L. 585.  >
À André Falconet,
le 25 novembre 1659

Monsieur, [a][1]

L’on parle fort ici du décri des monnaies, et principalement de celles d’or. Le duc de Lorraine [2] est attendu à Blois [3] chez M. le duc d’Orléans. [4] En peu de jours, il a mandé de deçà le prince François. [1][5] Son pays [6] lui est rendu sans rien excepter, mais on abat toutes les fortifications de Nancy. [7] Le milord Lambert [8] a cassé le Parlement d’Angleterre, [9] mais il vient une armée d’Écosse conduite par le colonel Monck [10] contre Lambert, pour ledit Parlement. [2]

Enfin, notre Saint-Père le pape [11] a promis aux religieuses de la Visitation [12] de canoniser leur fondateur, le bienheureux François de Sales, [13] évêque de Genève, [14] mais il leur en coûtera de bonnes nippes : Iupiter iste Capitolinus longe callidior est ac astutior Numa Pompilio, cui tamen post multa sæcula successit nec intestatus ; [3][15][16] tous biens sont communs, il n’y a plus rien que le moyen de les avoir. Quelle vilenie dans la chrétienté ! les Turcs n’ont-ils pas de quoi se moquer de nous ? Tant dépenser d’argent pour une bagatelle politique ! telles sommes bien employées serviraient à conquérir un royaume sur les infidèles. Exclamet Melicerta perisse frontem de rebus ; [4][17][18] mais le masque en est levé, il n’y a plus de vergogne au monde. L’impudence est permise, ce sont les impudents qui gouvernent le monde, et cela n’est point d’aujourd’hui, quelqu’un l’a dit dans Hérodote. [5][19]

On dit que les deux rois sont d’accord de signer la paix, [20] tous deux en un même jour. [6] Il y a commission donnée à la Cour pour faire exécuter le traité de paix en Italie, savoir de rendre aux Espagnols Mortare [21] et Valence, [22] et Verceil [23] à la duchesse de Savoie ; [24] Pignerol [25] nous demeure. C’est un nommé Le Gaumont [26] qui doit aller en Italie, c’est un homme sans littérature, mais qui a bon sens et une bonne politique ; il a du flegme assez pour faire enrager les Italiens [27] Il est frère du célèbre avocat qui a soin des affaires particulières de Mazarin. [7] Un autre a le même ordre pour la Flandre. [28]

Plusieurs seigneurs font faire de beaux carrosses pour venir ici voir la cérémonie de l’entrée du roi [29] quand il amènera sa femme, l’infante d’Espagne. [30] On dit que le prince de Condé [31] sera bientôt ici. On a imprimé en Hollande un livret intitulé Traité politique, etc. que tuer un tyran n’est pas un meurtre. On dit qu’il est traduit de l’anglais, mais le livre a premièrement été fait en français par un gentilhomme de Nevers [32] nommé M. de Marigny, [33] qui est un bel esprit. [8] Cette doctrine est bien dangereuse et il serait plus à propos de n’en rien écrire. Je n’aime point qu’on fasse tant de livres de venenis [9] par la même raison. J’ai toujours en vue le bien public et je n’aime point ceux qui y contreviennent. Nous avons fait hier une consultation [34][35] pour un Lyonnais, M. Rainssant [36] et moi : c’est pour un procureur de Lyon nommé Tevenet ; [37] M. de Rhodes [38] nous en a fait le récit sur l’écrit de Monsieur son père [39] et nous avons conclu que c’était une hydropisie, [40] même mortelle, étant jointe à un asthme [41] et à 49 ans, où il n’y a plus d’effort à espérer de la chaleur naturelle. Cette sorte d’hydropisie ascite n’a plus d’espérance quand elle vient d’avoir bu son vin tout pur et les Grecs disaient en ce cas-là τουτο εστιν ανελπιστον και ανιατον. [10] C’est à vous d’en décider. Je vous puis donner pour la présente une fidèle déposition de notre constance dans le chemin de la vertu, Dieu veuille que ce soit pour toujours : monsieur votre frère [42] vint hier céans y voir son neveu, [43] qui lui dit qu’il attendait réponse de vous.

On fait ici le procès à un des chefs des sabotiers [44] nommé M. Bonnesson, [45] gentilhomme du pays de Beauce. [11] Il a été conduit de la Bastille [46] au Grand Conseil qui a charge de lui faire son procès, mais ils n’en peuvent venir à bout : il ne parle point, il demande son renvoi à la Chambre de l’édit [47] parce qu’il est huguenot, [48] et n’a rien voulu répondre aux demandes et questions qu’on lui a faites comme il avait été amené avec une escorte de 300 hommes de la Bastille au Grand Conseil ; il y a même été remmené ; il a présenté requête au Parlement pour obtenir son renvoi. Hier furent faites au Parlement les harangues d’entrée par MM. le premier président [49] et l’avocat général, savoir MM. de Lamoignon et Talon. [50] On dit que tous deux ont bien fait sur la paix et en louant hautement ceux qui y ont travaillé, mais que M. Talon a été trop long.

Le cardinal Mazarin [51][52] doit arriver aujourd’hui à Toulouse. [12][53] Il a passé par Dax (l’évêché du P. Le Boux) [54] où il s’est baigné dans les eaux chaudes [55] qui sont en ce pays-là. [13][56] Cela peut-il guérir la pierre, [57] la goutte et les hémorroïdes ? [58] Je ne sais plus comment on peut vivre ni ce qu’il faut faire en ce siècle pervers, extravagant et fantasque ; je ne vois plus de règle nulle part. Je traite un Normand qui vient d’Angleterre, fort huguenot et fort royaliste, qui déplore le malheur de ce pays-là et la mauvaise fortune de ce roi [59] prétendu et prétendant. On imprime en Hollande un beau livre fort savant et fort curieux de M. Samuel Bochart, [60] ministre de Caen, [61] qui a ci-devant fait le Phaleg et le Chanaan. Cet autre sera de Animantibus Sacræ Scripturæ, il y aura deux volumes in‑fo. Joseph Scaliger [62] disait qu’il y avait bien des choses en la Sainte Écriture que personne ne savait et entre autres, de certains bois, oiseaux et poissons. C’est pourquoi il avait écrit un certain livre de Insolubilibus Sacræ Scripturæ qu’il aima mieux brûler que le donner à M. le président de Thou, [63] ce qu’il fit en dépit des jésuites qu’il aimait autant que les juifs font Jésus-Christ. Il avait aussi écrit une géographie de la Sainte Écriture, laquelle fut pareillement brûlée. [14] Je vous baise les mains et suis de tout mon cœur votre, etc.

De Paris, ce 25e de novembre 1659.

Vous serez bien aise d’apprendre que monsieur votre fils a beaucoup profité de vos lettres car il se lève matin et emploie bien son temps ; celui même qu’il pourrait donner à son divertissement est souvent employé à lire Borboniana, Grotiana et Naudæana. Il rit sous cape quand il y trouve quelque chose à son gré, et cela lui arrive souvent. Aussi ces manuscrits prennent les gens par le nez et les empêchent de devenir de grands sots. Cela me réjouit. [15][64][65][66]


a.

Réunion de deux lettres de dates très proches :

1.

De Paris (« de deçà »), Charles iv, duc de Lorraine, faisait venir (« mandait ») son frère Nicolas-François (v. note [32], lettre 1023). Grâce à l’intercession de Gaston d’Orléans, qui demeurait alors à Blois, les choses se présentaient favorablement pour la Lorraine dans les transactions qui s’engageaient alors autour de la prochaine paix des Pyrénées. Le duché s’était pourtant rangé, contre Louis xiv et Mazarin, du côté des Espagnols et de Condé.

2.

George Monck (Merton, Devonshire 1608-1670), général anglais, avait d’abord servi la cause royale dans la révolution anglaise. Après un emprisonnement de deux années dans la Tour de Londres (1644-1646), il s’était converti à la cause républicaine pour devenir, sur terre et sur mer, l’un des plus solides soutiens d’Oliver Cromwell. Les graves perturbations que connaissait la République depuis la mort de son Lord Protecteur (destitution de son successeur Richard Cromwell, dissolution du Parlement, soulèvement de Booth) résolurent Monck, qui assurait alors le commandement militaire de l’Écosse, à se faire le champion de la restauration royale.

Son premier acte fut de soutenir le Parlement moribond contre Lambert et son Conseil des officiers. Lambert décida de marcher contre Monck le 13 novembre 1659, mais ce fut en vain : ses troupes se débandèrent en raison du mauvais temps et de l’absence de solde. Victorieux sans s’être battu, Monck fut nommé général en chef de toutes les forces d’Écosse et d’Angleterre par le Parlement qui se reconstitua le 6 janvier 1660. À la tête de son armée écossaise, Monck allait se mettre en marche le 11 janvier pour atteindre et investir Londres le 13 février, puis être le premier à accueillir Charles ii quand il remit le pied dans son royaume, le 4 juin suivant, à Douvres. Monck allait crouler sous les honneurs et les récompenses, dont la moindre ne fut pas le duché d’Albemarle.

3.

« ce Jupiter capitolin est de beaucoup plus rusé et fin que Numa Pompilius [deuxième roi de Rome, v. note [36], lettre 527] ; le voilà pourtant son successeur après tant de siècles, et lui n’est pas sans descendance ».

Mort à Lyon le 28 décembre 1622, béatifié le 28 décembre 1661 (Guy Patin anticipait ici sur l’issue du procès entamé en 1627), François de Sales (v. note [1], lettre 251), fondateur de l’Ordre de la Visitation (v. note [1], lettre 416), n’allait être canonisé que le 19 avril 1665 par le pape Alexandre vii, puis proclamé docteur de l’Église le 16 novembre 1877 par Pie ix.

4.

« Mélicerte s’écrierait qu’il n’existe plus de pudeur » : Perse (v. note [12], lettre 335).

5.

Je n’ai pas trouvé à quel passage des Histoires (neuf livres) d’Hérodote d’Halicarnasse Guy Patin faisait ici allusion.

6.

V. note [17], lettre 573, pour l’île des Faisans où Mazarin et don Luis de Haro avaient signé la paix des Pyrénées le 7 novembre 1659.

7.

Jean de Gaumont (mort en 1665), prieur de Moret, avait été reçu conseiller clerc en la deuxième Chambre des requêtes du Parlement de Paris en 1639. Son frère, André, sieur de Saussay, était avocat en Parlement, puis devint conseiller d’État (Popoff, no 1287).

8.

Jacques Carpentier de Marigny : {a}

Traité politique, composé par William Allen Anglais, et traduit nouvellement en français, où il est prouvé par l’exemple de Moïse, et par d’autres, tirés hors de l’Écriture, que tuer un tyran, titulo vel exercitio{b} n’est pas un meurtre. {c}


  1. V. note [23], lettre 430.

  2. Latin expliqué page 17 :

    « La loi civile déclare qu’il y a deux sortes de tyrans : tyrannus sine titulo et tyrannus exercictio. L’un est appelé tyran parce qu’il n’a point de droit de gouverner ; l’autre, à cause qu’il gouverne tyranniquement. »

  3. Lyon, sans nom, 1658 petit in‑fo de 94 pages ; dédié « À Son Altesse Olivier Cromwell » et « À tous les officiers et soldats de l’armée qui se ressouviennent de leurs engagements et qui osent être gens d’honneur ».

    L’auteur, qui appelait ouvertement à l’assassinat de Cromwell, est probablement Silius Titus (1623-1704), colonel dévoué à Couronne britannique, qui devint membre du Parlement après la Restauration (1660).


9.

« sur les poisons ».

10.

« cela est sans espoir ni remède. » Sur un cas probable de cirrhose alcoolique ayant atteint un stade fort avancé, Guy Patin a ici bien expliqué comment se pratiquait la consultation médicale par correspondance.

11.

Épilogue du sanglant soulèvement fiscal des sabotiers en Sologne (v. note [1], lettre 528) : Gabriel de Jaucourt, sieur de Bonnesson (v. note [10], lettre 587), allait être décapité le 13 décembre.

12.

Le 22 novembre, le roi alla à deux lieues de Toulouse à la rencontre du cardinal Mazarin qui arrivait de Saint-Jean-de-Luz (Levantal).

13.

Dax (Landes), en Gascogne, sur l’Adour, est toujours réputée pour sa source d’eaux chaudes soufrées, et le siège d’un évêché dont le titulaire était alors Guillaume Le Boux (v. note [8], lettre 519).

14.

Guy Patin citait :

  1. de Samuel Bochart,

    • les deux parties de la « Géographie sacrée », Phaleg et Chanaan ; {a}

    • et la première partie du Hierozoïcon, sive bipertitum opus de animalibus S. Scripturæ. Pars prior agit libris quatuor de animalibus in genere, et de quadrupedibus viviparis et oviparis. Pars posterior agit libris sex de avibus, serpentibus, insectis, aquaticis et fabulosis animalibus. Cum Indice septuplici : i. Locorum Scripturæ. ii. Auctorum qui citantur. iii. Vocum Hebraici, Chaldaici, Syriaci, Samaritanici, et Æthioipici Sermonis. iv. Vocum Arabicarum. v. Græcarum. vi. Romanorum, quæ passim explicantur. vii. Rerum,

      [Bestiaire sacré, ou ouvrage en deux parties sur les animaux de la Sainte Écriture. La première partie traite en quatre livres des animaux en général, puis des quadrupèdes vivipares et ovipares. La seconde partie traite en six livres des oiseaux, des serpents, des insectes, des animaux aquatiques et des animaux légendaires. Avec un septuple index des : i. Passages de l’Écriture ; ii. Auteurs cités ; iii. Mots des langues hébraïque, chaldaïque ; syriaque, samaritaine et éthiopienne ; iv. Mots arabes ; v. grecs ; vi. latins qui sont partout expliqués ; vii. Choses] ; {b}

  2. de Joseph Scaliger, {c} deux manuscrits inédits sur les Énigmes et la Géographie de la Sainte Écriture. {d}


    1. Caen, 1646, v. note [34], lettre 237.

    2. Londres, Tho. Roycroft, 1663, in‑fo de 1 094 colonnes ; deux autres parties ont paru en 1712.

    3. Mort en 1609, v. note [5], lettre 34.

    4. Je n’ai rien trouvé dans la correspondance de Scaliger, mais le Secunda Scaligerana (1740, page 194) contient cette oiseuse entrée sur le sujet :

      « Animaux de la Bible. On en ignore aujourd’hui les noms ; mais les Juifs reconnaissent par une autre marque ceux qui leur sont défendus < sic pour permis >, à savoir par une marque générale, qui est de ceux qui avaient l’ongle fendu, et qui pouvaient ruminer. »

15.

Recueils, alors manuscrits mais imprimés depuis, au moins en partie, et qui figurent dans notre édition (v. note [17] de l’Introduction aux ana), contenant les bons mots (ana) tirés par Guy Patin de ses conversations avec trois de ses amis :

Si cette lettre était autographe, nous aurions là une preuve absolument irréfutable que Patin a colligé ces trois ana.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À André Falconet, le 25 novembre 1659

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=0585

(Consulté le 29/03/2024)

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