L. 732.  >
À Hugues II de Salins,
le 1er juin 1662

De Paris, ce dimanche de Pentecôte, 28e de mai 1662.

Monsieur, [a][1]

Par la grâce de Dieu, je me porte mieux [2] et suis tantôt tout rétabli, solidæque suo stant robore vires[3] Le médecin qui m’a dédié depuis peu un livre de Cervisia [4] est un professeur en philosophie à Groningue [5] en Frise, nommé Martinus Schoockius, [6] qui a fait quantité d’autres petits volumes. Celui-ci a plus de 430 pages et est plein d’une admirable variété de doctrine touchant la bière, du moyen de la faire et de toutes les différences qui s’en rencontrent en toute l’Allemagne ; [1] mais ils ont beau dire, les Anglais la font friande, les princes d’Allemagne la font savoureuse ; et néanmoins, tout cela ne vaut pas du vin. On a aussi réimprimé en Hollande un autre petit livre intitulé Bruno Seidelius de morborum incurabilium causis[2][7] Je n’en ai qu’un de chaque sorte, qui sont les deux présents que l’on m’en a faits ; mais si vous en êtes curieux, et comme je crois qu’ils méritent d’être souhaités et achetés, on en vend à Paris au bout du Pont Saint-Michel [8] chez un libraire nommé M. Deninville, [3][9] au coin de la rue de la Huchette. Le livre de M. Ferrant, [10] médecin de Bourges, [11] intitulé Coaca Præsagia, est un fort bon livre, et de grand usage en médecine. Est utilissimum scriptum[4] c’est un gros in‑12 relié en veau, de 40 sols. Les six conseils qui sont à la fin de ceux de Fernel [12] sont véritablement de Simon Piètre, [13] lequel mourut en 1584. [5] Il laissa deux fils médecins et un gendre. Ce gendre fut M. Riolan le père, [14] par Anne Piètre [15] sa femme, laquelle a été la mère de notre M. Riolan, [16] mon prédécesseur. Les deux fils ont été Simon et Nicolas [17][18] qui fuerunt in arte sua plane Roscii[6] Simon mourut âgé de 54 ans l’an 1618 et Nicolas mourut l’an 1649 âgé de 80 ans, le plus grand homme de son siècle, sed in hoc versatur fatorum malignitas, Catonem sæculum suum parum intellexit[7][19][20][21] L’autre conseil, de diversis renum Affectibus, est du même Simon Piètre le père. [8] Pour M. Rhodius, [22] il est mort à Padoue [23] il y a deux ans, il était natif du Danemark. Il travaillait sur Cornelius Celsus, mais je pense que sa mort a renversé tout le dessein et gâté toute l’affaire. M. Sauvageon, [24] qui a fait imprimer le Perdulcis[9][25] est mort depuis peu près d’Autun en Bourgogne. Et même hier, il mourut à Paris deux de nos anciens médecins plus vieux que moi, savoir R. Tullouë [26] et Jean de Bourges. [10][27] Il y en a encore 16 devant moi sur le tableau de la Faculté, mais il y en a de bien vieux ; néanmoins, je ne sais point si je ne mourrai pas devant eux. Vitæ summa brevis spem nos vetat inchoare longam[11][28][29] Ce sera quand il plaira à Dieu. Vale et me, quod facis, amare perge[30]

Parisiis, die Merc. 30. Maii, 1662. [12]

Je vous envoie un petit paquet de nos thèses [31] depuis deux ans, vous y en trouverez dix. Lucrèce [32] a été le plus savant de tous les poètes latins de la secte d’Épicure. Il mourut jeune, âgé de 44 ans, empoisonné par sa femme. [13][33] Il a été commenté par plusieurs grands personnages, le premier desquels a été un professeur du roi nommé Denis Lambin, [34] natif de Montreuil [35] en Picardie ; le deuxième a été un Allemand nommé Philippus Pareus ; [14][36] le troisième a été un autre Allemand nommé Obertus Giphanius ; [37] le quatrième a été un Italien nommé Jo. Nardius, [38] etc. [15] Il est vrai que j’ai dans ma salle les portraits dont vous avez parlé dans votre lettre : M. de Sales, [39] avec saint Charles Borromée, [40] archevêque de Milan, et M. de Belley [41] ont été à mon avis trois grands hommes, qui n’ont été ni fourbes, ni hypocrites ; ils ont joué bon jeu pendant leur vie et ont sérieusement gagné paradis. M. de Belley a fait un livre des belles actions et des meilleurs mots de M. de Sales, évêque de Genève, [42] en six tomes in‑8o qui sont intitulés l’Esprit de M. de Sales, etc[16] J’oubliais à vous dire qu’il y a encore devant moi 16 docteurs sur le tableau de la Faculté, plus anciens que moi. L’an passé il en mourut trois autres, savoir M. Perreau, le père, [43] M. Bourgeois [44] et Le Lettier, [45] qui n’avait que 32 ans. [17] Nous en avons encore quatre qui traînent l’aile, mais qui vivront tant qu’il plaira à Dieu. Dieu fasse la grâce à votre petit fils de devenir grand en toutes façons, et surtout savant et homme de bien. [18][46] Je salue la mère et l’enfant de toute mon affection. Ce que vous me mandez de Fernel est très vrai et arrive quelquefois, mais non pas souvent, comme les hernies aux hommes. M. Jeannin de Castille, [47] trésorier de l’Épargne, [48] est prisonnier dans la Bastille, [49] on lui demande six millions tout en un article. [19] Les autres financiers et partisans ne sont guère contents de cette Chambre de justice, [50] elle les épouvante fort tous tant qu’ils sont. Urget a tergo Nemesis. Vale[20][51] Ce jeudi, 1er de juin 1662.


a.

Ms BnF no 9357, fos 355‑356 (feuillets inversés), « À Monsieur/ Monsieur de Salins le puîné,/ Docteur en médecine,/ À Beaune » ; lettre dictée par Guy Patin, à l’exception de deux passages, de la date (placée en haut de la page) et de l’adresse, qui sont de sa main. Le début forme la première partie de la lettre que Chéreau a numérotée xxix (43‑44) et datée du 1er juin 1662. Écrite sur un seul feuillet plié en deux, la lettre porte trois dates : dimanche 28 mai (en haut du fo 356), 30 mai sur la pliure du fo 356 (marge droite du verso fo 355 vo), et 1er juin 1662 sur le fo 355. L’adresse est au verso du fo 356.

1.

« et mes forces ont gardé leur vigueur intacte » (Virgile, Énéide, chant ii, vers 639).

2.

Seconde édition du Liber morborum incurabilium… [Livre des maladies incurables…] (Leyde, 1662, in‑8o) de Bruno Seidel (v. note [7], lettre de Claude ii Belin, le 31 décembre 1657).

3.

Robert Deninville, reçu libraire en 1655, mort vers 1668, était établi « rue de la Boucherie, au bout du pont Saint-Michel, À l’Écu de France et de Navarre » (Renouard).

4.

« C’est un écrit extrêmement utile ». V. note [26], lettre 469, pour le commentaire de Louis Ferrant sur les Prénotions coaques d’Hippocrate (Paris, 1657).

5.

Il existe plusieurs éditions des Consiliorum [Conseils ou Consultations] de Jean Fernel. {a} On en trouve 81 dans le :

Io. Fernelii Ambiani Doctoris Medici Parisiensis Archiatri Regii Consiliorum medicinalium Liber. Ex eius adversariis quadrigentarum consultationum selectus. Hac quarta editione fidelius et accuratius, quam antea editus, et nonnullis consiliis, quæ in aliis impressionibus deerant, locupletatus, et pluribus mendis quibus antea scatebat repurgatus. Cum duplici Indice copiosissimo.

[Livre des Consultations médicales de Jean Fernel natif de l’Amiénois, docteur en médecine de Paris et archiatre royal. Extrait des brouillons de 400 consultations. Édité plus fidèlement et exactement en cette 4e édition que dans les précédentes, enrichi de quelques conseils qui manquaient dans les autres impressions et purgé des fautes qui y abondaient. Avec deux très copieux index]. {b}


  1. V. note [16], lettre 79, pour leur première édition parue à Paris en 1582, contenant 70 consultations.

  2. Turin, Gio. Dominicus Tarinus, 1589, in‑4o de 289 pages.

Ce recueil contient les 70 consultations de Fernel qui étaient dans la première édition, auxquelles s’ajoutent un Consilium de Peste [Conseil sur la peste] de Jean Chapelain (v. note [3], lettre 102), et Simonis Petreii, medici Parisiensis celeberrimi, Consila sex [Six Consultations de Simon Piètre, très célèbre médecin de Paris] (fos 131‑137) :

  1. Cons. 75. De facilitando Partu [La façon de faciliter l’Accouchement] ;

  2. Cons. 76. De histerica Suffocatione ad Gravelanum medicum [La Suffocation de matrice, au médecin Gravellanus] ;

  3. Cons. 77. De Melancolia hypocondrica ad medicum quendam [La Mélancolie hypocondriaque, à un certain médecin] ;

  4. Cons. 78. De Fluxione in pulmones [La Fluxion dans les poumons] ;

  5. Cons. 79. De renis Abscessu [L’Abcès du rein] ;

  6. Cons. 80. De Tumoribus qui speciem strumæ carcinωδοις præ se ferebant [Les Tumeurs qu’on rapportait jadis à la catégorie des cancers de la thyroïde].

Ils sont signés Tuus et tui observantissimus discipulus Simon Pietre [Simon Piètre votre très respectueux disciple] ; Guy Patin les attribuait à Simon i, mais elles auraient pu être de son fils, Simon ii (v. note [14], lettre 153).

6.

« qui furent rien de moins que des Roscius en leur art » (v. note [132], lettre 166).

7.
« mais en cela réside la malignité du sort : “ Son propre siècle a si peu compris Caton ” » ; Sénèque le Jeune (De la Constance du sage, livre ii, chapitre 1, § 3) :

Nuper cum incidisset mentio M. Catoni, indigne ferebas, sicut es iniquitatis impatiens, quod Catonem ætas sua parum intellexisset.

[Dernièrement, quand nous en vînmes à parler de Caton, {a} tu t’indignais en refusant de souffrir que son siècle ait si peu compris Caton].


  1. Caton l’Ancien, v. note [5] de Guy Patin contre les consultations charitables de Théophraste Renaudot.

Pour Guy Patin, nul compliment n’était trop grand pour honorer la mémoire de son maître Nicolas Piètre (que la médecine a aujourd’hui complètement oublié, ainsi que toute son illustre famille).

8.

La dernière des 81 consultations de Jean Fernel (fos 138‑144) est intitulé Doctissimi cuiusdam medici consilium de diversis renum affectibus [Consultation d’un très savant médecin sur diverses affections des reins].

9.

V. note [49], lettre 166, pour l’édition que Guillaume Sauvageon (v. note [2], lettre 36) a établie de l’Universa medicina de Barthélemy Pardoux (Perdulcis, v. note [5], lettre 47) en 1649.

10.

La suite de la lettre est de la main de Guy Patin.

11.

« L’extrême brièveté de la vie nous interdit les longues espérances » (Horace, v. note [12], lettre 98).

Guy Patin ne connut pas l’honneur d’être l’ancien (antiquus magister) de la Faculté de médecine de Paris : quelques-uns de ceux qui le précédaient alors sur la liste des docteurs régents lui survécurent. La liste établie le 17 novembre 1661 par Philibert Morisset donne l’ordre suivant (Comment. F.M.P., tome xiv, pages 699‑700) :

  1. Jean Des Gorris,
  2. Jean Merlet,
  3. François Guénault,
  4. Robert Tullouë,
  5. Pierre de Beaurains,
  6. Claude Liénard,
  7. François Boujonnier,
  8. Jean de Bourges,
  9. François Pijart,
  10. Antoine Charpentier,
  11. Claude Quiquebœuf,
  12. Jean Du Clédat,
  13. Élie Béda,
  14. Philippe Hardouin de Saint-Jacques,
  15. Hermant de Launay,
  16. Philibert Morisset,
  17. Urbain Bodineau,
  18. Jacques Thévart,
  19. Guy Patin.

La liste établie par le doyen Antoine Morand en novembre 1662 (Comment. F.M.P., tome xv, page 2) ne contient plus Des Gorris, Tullouë, et de Bourges ; deux sont morts dans l’année suivante : Merlet, le 11 février 1663, et Du Clédat, le 29 juin.

Sur la dernière liste où il figure (12 novembre 1671, doyen Denis Puilon, ibid. page 533), Patin est en 7e place, derrière Pijart, Quiquebœuf, Hardouin de Saint-Jacques, de Launay, Morisset et Thévart.

12.

« Vale et continuez de m’aimer comme vous faites. De Paris, le mercredi 30e de mai 1662. » La plume passe ici, de nouveau, à une autre main que celle de Guy Patin.

13.

Chronique de saint Jérôme de Stridon :

T. Lucretius poeta nascitur. Postea amatorio poculo in furorem versus, cum aliquot libros per intervalla insaniæ conscripsisset, quos postea Cicero emendavit, propria se manu interfecit anno ætatis quadragesimo quarto.

[Le poète Titus Lucretius naît. {a} Rendu fou par un philtre d’amour, il rédigea dans ses moments de lucidité quelques livres que Cicéron corrigea par la suite. Il se donna la mort dans sa quarante-quatrième année]. {b}


  1. V. note [131], lettre 166, pour le poète et philosophe épicurien latin Lucrèce.

  2. Vers 54 av. J.‑C.

14.

Titi Lucretii Cari, Philosophi et Poetæ antiquissimi, de Rerum Natura Libri Sex. Notis brevioribus ex ipso potissimum Auctore succincte et perspicue illustrati : cum Lexico, sive Indice absolutissimo omnium elegantiarum Lucretianarum : Cura et Labore Danielis Parei. Accesserunt Scipionis Capicii De principis rerum libri duo : necnon Aonii Palearii Verulani De animorum immortalitate libri tres.

[Les six livres de Titus Carus Lucretius, très ancien philosophe et poète, sur la Nature des choses ; brièvement et clairement enrichis de très courtes notes, principalement tirées de l’auteur lui-même ; avec un lexique ou index très complet des toutes les élégances propres à Lucrèce ; par les soins et l’étude de Daniel Pareus. {a} Y ont été ajoutés : les deux livres de Scipio Capicius {b} sur les principes des choses ; les trois livres de Aonius Palearius, {c} natif de Veroli, sur l’immortalité de l’âme]. {d}


  1. Pareus (Daniel Wängler, Neuhaus 1605-1635), que Guy Patin confondait ici avec son père, Johann Philipp (v. note [17], lettre 248), fut un érudit spécialiste de littérature antique, grecque et romaine, et d’histoire de son temps.

  2. Scipione Capece, jurisconsulte et érudit napolitain (1480-vers 1551).

  3. V. note [12] du Patiniana 1.

  4. Francfort, Wolfgang Hofmannus, 1631, in‑8o de 262 pages, auxquelles s’ajoute le Lexicon non paginé de 13 feuilles.

15.

Obertus Giphanius (Giffanius) est le nom latinisé de Hubert van Giffen, jurisconsulte et philologue allemand originaire des provinces-Unies (Buren, Gueldre 1534-Prague 1604), professeur à Altdorf. Son édition des six livres De rerum Natura de Lucrèce a paru pour la première fois en 1566 (Anvers, Christophe Plantin, in‑8o de 478 pages). Elle a servi de base à la traduction française publiée par Michel de Marolles (Paris, 1659, v. note [50], lettre 549).

V. note [9], lettre 283, pour le Lucrèce de Jean Nardi.

16.
L’Esprit du B. François de Sales évêque de Genève, {a} représenté en plusieurs de ses Actions et Paroles remarquables. Recueillies de quelques Sermons, Exhortations, Conférences, Conversations, Livres et Lettres. De M.re Jean Pierre Camus {b} évêque de Belley. {c}


  1. V. note [3], lettre 585, pour la béatification (B.) de François de Sales (v. note [1], lettre 251).

  2. V. note [9], lettre 72.

  3. Paris, Gervais Alliot, 1640, in‑8o de 528 pages, pour le 2e de 8 volumes ; nombreuses rééditions ultérieures, avec les Œuvres complètes de François de Sales.

17.

Nicolas Le Lettier, natif de Paris, reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1655 (Baron), était mort le 1er ocobre 1661.

V. notes [14], lettre 146, pour Jacques Perreau (reçu en 1614), et [20], lettre 336, pour Jean Bourgeois (1617).

18.

La suite de la lettre est à nouveau de la plume de Guy Patin.

Un garçon de prénom inconnu venait de naître chez les Salins. N’ayant laissé aucune trace dans les biographies, il n’attint probablement pas l’âge adulte ; v. note [5], lettre 789, pour Claude, son frère puîné.

19.

Nicolas Jeannin de Castille (mort en 1691), marquis de Montjeu, issu d’une des très grosses familles de financiers parisiens, était cousin paternel de la seconde épouse de Nicolas Fouquet, Marie-Madeleine de Castille. Conseiller au Parlement de Paris en la cinquième Chambre des enquêtes (1642), puis maître des requêtes (1642-1644), il était alors greffier des Ordres du roi et l’un des trois trésoriers de l’Épargne (avec Claude de Guénégaud et Macé ii Bertrand de La Bazinière), aux ordres du surintendant des finances ; « vénal et sans scrupule […] cette ronde crapule tira profit des traités fictifs et du trafic des billets ». Il suivait son maître et cousin déchu en prison, et fut soumis au dur régime de la Chambre de justice à l’encontre des prévaricateurs. Emprisonné jusqu’en 1669, il dut acquitter une taxe de huit millions de livres qui le ruina définitivement (Petitfils c, Dessert a, no 262, et Popoff, no 845).

20.

« Némésis les accule. Vale » : v. note [3], lettre 395, pour Némésis, déesse du châtiment.


Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – À Hugues II de Salins, le 1er juin 1662

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(Consulté le 26/04/2024)

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