L. 726.  >
À Charles Spon,
le 21 février 1662

Monsieur, [a][1]

J’ai reçu ce matin votre dernière des mains de M. de Gonsebac [2] qui est un honnête homme (vous n’en mettez point d’autres en besogne). Il m’en avait rendu une autre il n’y a que six jours, de M. Baumgartner [3] que connaissez, médecin de leur ville de Saint-Gall, [4] de la science et expérience duquel il se loue fort. La lettre qu’il m’a écrite est fort belle et bien faite, il est savant et bon ouvrier, il a appris à travailler de chirurgie chez M. Jamot, [5] chirurgien de la Charité, qui est tout près d’étouffer d’une forte apoplexie, [6] tant il est gros et gras, et replet, imminet ictus sanguinis[1] Je vous remercie du Rod. Castrensis[7] il m’en vient une demi-douzaine par le coche d’eau, [2][8] que M. Falconet m’a achetés. J’aime mieux avoir cet autre que vous m’indiquez, savoir le Bauderon in‑4o[9] Nous y verrons ce qu’y aura fait l’apothicaire Verny. [3][10] Il y a longtemps que je n’ai point vu M. de Sorbière, [11] je le chercherai pour ce que me mandez de lui. Pour le paquet de livres que je vous ai envoyé, je vous prie de l’avoir agréable. Il est dans une balle adressée à M. de La Garde [12] par M. Josse. [13] Vous y trouverez quelque chose de beau, mais je ne sais quand vous l’aurez, d’autant qu’ils se plaignent fort des voitures à cause des mauvais chemins. Il n’y a point ici de peste [14] ni même guère de malades, hormis quelques quartanaires ; [15] mais le pain y est bien cher, [16] il vaut encore 4 sols et demi la livre. Les rues sont pleines de mendiants, nonobstant l’Hôpital général. [17] Il me semble que tous ces livres de M. de Tournes [18] que me mandez sont tous bons. J’en ai quelques-uns céans, j’ai mandé les autres qui me viendront. Le moindre que je sache est celui des deux cardinaux, Richelieu [19] et Mazarin, [20] qui ont été deux grands larrons. Geier de superstitione numquam vidi[4][21] Epistolas Reinesii habeo ante annum[5][22] vous y êtes nommé. On s’en va ici imprimer l’histoire de ce qui s’est fait et passé en France depuis la mort du cardinal de Richelieu jusqu’à celle du Mazarin, c’est un livre latin fait par M. Priolo, [23] jadis médecin de feu M. de Rohan. [6][24] M. le comte de Brienne, [25] secrétaire d’État, m’en a fait voir quelque chose, dont il fait grand cas. M. Huguetan l’avocat [26] connaît bien cet auteur, et moi je salue de tout mon cœur M. Huguetan et mademoiselle votre femme. On imprime en Hollande les mémoires de M. le duc de La Rochefoucauld [27] touchant la dernière guerre de Paris et ceux de M. de La Châtre, comte de Nançay. [7][28] On dit ici que l’affaire du duché de Lorraine [29] et de son achat est une affaire échouée : celui qui veut vendre [30] n’en a pas le pouvoir, le duché ne lui appartient point, et celui qui peut vendre n’en a aucune envie ; c’est le prince Charles [31] (fils du prince François) [32] qui s’est prudemment sauvé d’ici et s’est retiré en Allemagne, après avoir fait ici les protestations légitimes contre le procédé de son oncle. [8] On parle ici d’une nouvelle Histoire de Dauphiné in‑fo faite par M. Chorier, [33][34] que je connais, et d’une autre de la ville de Lyon en deux volumes in‑fo nouvellement achevée, de laquelle deux pères de la Société sont auteurs ; [9][35][36] j’espère qu’on ne manquera pas d’envoyer ici de l’un et de l’autre quand ils seront achevés. On imprime toutes les œuvres d’Érasme en sept tomes in‑fo à Rotterdam [37] en Hollande, sa ville natale, aux dépens du public. J’espère que ce sera un bel ouvrage, [10] j’aimerais mieux être Érasme que d’avoir été duc de Lorraine. [38] M. Vander Linden [39] m’a écrit qu’il fait commencer un Hippocrate nouveau, grec et latin, à Leyde, [40] avec ses notes. [11] Il aime fort l’Hippocrate, [41] mais en récompense, il n’aime guère Galien [42] qu’il méprise fort et condamne où il peut. Toutes ces passions sunt lusus ingeniorum, imo ludibria[12] Dans le catalogue des livres de MM. de Tournes, il y en a un de Mart. Schoockius de Cervisia [43][44] qu’il m’a dédié. [13] C’est un petit in‑12, je ne vous en envoie point d’autant que je n’en ai aucun exemplaire. Je lui ai écrit et l’ai remercié, j’ai grande envie de voir ce qu’il me répondra. Je recommencerai mes leçons [45] publiques, Dieu aidant, d’aujourd’hui en huit jours dans la salle de Cambrai[46] Vale et me amare perge.

Tuus ex animo, Guido Patin[14]

De Paris, ce mardi 21e de février 1662.

Plusieurs médecins sont morts depuis peu : M. Richelet à Reims, [47] M. Thibault à Joigny, [48] M. Du Sausoy [49] à Abbeville, M. de Fontenettes à Poitiers, [50] M. Belin à Troyes, [51] M. Patin à Chartres, etc., [15][52][53] tous savants et habiles hommes. Mors nulli parcit[16] plaise à Dieu que notre tour ne vienne pas si tôt. Vale et me ama[17]


a.

Ms BnF no 9357, fos 352‑353, « À Monsieur/ Monsieur Spon,/ Docteur en médecine,/ À Lyon ». Au revers, à côté de l’adresse, de l’écriture de Charles Spon : « 1662./ Paris, adi 21 février./ Lyon, 7 mars. Rispost./ Adi 14 mars. »

1.

« un coup de sang [une apoplexie, v. note [19], lettre 104] menace. »

Dans notre édition, la seule lettre de Guy Patin à Tobias Baumgartner est datée du 18 février 1662.

2.

V. note [8], lettre 709, pour le traité sur les signes des maladies d’Estevan Roderigo de Castro (Lyon, 1661).

Le coche d’eau, bateau public et couvert qui servait à « voiturer les personnes et les marchandises sur les rivières; » (Furetière), était tiré par des chevaux pour remonter le courant. Celui de Lyon empruntait la Saône jusqu’à Chalon (en deux jours et demi, mais seulement deux en sens inverse), où voyageurs et bagages étaient déchargés pour prendre la route de Paris par Nevers, Briare, Montargis et Fontainebleau.

3.

Ce livre, publié pour la première fois à Lyon, Jean-Antoine ii Huguetan et Marc-Antoine Ravaud, 1662, in‑4o, a été rééditée, exactement à l’identique, dix ans plus tard :

La Pharmacopée de Bauderon, {a} revue et exactement corrigée, en plus de treize cents endroits, des fautes qui s’étaient glissées dans les précédentes éditions. Et de nouveau augmentée de plusieurs Remarques fort utiles, tant sur la Thériaque, {b} où il est amplement traité de ses Substituts, que sur d’autres Compositions curieuses et nécessaires aux Médecins, Apothicaires, Chirurgiens, et autres. Avec la réponse à l’Apologie de M. Jean Zwelfer, {c} Médecin de Sa Majesté Impériale ; et un examen des ingrédients de la Confection d’Alkermes {b} qu’il a inventée et décrite dans sa Pharmacopée Royale. Par François Verny, {d} Maître Apothicaire Juré en la Faculté de Médecine à Montpellier. Dernière édition. {e}


  1. V. note [15], lettre 15.

  2. V. note [9], lettre 5.

  3. V. notes [2], lettre 312, et [12], lettre 1011.

  4. V. note [9], lettre 736.

  5. Ibid. Jean Girin et Barthélemy Rivière, 1672, in‑4o en deux livres de 534 et 415 pages ; plusieurs rééditions ultérieures.

4.

« Je n’ai jamais rien vu de Geier sur la superstition » :

Disquisitio Theologica de Superstitione, Autore Martino Geiero S. Th. D. Professore P. atque ad S. Thom. Pastore

Recherche théologique sur la Superstition, par Martinus Geierus, {a} professeur public de théologie sacrée et pasteur de l’église Saint-Thomas. {b}


  1. Martin Geier (Leipzig 1614-Freiberg 1680), théologien luthérien, a aussi publié quelques ouvrages principalement consacrés à la théologie hébraïque.

  2. Leipzig, Johan-Ericus Hahnius, 1660, in‑4o de 8 feuilles.

5.

« J’ai les lettres de Thomas Reinesius depuis plus d’un an » (Leipzig, 1660, v. note [22], lettre 662, pour cet ouvrage et la mention de Charles Spon qui s’y trouve).

6.

V. notes [9] et [10], lettre 637, pour Benjamin Priolo et son ouvrage historique ; mais avec étourderie de Guy Patin, car Priolo n’a pas été médecin, mais secrétaire des ducs de Rohan puis de Longueville.

7.

V. note [3], lettre 722, pour ces deux recueils de mémoires (Cologne, 1662).

8.

V. note [4], lettre 724, pour la querelle de légitimité qui opposait Charles v de Lorraine et son père, François-Nicolas, à Charles iv, qui était respectivement leur oncle et frère.

9.

V. notes [9], lettre 625, pour l’Histoire de Dauphiné de Nicolas Chorier (Grenoble, 1661), et [4], lettre 679, pour les deux volumes d’Histoire de Lyon des R.P. Charles Du Lieu et Jean de Saint-Aubin (publiés en 1666).

10.

Cette édition de Rotterdam, déjà évoquée par Guy Patin avec émotion, ne parut pas : v. note [9], lettre 488.

11.

Annonce des :

Magni Hippocratis Coi Opera omnia. Græce et Latine edita, et ad omnes alias Editiones accommodata. Industria et diligentia Joan. Antonidæ Vander Linden, Doct. et Professoris Medicinæ Practicæ primi in Academia Lugduno-Batava.

[Œuvres complètes d’Hippocrate de Cos, en grec et latin, accordées avec toutes les autres éditions. Par l’application et la diligence de Johannes Antonides Vander Linden, docteur et premier professeur de pratique médicale en l’Université de Leyde]. {a}


  1. Leyde, Daniel, Abraham et Adrian van Gaasbeeck, 1665, 2 volumes in‑8o de 1 034 et 878 pages ; ouvrage posthume édité par les soins d’Hendrik Vander Linden, fils aîné de l’auteur (v. note [4], lettre latine 186).

La première des pièces laudatives, au début du premier tome, est cette épigramme de Guy Patin :

In Novam Editionem Operum Magni HIPPOCRATIS, Orthodoxorum Medicorum Principis, a Viro Cl. Joanne Ant. vander Linden Eximio Doctore restauratam.

Cum Dictatoris summi lex mystica tradat,
Fallere vel falli, grande nefas Medico,
Multa laude librum cumulandum censeo, nam qui
Spectat Lindanum, spectat et Hippocratem.

Guido Patin, Bellovacus, Doct. Med. Paris. et Profess. Regius
.

[Sur la nouvelle édition des Œuvres du grand HIPPOCRATE, prince des médecins orthodoxes, rétablie par le très distingué et éminent docteur MJohannes Antonides Vander Linden.

Tromper ou se tromper, bien que le Juge suprême énonce cette loi mystérieuse, {a} c’est un grand sacrilège pour le médecin. Je pense que ce livre doit être comblé de tous les éloges, car qui contemple Vander Linden, contemple en même temps Hippocrate.

Guy Patin, natif de Beauvaisis, docteur en médecine de Paris et professeur royal].


  1. Référence incertaine (car c’est un auteur dont Patin n’a jamais parlé dans ses lettres) au Proœmium [Préambule] du Breviloquium [Bref discours] de saint Bonaventure (Bagnoregio vers 1217-Lyon 1274, moine franciscain, archevêque, cardinal, saint et docteur de l’Église catholique), section intitulée De Modo procedendi ipsius sacræ Scripturæ [Manière de procéder de la Sainte Écriture] :

    Quoniam igitur hi modi narrativi non possunt fieri per viam certitudinis rationum, quia particularia gesta probari non possunt; ideo ne Scriptura ista tanquam dubia vacillaret, ac per hoc minus moveret, loco certitudinis rationis providit Deus huic Scripturae certitudinem auctoritatis, quae adeo magna est, quod omnem perspicuitatem humani ingenii superexcellit. Et quia non est certa auctoritas ejus, qui potest fallere et falli ; nullus autem sit, qui falli non possit, et fallere nesciat, nisi Deus, et Spiritus sanctus : hinc est, quod ad hoc, quod Scriptura sacra modo sibi debito esset perfecte authentica, non per humanam investigationem est tradita, sed per revelationem divinam.

    [Ces modes narratifs ne peuvent procéder par voie de certitude rationnelle, car les faits particuliers ne peuvent être démontrés. De peur que cette Écriture Sainte ne vacille comme douteuse et risque ainsi de moins entraîner, Dieu a donc donné à cette Écriture Sainte, au lieu de la certitude rationnelle, la certitude de l’autorité, certitude si grande qu’elle surpasse toute la perspicacité de l’esprit humain. Or l’autorité n’est pas certaine de qui peut tromper ou se tromper. Personne n’existe qui ne puisse se tromper et ne puisse tromper, hormis Dieu et l’Esprit saint. Donc, pour que l’Écriture Sainte soit à sa manière parfaitement authentique, elle ne doit pas être transmise par une recherche humaine, mais par la révélation divine].

    Le propos de Patin renvoie aussi à celui de Macrobe (v. note [2], lettre 52) sur Hippocrate (Commentaire du songe de Scipion, livre i, chapitre vi) : qui tam fallere, quam falli nescit [lui qui fut aussi incapable de tromper que d’être trompé].

Quelques pages plus loin, cette autre épigramme de Christiaen Constatijn Rompf (v. note [2], lettre 827), datée du 14 octobre 1664, à son collègue et grand ami Cl. Vir Henr. Antonides Vander Linden, Joh. Fil. Med. Doct. Beati Parentis sui Posthumum opus edentem [le très distingué M. Hendrik Antonides Vander Linden, docteur en medicine, fils de Johannes (Antonides), qui publie l’ouvrage posthume de feu son père] :

Acceptam Patri reddis cum fœnore vitam,
Parte sit extinctus ne meliore caves :
Spirat adhuc certe simili Te prole relicta
Quam vultu Patrem, pulchrius arte, refers.
Extabant alii fœtus, servasse decorum
Hippocratem, binos sic periisse vetas.
Posthumus hic lucem, veteri jam pœne sepulto
Addere cum Patris nomine dignus eras
.

[Tu rembourses à ton père, avec intérêts, la vie que tu as reçue de lui, en évitant que ne disparaisse ce qu’il a fait de meilleur : il respire certes encore par ses descendants, dont tu es ; mais par son talent, tu ressuscites ce père de bien plus belle façon que par un portrait. Il a eu d’autres enfants pour préserver Hippocrate comme il convient, et tu empêches que deux d’entre eux ne périssent. Par cet ouvrage posthume, quand les Anciens sont déjà presque ensevelis, c’était ton honneur d’ajouter de l’éclat au renom de ton père].

12.

« font la distraction et même la dérision des bons esprits. »

13.

V. note [1], lettre 719, pour le traité « de la Bière » de Marten Schoock (Groningue, 1661).

14.

« Vale et continuez de m’aimer. Votre Guy Patin de tout cœur. »

15.

Dans cette liste funèbre (reprise en mai 1662, v. note [1], lettre 731), on remarque :

On a une lettre de Thibault (prénom inconnu), médecin de Joigny (Yonne), à Guy Patin, datée du 25 février 1657.

Jean Richelet avait été reçu docteur régent de la faculté de médecine de Reims en 1622 ; il était fils de Nicolas i et père de Nicolas ii, tous deux docteurs régents comme lui (le premier en 1596, et le second en 1664).

16.

Fragment d’une locution latine classique : Est commune mori, mors nulli parcit honori [Il est banal de mourir, la mort n’épargne l’honneur de personne].

17.

« Vale et aimez-moi. »


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 21 février 1662

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(Consulté le 20/09/2024)

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