et domicilié dans cette ville, témoin oculaire. {b} Il la dédia au cardinal de Richelieu, premier ministre. Verney y rapporte un grand nombre de miracles qui s’opèrent au tombeau de Gerson. Ces faits bien vérifiés et le culte rendu à Gerson d’une manière aussi authentique parurent suffisants à André du Saussay, {c} évêque de Toul, pour l’autoriser à placer ce pieux docteur dans son Martyrologium Gallicanum. Par les mêmes raisons, le jésuite Théophile Raynaud l’inséra dans le Catalogue des saints de Lyon. Ce culte, qui s’était renouvelé si glorieusement et avec tant d’éclat, disparut de nouveau. Au commencement du xviiie siècle, il n’en était presque plus question, bien que l’on vît encore dans l’église de Saint-Laurent, rebâtie par la piété de MM. de Mascarini, gentilshommes grisons, le tombeau de Gerson, avec l’épitaphe à la droite de la chaire du prédicateur. Cette même église, convertie en 1793 en magasin de fourrage, fut depuis démolie. Le terrain sur lequel elle était construite fait aujourd’hui partie d’une place publique. »
- V. note [12], lettre 19.
- Iohannes Charlierus de Gerson, in tumulo gloriosus [(La Gloire de Jean Charlier de Gerson renaissante de son sépulcre] (Lyon, 1643, in‑4o).
- V. note [18], lettre 325.
« Nouvelle bibliothèque de livres manuscrits, ou Spécimen des leçons antiques, etc. » du P. Philippe Labbe : v. note [31], lettre 299.
« pour qu’il puisse enfin être à la hauteur sa douce tâche » : Ne blando nequeat superesse labori (Virgile, Géorgiques, livre iii, vers 127) ; sans doute une nouvelle allusion frondeuse de Guy Patin aux relations amoureuses qui étaient supposées exister entre Mazarin et la reine.
« et ce par écrit ».
« des [réponses] par lettre [de Fortunio Liceti faites] aux questions » : v. note [9], lettre 276, pour ces sept séries dont la dernière avait paru en 1650.
La lettre qui suit, à André Falconet, accompagnait en effet celle que Guy Patin destinait à Charles Spon.