L. 126.  >
À Charles Spon,
le 12 septembre 1645

Monsieur, [a][1]

Je viens d’apprendre une chose que je ne dirai qu’à vous et dont je suis fort fâché. C’est que la famille de M. de Saumaise [2] est en désarroi. Il pensait l’an passé à revenir demeurer ici et de fait, on en traita exprès. Les amis qu’il avait de deçà lui conseillaient la plupart de n’y pas venir et de ne pas quitter le certain pour l’incertain, qu’il pourrait être payé un an ou deux de sa pension et peut-être jamais plus après. Le nonce du pape [3] s’en mêla aussi pour l’empêcher, de sorte que, voyant toutes ces difficultés, il abandonna l’affaire avec résolution de n’en parler jamais ; joint que les Hollandais lui témoignaient qu’ils avaient grand regret qu’il les quittât. Madame sa femme [4] qui désirait fort de venir demeurer ici, voyant ses prétentions manquées, a commencé d’être plus acariâtre et plus mauvaise que jamais, et en est venue à telle extrémité que, voyant son mari résolu de ne bouger de là, elle l’a quitté, ne voulant plus demeurer en ce pays-là, et s’en est venue ici avec deux de ses enfants. Je ne sais pas de quel cœur il supportera cette affliction, mais j’ai peur qu’elle ne le touche fort. Il est délicat et malsain, et je crois qu’il a maintenant autant besoin d’une femme qu’il ait jamais eu. On dit qu’il est au lit avec la goutte. [5] Son livre De la Primauté de saint Pierre en latin est achevé, avec une grande préface contre le P. Petau. [1][6] Il y a ici trois hommes qui écrivent contre lui, savoir Desiderius Heraldus, [7] qui a autrefois travaillé sur Arnobe [8] et sur Tertullien, [2][9] un nommé Fabrotus, [3][10] et un professeur en droit à Angers, [11][12][13] allemand de nation, nommé Sengeberus. [4][14] M. de Saumaise sait bien tout cela et en est bien aise. Il dit que quand ces livres seront faits tous trois, il y répondra tout en un volume. Néanmoins toutes ces petites querelles nous font tort et nuisent au public. Si ce grand héros de la république des lettres allait son grand chemin sans se détourner pour ces petits docteurs, s’il faisait comme la lune qui ne s’arrête point pour les petits chiens qui l’aboient, [5] nous pourrions jouir de ses plus grands travaux qui nous feraient plus de bien que toutes ces menues controverses. Sans faire tant de petits livrets, il nous obligerait fort de nous donner son grand Pline [15][16] qui est une œuvre digne de sa critique, et auquel il pourrait triompher très justement par-dessus tous ceux qui y ont jamais travaillé. [6] L’Histoire de Pline est un des plus beaux livres du monde, c’est pourquoi il a été nommé la Bibliothèque des pauvres. Si l’on y met Aristote [17] avec lui, c’est une bibliothèque presque complète. Si l’on y ajoute Plutarque [18] et Sénèque, [19] toute la famille des bons livres y sera, père et mère, aîné et cadet. Il obligerait aussi fort bien ceux de notre métier s’il faisait imprimer son Dioscoride [20] avec son commentaire sur chaque chapitre, ou son Arnobe, ou tous les volumes qu’il m’a dit lui-même avoir tout prêts à mettre sous la presse de rebus sacris et personis ecclesiasticis[7] Et à propos des ouvrages de ce grand homme, j’ai cherché l’endroit où l’on m’avait dit qu’il médisait des médecins, c’est dans ses observations au droit attique et romain où il les accuse d’être mercenaires. [8] Il a tort, ayant été souvent malade en cette ville et si bien assisté par des médecins qu’il est encore sur ses pieds. Lui-même m’a dit qu’il devait la vie à feu M. Brayer [21][22] et à M. Allain, [9][23] qui l’avaient retiré d’un très mauvais pas où l’avait jeté un certain charlatan [24] qui, au lieu de le faire saigner, lui avait donné de l’antimoine [25] par deux fois ; et qui plus est, ces médecins le traitèrent comme on dit que faisaient saint Côme [26] et saint Damien, [10][27] sans en vouloir recevoir de l’argent ; dont se sentant fort obligé à eux, il leur envoya à chacun les Exercitationes sur Solinus. [6][28] C’est peut-être qu’il était mécontent des médecins de Hollande à cause de trois enfants qu’il y a perdus depuis un an de la petite vérole ; [29] et pour dire la vérité, tous ces médecins de Flandres [30] et de Hollande sont bien rudes et bien grossiers en leur pratique. Je ne laisse pas de m’étonner comment ces façons de parler sont échappées à un homme si sage, tel que M. de Saumaise, et qui connaît tant d’habiles médecins ici et ailleurs. Il lui est permis d’augmenter le nombre de ceux qui ont médit de notre profession, dont Pline est comme le chef ; [11][31] mais il n’aura jamais de l’honneur d’entrer en ce nombre avec Clénard [12][32] et Agrippa. [13][33] Pour Michel de Montaigne, [34] dont je fais grand cas, il a honoré les médecins de son approbation en leurs personnes, [14] et ne s’est attaqué qu’à leur métier ; et néanmoins il s’est trop hâté : s’il eût eu 90 ou 100 ans avant que de médire de la médecine, il eût pu avoir quelque couleur de raison ; mais ayant été maladif de bonne heure et n’ayant vécu que 70 ans, il faut avouer qu’il en a payé trop tôt l’amende. [15] Les sages voyageurs ne se moquent des chiens du village qu’après qu’ils en sont éloignés et qu’ils ne peuvent plus en être mordus. Je laisse là Neuhusius [35] et Barclay, [16][36] et les autres fous qui ont cherché à paraître en médisant de la plus innocente profession qui soit au monde. Je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.

De Paris, ce 12e de septembre 1645.


a.

Du Four (édition princeps, 1683), no vi (pages 21‑25) ; Bulderen, no vi (tome i, pages 18‑19) ; Triaire no cxxix (pages 471‑474) ; Reveillé-Parise, no clxxxvii (tome i, pages 360‑362).

1.

La préface de Claude i Saumaise au lecteur des livres de Primatu Papæ [de la Primauté du pape] (Leyde, 1645, v. note [6], lettre 62), longue de dix pages, expose les motifs de la querelle entre protestants et catholiques sur la primauté et l’infaillibilité du pape (v. note [2], lettre 741). Saumaise y mord volontiers ses adversaires mais sans jamais nommer le P. Petau ; par exemple, à la 2e page :

Alii non meditari me sed fundere dicunt, quia sæpe eadem repetam. Ego vero aio, ut filum orationis resumatur et ductus continuetur, interdum opus esse rem eandem aliis verbis iterari. Quod etiam me facere profiteor, et exemplo magnorum auctorum antiquitatis qui laude quoque brevitatis claruerunt. In Hippocrate et Aristotele, ne alios nominem, possum tales plures repetitiones in uno tractatu non longo ostendere. Possum etiam in illis qui nihil repetunt et cum arte et methodo meditate scribunt, magnas nugas monstrare, multas ineptias, et αλογιας infinitas, quæ si meditantibus exciderunt, mihi videntur operoso molimine, et studio non vulgari nihil dixisse quod ad rem pertineret.

[D’autres disent que je ne concentre pas ma pensée, mais que je la disperse car je répète souvent les mêmes choses. Je soutiens, il est vrai, que pour rétablir le fil du discours et maintenir sa continuité, il faut parfois répéter la même chose avec d’autres mots. Je reconnais même faire ainsi, et ce à l’exemple des grands auteurs de l’Antiquité qui ont aussi brillé par le mérite de leur concision. Sans aller chercher bien loin, je puis faire voir de telles répétitions en n’importe quel traité d’Hippocrate et d’Aristote, sans parler des autres. Chez ceux qui ne répètent rien et qui écrivent à dessein avec art et méthode, je puis même montrer de grandes balivernes, beaucoup d’inepties et d’innombrables extravagances qui, si elles échappent à ceux qui les ont méditées, me semblent n’avoir rien ajouté d’important au sujet traité, en dépit du laborieux effort et du soin hors du commun qu’on y a mis].

2.

Didier Hérauld (Desiderius Heraldus, 1579-Paris juin 1649) avait d’abord professé le grec à l’académie de Saumur. Ayant pris part aux disputes qui troublaient les Églises protestantes, il se vit obligé d’abandonner sa chaire. Venu ensuite à Paris, il s’était fait recevoir avocat, et adonné à la jurisprudence et aux lettres. Il eut une violente controverse avec Saumaise (v. note [2], lettre 205).

Les travaux de Hérauld que signalait ici Guy Patin sont :

3.

Charles-Annibal Fabrot (Aix-en-Provence 1580, Paris 1659), professeur de droit à l’Université d’Aix, avait acquis par son érudition l’amitié de Peiresc, du président du Vair, de Mathieu i Molé, de Jérôme i Bignon et du Chancelier Séguier. On lui doit la publication des Basiliques avec une traduction latine des Institutes de Justinien (v. note [22], lettre 224) et des notes de Jacques i Cujas, des éditions de divers historiens byzantins, ainsi que plusieurs ouvrages de droit et d’histoire ecclésiastiques, et une édition des Œuvres de Cujas (G.D.U. xixe s.).

Il a publié deux attaques contre Claude i Saumaise :

4.

Angers (Maine-et-Loire), sur la Mayenne, est la capitale de l’Anjou. Elle possédait un évêché suffragant de Tours. Son Université, fondée en 1364 par Charles v, possédait trois facultés, de médecine, de droit et de théologie.

Polycarpe Sengeber : Disceptatio de mutuo, adversus Claudii Salmasii novum dogma [Discussion sur l’emprunt, contre le nouveau dogme de Claude i Saumaise] (Paris, Vve Dupuis, 1646, in‑8o).

Gilles Ménage s’est souvenu de lui en deux passages de ses Menagiana.

5.

V. note [52], lettre 297.

6.

V. note [5] de la Biographie de Claude ii Saumaise pour les commentaires de Claude i Saumaise sur la botanique de Pline l’Ancien parus en 1689 : de homonymis Hyles iatricæ… [sur les homonymies d’Hylès, le guérisseur…]. Saumaise figure aussi parmi les éditeurs des trois volumes de l’Histoire naturelle qui parurent en 1668-1669 (Leyde et Rotterdam, Franciscus Hackius, in‑8o).

V. notes [3], [4] et [5] du Borboniana 1 manuscrit pour la source qui a inspiré tout ce passage de Guy Patin sur l’Histoire naturelle de Pline.

7.

« sur les choses sacrées et des personnes ecclésiastiques » ; v. note [7], lettre 103, pour les annotations inédites de Claude i Saumaise sur Dioscoride.

8.

Au chapitre xxv (page 540) des Observationes ad ius Atticum et Romanum (Leyde, 1645, v. note [3], lettre 123), à propos de la rétribution (merces), Saumaise dit des médecins :

Quod solent vulgo in aliqua civitate accipere pro una ægri επισκοπη, hoc ab omnibus quasi ex compacto qui eos vocant solet etiam dari. Si negaretur, posset tantum petere in iudicio. […] Mercenarius medicus, ut olim omnes fuere, et nunc sunt, non pro sanato ægro vel occiso vicem beneficii expectat, sed mercedem operæ et curæ expetit.

[Dans une ville de quelque importance ils ont coutume de recevoir pour chaque visite au chevet d’un malade une somme que tous ceux qui les y appellent ont la même coutume de leur remettre, comme par contrat. Si on le lui refusait, il pourrait réclamer son dû en justice (…) Le médecin mercenaire, comme tous ont été, et sont encore, n’attend pas la rétribution d’une faveur pour le malade qu’il a guéri ou tué, mais réclame le prix de son travail et de sa diligence].

9.

Feu M. Brayer pouvait être l’un des deux Brayer prénommés Gaspard, natifs de Château-Thierry, qui avaient été reçus docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris au début du xviie s. : Gaspard i (mort en 1639), docteur en 1612, devint médecin du roi et du prince de Soissons ; Gaspard ii, son fils aîné (mort en 1630), avait été reçu en 1619. Ils étaient respectivement père et frère aîné de Nicolas Brayer (régent en 1628, v. note [2], lettre 111) (M. Andry, Encyclopédie méthodique). Les Exercitationes [Essais] de Saumaise sur Solin ayant paru en 1629, il pouvait s’agir ici de l’un ou l’autre Gaspard.

Denis Allain (Paris vers 1590-2 juin 1658) avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1618. Estimé de Guy Patin, il présida (et donc écrivit probablement) la thèse cardinale de Charles Patin en 1655 (v. note [7], lettre 396). Frappé de paralysie la même année, il demeura infirme jusqu’à sa mort.

10.

Côme et Damien, saints patrons des chirurgiens et des médecins, nés en Arabie au iiie s., pratiquaient l’art de soigner par l’imposition des mains et le signe de la croix. Tous deux exerçaient gratuitement leur talent de guérisseurs miraculeux, ce qui leur valut le surnom d’anargyres (αναργυρος, sans argent). Ils furent martyrisés au nom de leur foi sous Dioclétien.

Ces deux saints tutélaires {a} étaient l’orgueil des chirurgiens de Paris ; {b} Étienne Pasquier, Les Recherches de la France (Paris, 1621), {c} livre ix,pages 862‑863, chapitre xxx, Collège et Confrérie de chirurgiens en la ville, prévôté et vicomté de Paris :

« […] indubitablement, les chirurgiens n’étaient du corps de l’Univesité ; ni pour cela ils n’en furent pas moins prisés par nos prédécesseurs. L’Université fit conscience de {d les recevoir, comme leurs manufactures contenant {e} quelques cruautés. Mais pour se revenger de cet impropère, {f} ils vouèrent leur exercice à la piété, en l’honneur de saint Côme et saint Damien, sous le nom de Confrérie. De là est venu que tous les premiers lundis de chaque mois, après la célébration du service divin en l’église de saint Côme et saint Damien, ils sont tenus de panser gratuitement tous les pauvres blessés qui se présentent à eux et ont besoin de leur industrie. Et au lieu où en la Faculté de médecine les jeunes bacheliers ou licenciés n’ont autres conducteurs de leurs ordres que les anciens docteurs, dont ils choisissent un pour leur présider en leurs actes de bachéleries ou licences, les chirurgiens d’un plus haut appareil {g} reçoivent cet honneur en leur art par les mains de deux officiers du roi, je veux dire par les deux chirurgiens du roi jurés du Châtelet de Paris ; et ce qui me semble le comble ou accomplissement de cet œuvre est que le roi Charles cinquième, lequel nous avons entre tous nos rois particulièrement honoré de la qualité de Sage, non seulement gratifia cet Ordre de la moitié des amendes qui lui seraient adjugées contre ceux qui, pour n’être autorisés du Collège, se mêleraient de cet art ; mais qui plus est, par une singulière et admirable dévotion, voulait être de leur Confrérie, sous la bannière de ces deux saints. Nos itaque, portent les lettres patentes de l’an 1364, {h} singulari ducti devotione ad gloriosos Christi martyres, Cosmam et Damianum, < concedimus et donamus > confraternitatem in honorem dictorum Parisius ordinatam ingressi, medietatem integram emendarum < quarumcumque præstandarum per non approbatos et iuratos practicantes in arte prædicta > etc. » {i}


  1. V. note [2], lettre 801, pour la célébration de leur fête, qui diffère dans les calendriers des églises d’Orient et d’Occident.

  2. V. note [1], lettre 591.

  3. V. note [16], lettre 151.

  4. Il eut scrupule à.

  5. Parce que leur art manuel contenait.

  6. Ce déshonneur.

  7. Grade.

  8. Daté du 19 octobre.

  9. « C’est pourquoi, conduits par une singulière dévotion à l’égard des glorieux martyrs du Christ, Côme et Damien, nous [roi de France] avons pénétré dans la Confrérie établie en leur honneur à Paris, à laquelle < nous cédons et donnons > la moitié intégrale de toutes les amendes < que doivent nous verser les praticiens de l’art susdit qui n’ont pas prêté serment et été approuvés >, etc. »

    Pasquier a intégralement transcrit l’édit du roi Charles v pages 860‑861.


11.

Allusion à la longue diatribe de Pline contre la médecine et ses praticiens (Histoire naturelle, livre xxix, chapitre viii), avec notamment ce passage (Littré Pli, volume 2, page 300) :

Itaque hercule in hac artium sola evenit, ut cuicumque medicum se professo statim credatur, quum sit periculum in nullo mendacio majus. Non tamen illud intuemur, adeo blanda est sperandi pro se cuique dulcedo ! Nulla præterea lex, quæ puniat inscitiam : capitalem nullum exemplum vindictæ. Discunt periculis nostris, et experimenta per mortes agunt : medicoque tantum hominem occidisse inpunitas summa est. Quinimmo transit convitium, et intemperantia culpatur : ultroque qui periere arguuntur. Sed decuriæ pro more censuris principum examinantur, inquisitio per parietes agitur ; et qui de nummo judicet, a Gadibus columnisque Herculis accessitur : de exilio vero non nisi xlv electis viris datur tabella. At de judice ipso quales in consilium eunt statim occisuri ? Merito, dum nemini nostrum libet scire, quid saluti suæ opus sit. Alienis pedibus ambulamus : alienis oculis agnoscimus : aliena memoria salutamus : aliena vivimus opera ; perieruntque rerum naturæ pretia, et vitae argumenta. Nihil aliud pro nostro habemus quam delicias.

« Dans le fait, par Hercule, c’est le seul art où l’on en croie tout d’abord quiconque se dit expert, quoique jamais l’imposture en soit plus dangereuse ; mais c’est ce qu’on n’envisage point, tant on est séduit par la douceur d’espérer. Il n’y a d’ailleurs aucune loi qui châtie l’ignorance, aucun exemple de punition capitale. Les médecins apprennent à nos risques et périls ; ils expérimentent en tuant avec une impunité souveraine, et le médecin est le seul qui puisse donner la mort. Que dis-je ! on rejette la mort sur le malade ; on accuse son intempérance et l’on fait le procès de ceux qui ont succombé. Il est d’usage que les juges des décuries soient passés par la censure des empereurs, les informations vont jusqu’à pénétrer dans l’intérieur des maisons, on fait venir de Cadix et des colonnes d’Hercule {a} un homme pour juger une affaire d’un écu, l’exil ne peut être prononcé que par 45 personnes légalement élues ; mais quand il s’agit de la vie du juge lui-même, de quelles gens est composé le conseil qui peut le tuer immédiatement ! Nous n’avons que ce que nous méritons. Personne ne peut savoir ce qui est nécessaire à son propre salut. Nous nous promenons par les jambes d’autrui, nous reconnaissons par les yeux d’autrui, nous saluons grâce à la mémoire d’autrui, nous ne vivons que par autrui ; les biens précieux de la nature et les instruments de la vie sont perdus pour nous ; nous ne regardons comme à nous que nos délices].


  1. Le détroit de Gibraltar (v. note [10], lettre 447) au large duquel il n’y a rien, Ultra Gades nil (v. note [19], lettre 901) : le bout du monde.

Molière n’a pas exprimé autre chose dans le troisième intermède (ballet final) de son Malade imaginaire, quand Praeses (le président) récite ces vers macaroniques (c’est-à-dire du latin de cuisine, v. note [19], lettre 488, qui perd tout son sel en étant traduit) :

« Ego, cum isto boneto
Venerabili et docto,
Dono tibi et concedo
Virtutem et puissanciam
Medicandi,
Purgandi,
Seignandi,
Perçandi,
Taillandi,
Coupandi,
Et occidendi
Impune per totam terram. »

12.

Nicolas Clénard (Nicolaes Cleynaerts, Nicolaus Clenardus, Diest, Brabant 1493 ou 1494-Grenade 1542) professa le grec et l’hébreu à Louvain puis passa en Espagne (1531) où il enseigna le grec et le latin à l’Université de Salamanque. Après un séjour au Portugal (1533-1540), il se rendit ensuite au Maroc pour y apprendre l’arabe (1540-1542). Il a laissé des ouvrages de philologie grecque et hébraïque, et des lettres latines publiées pour la première fois en 1550 (Alphonse Roesch, Correspondance de Nicolas Clénard, Bruxelles, Palais des Académies, 1940-1941, 3 volumes in‑8o). Je n’ai pas trouvé le passage de ses œuvres où il a spécialement médit des médecins.

13.

Heinrich Cornelius Agrippa von Nettesheim (Cologne 1486-Grenoble 1535), après des études de droit et de médecine, passa sa vie à sillonner l’Europe en exerçant au gré des circonstances les métiers de soldat, de secrétaire, de théologien, de médecin, d’alchimiste ou de cabaliste.

Bayle, note (E) :

« Il travailla de fort bonne heure à la pierre philosophale et il paraît qu’on l’avait vanté à quelques princes comme un excellent sujet pour le grand œuvre ; {a} ce qui mit quelquefois en risque sa liberté. Il est sûr qu’un homme qu’on croirait capable de faire de l’or aurait à craindre que quelque prince ne l’empoisonnât. On voudrait se servir de lui et empêcher que d’autres princes ne s’en servissent. »

Agrippa a laissé plusieurs ouvrages, dont celui auquel Guy Patin faisait ici allusion :

De Incertitudine et vanitate scientiarum et artium Declamatio invectiva, qua universa illa sophorum gigantomachia plusquam Herculea impugnatur audacia : doceturque nusquam certi quicquam, perpetui, et divini, nisi in solidis eloquiis atque eminentia Verbi Dei latere.

[Déclamation invective sur l’Incertitude et la vanité des sciences et des arts, où toute cette gigantomachie {b} plus qu’herculéenne des sages est attaquée avec audace ; et qui enseigne que rien de certain, de perpétuel et de divin ne se cache jamais hors des solides propos et de l’éminence du Verbe de Dieu]. {c}


  1. V. note [34], lettre 117.

  2. Combat des géants contre les dieux fabuleux de l’Antiquité.

  3. Cologne, M.N., 1531, in‑8o de 25 feuilles, parmi de très nombreuses éditioons, dont la première a paru en 1527.

Ce livre contient plusieurs chapitres consacrés à la médecine, où « le seul tort d’Agrippa est d’avoir attribué à l’art des défauts qu’il eût été plus juste de rejeter sur ceux qui le cultivent et de rendre la médecine responsable des erreurs de ceux qui l’exercent sans capacité » (Jourdan in Panckoucke).

14.

De son estime pour leurs personnes.

15.

Michel de Montaigne (28 février 1533-13 septembre 1592) n’atteignit pas l’âge de 60 ans. Il a exprimé ses doutes sur les médecins et leur art dans le chapitre xxxvii du livre i des Essais, intitulé De la Ressemblance des enfants aux pères, avec en particulier ce paragraphe où il mettait plus de confiance en l’hérédité qu’en la médecine :

« Que les médecins excusent un peu ma liberté, car par cette même infusion et insinuation fatale, j’ai reçu la haine et le mépris de leur doctrine. Cette antipathie que j’ai à leur art m’est héréditaire. Mon père a vécu 74 ans, mon aïeul 69, mon bisaïeul près de 80, sans avoir goûté aucune sorte de médecine ; et entre eux, tout ce qui n’était de l’usage ordinaire tenait lieu de drogue. La médecine se forme par exemples et expérience, aussi fait mon opinion. Voilà pas une bien expresse expérience, et bien avantageuse ? Je ne sais s’ils m’en trouveront trois en leurs registres, nés, nourris et trépassés, en même foyer, même toit, ayant autant vécu par leur conduite. Il faut qu’ils m’avouent en cela que si ce n’est la raison, au moins que la fortune est de mon parti ; or chez les médecins, fortune vaut bien mieux que la raison. Qu’ils ne me prennent point à cette heure à leur avantage, qu’ils ne me menacent point ; atterré comme je suis, ce serait supercherie. Aussi, à dire la vérité, j’ai assez gagné sur eux par mes exemples domestiques, encore qu’ils s’arrêtent là. Les choses humaines n’ont pas tant de constance : il y a 200 ans, il ne s’en faut que 18, que cet essai nous dure, car le premier naquit l’an 1402. C’est vraiment bien raison que cette expérience commence à nous faillir. Qu’ils ne me reprochent point les maux qui me tiennent à cette heure à la gorge : d’avoir vécu sain 47 ans pour ma part, n’est-ce pas assez ? Quand ce sera le bout de ma carrière, elle est des plus longues. »

V. note [25], lettre latine 4, pour l’épître de Jan van Beverwijk (1633, 1644 et 1665) contre cette critique de Montaigne sur les médecins.

16.

Edon i von Neuhaus (Neuhusius, 1581-1638), écrivain et humaniste hollandais, devint recteur du collège de Leeuwarden (Frise). {a} Son principal ouvrage est le :

Theatrum ingenii humani, sive de cognoscenda Hominum Indole et secretis Animi motibus. Libri ii.

[Amphithéâtre de l’esprit humain, ou deux livres pour connaître le tempérament des hommes et les mouvements secrets de l’âme]. {b}


  1. Guy Patin a correspondu avec Reiner von Neuhaus, fils d’Edon i et père d’Edon ii (v. note [1] de sa lettre datée du 15 mars 1668).

  2. Amsterdam, Jan Jansson, 1633, in‑8o.

Ce livre contient un virulent passage contre les médecins (pages 195‑196) :

Christus ægris corporibus pestem depulit. Reges magni medicinam fecerunt. Philosophi docti curationem ægris adhiberunt.

Vir medicus multis virtutibus unus
Prævalet ante alios multos ; seu tela sagaci
Corporibus defixa manu trahit, intima scrutans ;
Mitia seu docta miscet medicamina dextra.

Sed pauci admodum hanc doctrinæ industriæque laudem merentur, plerisque medicorum filiis, cum tenuem ex fallacibus libris atque experimentis cognitionem hauserunt, medicandi operam ad quæstum usurpantibus. Qui aliorum discentes et ditescentes periculo, de vita capitibusque hominum negotiantur, et Carnificum more, post factam cædem mercedem exigunt. Plurima enim medendi opera non ex certiore ægri corporis atque ægritudinis cognitione ; sed præscripto codicilli, dubiaque experientia et conjecturis exercetur. Ita periculosa de capitibus hominum alea jacitur, salusque ægrotantium permittitur fortunæ. Sæpe inde salus petitur, unde certa est ruina. Cujus beneficium auxilium expectamus, ejus veneficam manum experimur.

[Le Christ a chassé la peste des corps malades. De grands rois ont exercé la médecine. De doctes philosophes se sont consacrés à soigner les malades.

Par ses muliples vertus, le médecin surpasse beaucoup d’autres hommes : sa main est habile quand, explorant les profondeurs du corps, elle extrait les flèches qui s’y sont fichées ; elle est savante quand elle mêle les remèdes adoucissants. {a}

Fort peu de médecins méritent pourtant cette louange de la doctrine et de l’art. La plupart l’étant de père en fils, ils puisent leur maigre savoir d’expériences et de livres fallacieux, utilisant leur métier pour gagner de l’argent. En apprenant et en s’enrichissant au péril des autres, ils font commerce de la vie des hommes et de leurs têtes, et à la manière des bourreaux, ils exigent un salaire après avoir commis leur meurtre. La plupart des remèdes s’exécutent non pas à partir d’une connaissance sûre du corps malade et de la maladie, mais à partir d’un code rigide, d’une expérience douteuse et de conjectures. La vie des hommes est ainsi soumise à un périlleux coup de dés, et le sort des malades est abandonné au hasard. C’est souvent la ruine assurée qui guette celui qui recherche son salut. Quand nous attendons du médecin un secours bienfaisant, nous faisons l’expérience de sa main maléfique].


  1. Neuhaus citait la libre traduction latine, donnée par Jacob Mycillus (humaniste allemand, 1503-1558), de L’Iliade d’Homère (chant xi, vers 514‑515), à propos de Machaon (v. note [4], lettre 663) :

    ιητρος γαρ ανηρ πολλων ανταξιος αλλων
    ιους τ’εκταμνειν επι τ’ηπια φαρμακα πασσειν.

    [car le médecin vaut beaucoup d’autres hommes, pour extraire les flèches et, sur la blessure, répandre des remèdes adoucissants].

Pour Jean Barclay, Guy Patin faisait allusion au passage de l’Euphormion (v. note [20], lettre 80) où le héros éponyme est chargé par son maître Callion (Charles iii, duc de Lorraine, v. note [35] du Borboniana 4 manuscrit) de porter un opiat qui guérit tout à Fibullius, son intime ami, malade de la pierre. La lettre qui accompagne la panacée de Callion s’achève par de dures paroles contre les médecins (pages 21‑22) :

« Percas, un des miens que vous chérissez le plus, vous peut assurer de cette santé miraculeuse. Je lui ai commandé de vous en déduire {a} les particularités et de vous faire un dénombrement de tous ceux que j’ai guéris. Fiez-vous en < à > moi sous son rapport. Il n’est point menteur. Il a bon esprit et ne se laisse pas facilement abuser. Surtout ne vous abandonnez pas tellement aux médecins que vous croyiez qu’ils soient seuls capables de vous guérir. Ce sont des cruels, des barbares, des empoisonneurs. S’ils n’en savent pas tant que Médée, au moins la passent-ils en méchanceté. La fable ne parle que d’un vieillard, Pélias, qu’elle fit mourir. {b} mais on ne tient pas < le > compte de ceux qu’ils tuent. Leur intention principale est de se rendre maîtres de la Toison d’or. Vous vous garantirez de leurs mains si vous vous servez de mon remède. Je sais bien que ce ne sera pas de leur avis. Ils jetteront mal à propos mille scrupules dans votre âme. Votre maladie ne la rend déjà que trop faible. Mais souvenez-vous qu’ils tireront plus de profit de vos douleurs que vous ne tirerez de secours de ce qu’ils vous promettent et qu’ils me blâmeront à cause que je vous veux persuader qu’il y a un autre moyen de guérir que le leur qui coûte si cher. Adieu. »


  1. Raconter par le menu.

  2. V. 2e notule {d}, note [1], lettre latine 167.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Charles Spon, le 12 septembre 1645

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(Consulté le 19/04/2024)

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