De Lyon, ce mardi 15e de janvier 1658.
Je reçus à souhait, le 6e du courant, la belle et agréable vôtre du 28e décembre, pour laquelle je vous remercie de tout mon cœur, espérant que vous en aurez aussi reçu une de ma part de même date. Depuis laquelle, j’ai à vous dire que le sieur Fourmy, [3] notre marchand libraire, a reçu ses balles avec les traités d’Erastus [4] que vous lui avez confiés, lesquels il m’a fait voir, en passant, dans sa boutique. Je ne croyais pas que cet auteur eût tant écrit que cela. Parmi lesdits traités, comme je le visitais, j’ai trouvé Consilia Fernelii [5] fripés, [1] annotés de votre main, que vous avez mis avec par mégarde et que j’ai dit au libraire de vous conserver. Melchior Adamus, [6] qui décrit la vie du dit Erastus, [2] m’a appris qu’outre les traités de médecine qu’il a faits, il avait aussi écrit quelque chose en théologie, mais nous n’avons pas besoin de cela pour notre dessein. Au reste, je ferai tout mon possible de persuader au sieur Fourmy d’entreprendre ce labeur, pour lequel il lui faudra (à ce qu’il m’a dit) un millier d’écus, pour le moins ; qui est la plus grande accroche que j’y voie, [3] et à laquelle il y a bon remède, n’étant pas fâcheux de semer quand on se peut assurer d’une belle et ample récolte.
Je lisais hier le Duret [7] sur les Coaques [8] et trouvai en la page 164, ligne 32, une faute typographique que je ne puis corriger : tensio duritasque incidit in hypochondriorum, per oppressionem accidit. [4][9] Mandez-m’en, s’il vous plaît, votre pensée. Ce qui me faisait jeter l’œil sur ce passage, c’est que je m’amuse quelquefois à mettre en vers latins héroïques les Pronostics d’Hippocrate, [5][10] et en étais à présent au chapitre de Hypochondriis. C’est un divertissement innocent que je me donne pour charmer en quelque façon les ennuis qui m’arrivent. Je ne doute point que d’autres n’aient eu même volonté que moi et n’en soient mieux venus à bout que je ne ferai jamais, mais enfin trahit sua quemque voluptas. [6][11] Peut-être n’aurais-je pas songé à cela si les vers de Franciscus Portus [12] sur le même sujet s’étaient conservés. [7] Cependant, ce travail ne me semble pas entièrement inutile parce qu’il m’oblige à bien envisager les termes dont Hippocrate [13] se sert. [14] Sur quoi il faut que je vous dise qu’en traduisant le chapitre 6 qui parle de stridore dentium, [8][15] et qui est couché comme s’ensuit Οδοντας δε πριειν εν πυρετοισιν, οκοσοισι μη ξυνηθες εστιν απο παιδων, μανικον και θανατωδες, αλλα προλεγειν απ′ αμφοιν κιδυνον εσομενον, [9] ces mots απ′ αμφοιν [10] m’ont tenu longtemps en suspens pour savoir à quoi on devait les rapporter ; mais ayant conféré ce texte avec un autre qui se trouve dans les Coaques, où je trouve Οδοντας η συνεριζειν η πριειν, [11] j’ai reconnu que le texte du Pronostic pouvait être défectueux de cette particule συνεριζειν, sans laquelle ces mots de απ′ αμφοιν ne se pouvaient soutenir ni bien expliquer. C’est pourquoi j’ai inséré, ou expliqué dans mes vers ledit mot de συνεριζειν :
In febre si frendat, vel stridat dentibus æger,
Qui tamen hoc facere a tenero non sueverat ungue,
Fac maniam, aut hominis fatum opperiare supremum :
Interea impendens prædic ab utroque periclum. [12]
Toutefois, si je me trompe ou non, je vous en fais juge, vous suppliant de supporter mes faiblesses. Ce M. le président Nicole de Chartres, [16] duquel vous me mandez qu’on imprime un Claudian en français, [17] me semble un excellent poète français dans le recueil de ses pièces curieuses qu’il a ci-devant données au jour et que j’ai vues chez le sieur Duhan, [18] libraire de cette ville. [13] À propos de poètes et de poésies, ma femme [19] a apporté de Paris un livre en vers intitulé Emanuel ou Paraphrase évangélique, fait par un certain Philippe Le Noir. [20] Je vous prie de me dire un peu qui est cet homme-là. [14] C’est un nommé René Rousseau, [21] en rue Galande, [22] qui a imprimé son livre, lequel je trouve bien joli et à mon gré pour le sujet qu’il traite. [15]
Notre accouchée, qui vous baise très humblement les mains, se porte fort bien, grâces à Dieu, aussi bien que sa petite que nous fîmes baptiser le 30e décembre et qui a été nommée Dorothée. [16][23] Par votre dernière, en me parlant de l’évêque de Nîmes, [24] vous m’avez dit la pure vérité, me disant que c’était un dangereux garçon puisqu’en effet, à peine était-il bien arrivé dans Nîmes [25] qu’il a failli d’y causer une combustion générale, lui et le comte de Bioule, [26] lieutenant de roi dans ce pays-là. Il y a eu des morts et des blessés dans ce désordre que vous pourrez avoir su d’ailleurs par le menu. [17] Dieu nous garde de ces esprits violents et brouillons qui ne tâchent qu’à troubler l’eau pour y mieux pêcher. L’on m’a dit que le chevalier Paul [27] avait passé par cette ville, revenant de la cour, et qu’il allait en Provence pour un embarquement qui se minute sans qu’on sache pour quoi faire. Le sieur Pierre Rigaud [28] m’a dit qu’il faisait imprimer in‑fo le Fernel [29] sur la copie du dernier imprimé in‑4o en Hollande où il y a quelques notes et beaucoup de fautes, auxquelles je l’ai averti de faire prendre garde. [18] Il m’a montré quelques manuscrits qu’on lui a envoyés d’Espagne pour les imprimer, dont l’auteur est Dom Pedro Michele, [30] dernier archiatre du roi catholique, [31] décédé depuis peu. J’en ai lu quelque chose qui m’a fort édifié. Il y a des commentaires sur les Histoires épidémiques d’Hippocrate où il enchérit et épilogue parfois sur Mercurial [32] et Phrygius ; [33] item, un beau et ample traité de Febribus malignis. [19] Il me souvient que feu M. Moreau [34] avait battu le même fer dans ses leçons publiques, je dis tant les Histoires épidémiques d’Hippocrate que le sujet des fièvres malignes ; [35] et qu’est devenu tout cela ? M. Robert, [36] notre procureur, a fait savoir à notre Collège [37] qu’il avait été dans l’assemblée de votre Faculté pour l’assurer des respects que notredit Collège avait toujours eus pour elle. Je vous prie me mander si cela est vrai et comment son compliment a été reçu. [20] Obligez-moi aussi, je vous prie, de lui présenter mes très humbles baisemains. Je vous conjure de m’aimer toujours et d’être très persuadé que je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,
Spon, D.M.
1. |
V. note [16], lettre 79, pour la première édition du Consiliorum medicinalium liber… [Livre de Consultations médicales…] de Jean Fernel (Paris, 1582). |
2. |
La vie de Thomas Erastus {a} occupe les pages 242‑246 des : Vitæ Germanorum Medicorum : qui seculo superiori, et quod excurrit, claruerunt : congestæ et ad annum usque m dc xx. deductæ a Melchiore Adamo. Cum indice triplici : personarum gemino, tertio rerum. Adam y résume la brillante production d’Éraste page 245, notamment dans ces deux paragraphes : Inde in praxi satis fuit felix : multisque hydrope, epilepsia, podagra, et aliis compluribus morbis, quos Paracelsus incurabiles facit, divina gratia adiuvante, graviter laborantibus, sanitatem restituit. |
3. |
Accroche : « retardement qui arrive en quelque affaire à cause de quelque difficulté qui y survient » (Furetière). |
4. |
« une tension avec induration se développe dans l’hypocondre, qui évolue jusqu’à l’oppression. » Spon a biffé le or de hypochondriorum (génitif de hypochondria, hypocondres, substantif qui est neutre et pluriel) pour le transformer en hypochondrium (accusatif singulier) : v. notes [4], lettre 514, pour l’avis de Guy Patin sur cette incertitude grammaticale, et [10], lettre 33, pour les Prénotions coaques d’Hippocrate traduites et commentées par Louis Duret. |
5. |
Vers héroïques : « vers alexandrins de 12 à 13 syllabes, parce que les poèmes héroïques en sont composés » (Furetière). Προγνωστικον [Le Pronostic] est un traité hippocratique majeur et tenu pour absolument authentique. Κοακας προγνωσας [Les Prénotions coaques (de Cos)] en sont un développement tardif rédigé par d’autres mains. En bon traducteur et commentateur, Charles Spon allait d’ailleurs expliquer à Guy Patin qu’il se servait des secondes pour éclaircir le sens du premier. V. note [8], lettre 324, pour deux autres poèmes héroïques de Spon sur la myologie. |
6. |
« chacun a son penchant qui l’entraîne » (Virgile, Bucoliques, églogue ii, vers 65). A paru trois ans plus tard : Caroli Sponii, Doct. Med. Lugdunæi, Sibylla Medica : Hippocratis libellum Prognosticon, heroico carmine latine exprimens. Ad Illustr. Virum, Guidonem Patinum Bellovacum, Doct. Med. Ordinis Parisiensis, Consil. Medicumque Regium, necnon Regium Anatomices ac Botanices in Acad. Parisina Interpretem. En voici la dédicace :
Spon avait de même façon traduit en vers latins les Aphorismes d’Hippocrate, mais ils n’ont pas été imprimés. |
7. |
V. note [2], lettre 359, pour François Duport, doyen de la Faculté de médecine de Paris (1604-1606), qui, comme Charles Spon, avait le goût de mettre les textes médicaux grecs en vers latins. |
8. |
« du grincement de dents ». La médecine moderne a emprunté au grec pour lui forger le nom de bruxisme (mot apparu vers 1950), et Nysten a ainsi défini le grincement des dents : Bruit produit par le frottement des dents l’une contre l’autre. Il n’est pas rare pendant le sommeil des enfants, surtout à l’époque de la deuxième dentition, et pendant le sommeil agité des adultes. Il se produit aussi durant les méningites, etc. » |
9. |
Littré Hip (Le Pronostic, § 4, volume 2, page 121) donne cette traduction de ce passage :
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10. |
« s’ils vont ensemble ». |
11. |
« ou grincer ou craquer des dents ». |
12. |
« Si, au cours de sa fièvre, le malade grince ou craque des dents, à moins qu’il n’ait eu l’habitude de le faire depuis la plus tendre enfance, alors fais-en un délire, et sache qu’il faut s’attendre à la mort de cette personne ; s’il fait les deux ensemble, annonce l’imminence d’un grand péril. » Ce sont les vers 21‑24 (section i, page 7) de la Sibylla. Dans ce passage du Pronostic d’Hippocrate, Charles Spon jugeait donc qu’il manquait un mot au texte (craquer), et que grincement et craquement des dents sont les deux phénomènes qui « vont ensemble » ; Littré ne l’a pas compris de la même manière, pensant très explicitement que ce sont la fièvre et le délire. |
13. |
Recueil de diverses pièces choisies, traduites en vers français, d’Horace, Ovide, Sénèque le Jeune, Martial et Catulle, et autres poésies, par M. Nicole. {a}
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14. |
Emanuel, {a} ou Paraphrase Évangélique, comprenant l’Histoire et la Doctrine des quatre Évangiles de Jésus-Christ Notre Seigneur. Poème chrétien divisé en 15 livres. Dédié à Madame la duchesse de Rohan, princesse de Léon, etc. {b} Par Philippe Le Noir. {c}
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15. |
René Rousseau, apprenti en 1644, avait été reçu libraire-imprimeur en mars 1657. Embastillé le 10 janvier 1667 pour délit d’imprimerie, il fut relaxé le 12 janvier et déchu de son titre d’imprimeur le 17 février suivant (Renouard). La rue Galande, où était installée la librairie de Rousseau, existe toujours dans le ve arrondissement de Paris, entre la rue Saint-Jacques et la rue Dante. |
16. |
V. note [6], lettre de Charles Spon datée du 28 décembre 1657. |
17. |
Deux partis adverses avaient séparément procédé aux élections de consuls de Nîmes : celui de Grand-Croix, attaché à l’évêque Cohon, et celui de Petite-Croix, à dominance calviniste. L’élection de la Grande-Croix avait été confirmée par le Conseil du roi et celle de la Petite-Croix, par le parlement de Toulouse. Les partisans de la Grande-Croix avaient voulu installer leurs élus, mais ceux de la Petite-Croix, refusant de leur livrer les archives de la ville, s’y étaient opposés, avec le soutien de la population. Armand Angelras (Le Consulat nîmois, histoire de son organisation, thèse pour le doctorat de la Faculté de droit de Montpellier, 1912, pages 170‑172) :
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18. |
V. notes : [22], lettre 509, pour l’armée qui partait réprimer les troubles de Naples ; et [16], lettre de Charles Spon, le 28 décembre 1657, pour ce projet de réimprimer l’Universa medicina de Jean Fernel. |
19. |
Charles Spon annonçait avec sept ans d’avance la parution de deux des quatre tomes des :
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20. |
Guy Patin allait révéler à Charles Spon qu’Antoine Robert, procureur du Collège des médecins de Lyon, inventait : jamais l’assemblée de la Faculté de Paris ne l’avait reçu (v. note [10], lettre 514). |
a. |
Lettre autographe de Charles Spon à Guy Patin : ms BIU Santé no 2007, fos 300 ro‑301 vo ; Pic no 15 (261‑265). |