Ce 27e de février. Il n’y a que deux heures que j’ai délivré une lettre pour vous à M. Troisdames, [2] qui est le plus honnête et le plus obligeant de tous les hommes. Je n’en connais point qui le vaille, il faut que je lui donne l’éloge qui est dans Catulle [3] et que je le nomme Optimus bonorum. [1][4] Nous avons fait ensemble partie d’aller l’été prochain en sa belle maison de Fontenay-les-Roses [5] (c’est un beau village, près du Bourg-la-Reine) [6] où l’on cultive les roses pâles [7] dont nos apothicaires [8] se servent tous les ans ; [2] et là nous y boirons à votre santé et c’est là que nous dirons les meilleurs mots que nous saurons. Aujourd’hui, ce même jour à midi, nous avons enterré notre bonhomme Guérin, [9] âgé de 89 ans. Nous étions 40 de nos docteurs en robe rouge et auparavant, nous avons assisté à la procession du recteur en Sorbonne pro pace. [3][10][11] C’est l’Université qui a fait celle-là tout extraordinaire pour la réjouissance qu’on a de la paix. [12] Mme la duchesse d’Orléans [13] est ici arrivée, laquelle fait pitié tant elle est triste. Elle inspire de la tristesse à tous ceux qui lui rendent visite. On parle ici d’un grand service pour défunt son mari [14] dans Notre-Dame, [15] comme c’est la coutume d’en faire pour les princes du sang.
Ce 29e de février. Nous avons aujourd’hui après-dîner été saluer M. Talon, [16] avocat général. Nous étions douze qui præbebamus comitatum decano nostro, [4] et qui lui avaient présenté, cum brevi oratiuncula, [5] un décret qui avait été fait à son honneur sur une grande feuille de vélin avec le grand sceau de la Faculté, enfermée dans une petite boîte d’argent fort mince. Il nous a fort bien reçus et fort remerciés de notre gratitude. Nous aurions pu lui répliquer ces beaux mots d’Ausone [17] in sua Gratiarum actione : Hoc debeo quod solvo et quod solvo adhuc debeo. [6] Nos chirurgiens [18] sont fort étourdis de leur arrêt [19] et ne savent ce qu’ils doivent entreprendre par provision. Ils nous haïssent fort, et nous eux, comme des misérables. Nous ne les craignons point et n’en avons que faire. Pour les apothicaires, [20] ils sont souples comme un gant et voudraient bien avoir nos bonnes grâces. Guénault [21] leur avait fait espérer de les rétablir dans les familles par le moyen de l’antimoine, mais la corde est rompue, cela n’est pas réussi, nous sommes plus de 80 qui l’avons empêché ; [7][22] ainsi ceux d’aujourd’hui payent l’amende de la faute de leurs pères et aïeuls. Tant que nous aurons de la casse, [23] du séné, [24] du sirop de roses pâles, nous pourrons toujours continuer à délivrer Paris de la tyrannie et de la trop grande cherté des parties d’apothicaires. Le monde est aujourd’hui trop pauvre. Ces dépenses, lorsqu’elles n’étaient que médiocres, auraient pu être tolérables sur la fin du bon roi Henri iv [25] jusqu’environ 1625. [26]
Nunc alia est ætas, aliter nunc vivitur isthic,
Hæc fuerant sub Rege Numa, sub Consule Bruto, etc. [8]
< Ce lundi 1ermars. > Je soupai hier chez M. le premier président [27] qui me dit qu’avant un mois Londres était en danger d’un grand changement. [9] M. le Prince [28] le fut voir avant-hier, et M. de Longueville [29] hier. Il est fort enrhumé [30] et ne veut rien faire, faute de loisir : la grandeur de sa charge le tue, non videbit annos Petri. [10] Il m’a encore invité pour dimanche prochain, et de suite, jusqu’à la fin du Parlement, [11] toutes les semaines ; mais les grands jours d’été viendront qui troubleront cet ordre. Je viens de chez M. le premier président pour lui recommander une affaire du fils de feu M. Riolan ; [12][31] je n’ai point voulu lui refuser ce petit office, qui a réussi de la bonne sorte. Là j’ai appris que M. le comte d’Albon [32] était malade et qu’il avait déjà été saigné trois fois. Hæc volui nescius ne esses. [13][33]
Comme vous êtes plus près de la cour que nous, [14] aussi ne vous puis-je rien apprendre de nouveau. On ne dit rien ici, sinon que les Anglais ont cassé leur ancien Parlement, [34][35] qui est celui qui fit mourir le feu roi [36] l’an 1649, et qu’ils en veulent établir un autre qui aura, ce disent-ils, plus de liberté et moins d’autorité de mal faire. Toutes les nouvelles institutions ne manquent jamais de promettre force soulagement au peuple, mais cela ne réussit pas, et in hoc versatur Deorum iniquitas. [15] Ceux de Londres se sont accordés avec le général Monck [37] pour tenir la main à ce nouveau Parlement réformé.
Le prince de Condé est ici avec le duc d’Enghien, [38] son fils, et sa femme, [39] qui font force visites et qui sont fort visités des compagnies de Paris, de leurs amis particuliers et de ceux-mêmes qui ne font que semblant de l’être. On fait filer de l’infanterie devers Calais, [40] on croit que c’est pour assiéger Dunkerque [41] conjointement avec les forces d’Espagne ; et après, quand nous l’aurons ôtée aux Anglais, nous la rendrons aux Espagnols qui nous donneront en échange Cambrai ; [42] les autres disent Saint-Omer ; [43] c’est un article secret du nombre de plusieurs autres. [16][44] On parle ici du siège d’Orange [45] où toutes les troupes qui sont revenues d’Italie et de Catalogne [46] ont ordre de se rendre. [17] La pauvre Provence [47] se sentira longtemps de ce voyage du roi [48] qui n’était fondé que sur la paix et le mariage ; adeo verissimum illud poetæ, Quidquid delirant reges, plectuntur Achivi. [18][49]
Je souperai dimanche prochain chez M. le premier président, où je m’informerai de la santé de M. le comte d’Albon. Je recommencerai mardi prochain, 9e de mars, mes leçons publiques [50] au Collège royal. [51] Aubert [52] n’est plus l’apothicaire du comte de Rebé, [53] Du Fresne [54] lui donne des poudres et des pilules ; néanmoins, Belaître [55] le voit encore quelquefois. Je vous baise très humblement les mains, et à Mme Falconet, et suis de tout mon cœur votre, etc.
De Paris, ce vendredi 5e de mars 1660.
Réunion de deux lettres de dates très proches :
« le meilleur des hommes de bien. » Probable allusion aux Poèmes de Catulle, xlix, à Cicéron (vers 1‑7) :
Dissertissime Romuli nepotum,
[Ô Marcus Tullius, {a} toi le plus éloquent des fils de Romulus, {b} qui sont, qui furent et qui seront plus tard dans les siècles, reçois les mille actions de grâces de Catulle, le plus mauvais de tous les poètes : oui, de ce Catulle qui est autant le pire de tous les poètes que tu es le meilleur de tous les avocats].
quot sunt quotque fuere, Marce Tulli,
quotque post aliis erunt in annis,
gratias tibi maximas Catullus
agit pessimus omnium poeta,
tanto pessimus omnium poeta,
quanto tu optimus omnium patronus.
- Cicéron.
- Des Romains.
L’expression exacte se trouve dans les deux derniers vers du poème lxiii des Épigrammes de jeunesse de Marc-Antoine Muret :
Tanto ut sim ipse miserrimus malorum,
[Autant je suis le plus misérable des méchants, autant tu es le meilleur des hommes de bien].
Quanto tu unus es optimus optimorum.
Fontenay-les-Bagneux avait pris, vers 1649, le nom de Fontenay-aux-Roses (aujourd’hui dans le département des Hauts-de-Seine) à cause des rosiers qu’on y cultivait en grand nombre, moins pour l’agrément des sens que pour la préparation de médicaments dont Guy Patin était un zélé prescripteur.
« pour célébrer la paix ».
Chef de l’Université de Paris (caput Academiæ Parisiensis), le recteur était un officier académique de la plus haute importance : il avait pleine autorité sur les étudiants, leurs maîtres et leurs élus, qui étaient les doyens pour les facultés de théologie, de droit canonique et de médecine, et les procureurs des quatre nations pour la Faculté des arts (v. notes [5], lettre 19 et [8], lettre 679) ; il présidait les assemblées ordinaires et extraordinaires de l’Université ; il représentait l’Université auprès de toutes les instances du pouvoir royal et devant les juridictions ; il surveillait les activités et règlements ds corporations parisiennes liées à la diffusion du savoir (libraire, imprimeurs, parcheminiers) ; etc.
Furetière :
« Chef et premier officier électif de l’Université, le recteur marche suivi des quatre facultés [arts, médecine, théologie et droit canon], et est précédé de ses bedeaux (v. note [1] des Actes de 1650‑1651 dans les Commentaires de la Faculté de médecine de Paris). Le recteur s’élit tous les trois mois et il est choisi de la Faculté des arts. {a} Le recteur fait sa procession quatre fois l’année, {b} où assistent les quatre facultés ; et ce jour-là on ne prêche point et on n’ouvre point les classes dans aucun collège. »
- Le recteur était élu par les intrants des nations. On appelait ainsi « celui qui est choisi par sa Nation pour nommer le recteur, et qui en recueille les voix. Les quatre nations dont l’Université est composée ont chacune leur intrant ; et quand il s’agit d’élire un recteur, ces quatre intrants se retirent en particulier pour le choisir. S’ils ont peine à s’accorder sur ce choix, le recteur qui est prêt à sortir de charge, entre avec eux pour les faire pencher de côté ou d’autre, en donnant sa voix à l’un des partis quand le nombre en est égal, si ce n’est qu’ils délibérassent de continuer le même recteur » (Thomas Corneille).
Le recteur devait être âgé d’au moins 24 ans et pouvait n’être que bachelier. Il était souvent réélu à plusieurs reprises, assurant alors un mandat qui pouvait durer plusieurs années.
- À l’issue de chaque élection trimestrielle, qui se tenait en l’église Saint-Julien-le-Pauvre (v. notule {i}, note [2] des Affaires de l’Université en 1651‑1652 dans les Commentaires de la Faculté de médecine de Paris).
Du Boulay a (pages 151‑152) :
« Le recteur est qualifié du nom de recteur de l’Université et, néanmoins, son élection dépend absolument et primitivement et privativement de la Faculté des arts, et ne peut être pris ni élu que de la Faculté des arts. Il en est de même des officiers. {a} Ils servent toute l’Université en ce qui regarde le commun et, néanmoins, ils sont de la Faculté des arts, ou nommés et présentés par elle. Il en est de même des messagers, grands et petits, qui portent le nom de messagers {b} de l’Université et, néanmoins, ils dépendent entièrement et primitivement des nations.Les officiers susdits pouvant être doubles, les uns communs à toute l’Université, les autres particuliers à la faculté des arts, il doit suffire à ladite Faculté d’en pouvoir élire pour elle, sans prétendre en outre avoir le droit de nommer les communs.
La Faculté des arts n’a seulement pas ce droit pour elle, mais elle l’a au regard de toute l’Université. Il lui est permis de multiplier les charges ou d’en donner plusieurs à une même personne. Elle nomme un recteur qui n’est seulement pas son chef, mais qui l’est aussi de toute l’Université. Autrefois, le recteur était et scribe et receveur ; elle a trouvé à propos de séparer ces charges et de les conférer à diverses personnes, dont elle ne doit pas moins être électrice qu’elle l’était lorsque lesdites charges étaient unies en la personne du recteur.
Et c’est encore de là que provient l’inégalité des distributions qui se font aux procureurs et aux doyens de la vente des offices ; car la coutume est que le recteur et les procureurs partagent la somme également, le recteur en ayant la moitié et les procureurs, l’autre ; et le les doyens {c} n’ont qu’un droit d’assistance à la réception de l’officier et prestation de serment, qui est à chacun un écu.
L’on pourra dire que supposé que l’office appartienne à la Faculté des arts, au moins les trois facultés étant consentatntes, pourront prendre celui des artiens qu’elles voudront, sans que ladite Faculté des arts puisse contredire, étant ainsi trois facultés contre une. »
- Les officiers de l’Université (outre le recteur) étaient le procureur fiscal ou syndic (v. note [27] des Décrets et assemblées de la Faculté de médecine de Paris en 1650-1651), le greffier et le receveur général (ou questeur, v. note [3] des Affaires de l’Université dans les Commentaires de la Faculté de médecine de Paris en 1650-1651).
- Autre nom des appariteurs, huissiers ou bedeaux.
- La Faculté des arts n’ayant pas de doyen (les quatre procureurs des nations en faisaient fonction), il s’agissait des doyens des trois autres facultés (théologie, droit canonique, médecine).
« qui faisions cortège avec notre doyen » ; v. note [3], lettre 591, pour le décret de la Faculté en l’honneur de Denis Talon qui l’avait mise à l’abri des attaques des chirurgiens.
Le doyen François Blondel a méticuleusement consigné dans les Comment. F.M.P. (tome xiv) :
« avec un petit discours bref ».
« en son Action de grâces : “ Je paie ce que je dois, et ce que je paie, je le dois encore ” » ; Action de grâces pour le consulat adressée par Ausone à l’empereur Gratien, son élève :
Tua hæc verba sunt a te mihi scripta : Solvere te, quod debebas ; et adhuc debere, quod solveris. O mentis aureæ dictum bracteatum !
[Voici dans quels termes tu m’as écrit : « Tu payais ce que tu devais et tu devais encore ce que tu payais ». Ô parole d’or, reflet d’une belle âme !]
Guy Patin, contre vents et marées, s’obstinait à nier l’immense faveur dont jouissait l’antimoine depuis la guérison du roi à Mardyck en 1658 (v. note [6], lettre 538), anticipée par les signatures de 61 docteurs régents de la Faculté de médecine de Paris le 26 mars 1652 en faveur du vin émétique (v. note [3], lettre 333). Les 80 opposants dont il parlait ici étaient probablement ceux, alors tous morts, qui avaient voté l’arrêt de la Faculté du 30 juillet 1566 rejetant l’antimoine comme poison (v. note [8], lettre 122).
« À présent c’est une autre époque, nous vivons maintenant différemment d’alors, ces choses avaient cours sous le roi Numa, sous le consul Brutus, etc. » ; Marc-Antoine Muret (Iuvenilia, Satire i, vers 63‑65) :
Inscius est morum, quisquis nunc talia quærit.
[Quiconque cherche aujourd’hui de telles choses est ignorant des mœurs présentes. Elles avaient cours sous le roi Numa, {a} sous le consul Brutus. {b} À présent c’est une autre époque].
Hæc fuerant sub rege Numa, sub consule Bruto.
Nunc alia est ætas.
- V. note [36], lettre 527, pour Numa Pompilius, deuxième roi de Rome.
- V. note [93] du Faux Patiniana II‑7, pour Junius Brutus, premier consul de Rome et fondateur de la République.
La « fin du bon roi Henri iv » ramenait à 1610 ; 1625 fut l’année où Richelieu commença à prendre les affaires en mains.
Monck était le maître à Londres depuis la fin du mois de janvier (v. note [2], lettre 585) et la restauration du roi Charles ii (juin 1660) se préparait alors ; sans doute le président de Lamoignon la prévoyait-il.
« il ne régnera pas aussi longtemps que Pierre » ; Sancte Pater non videbis annos Petri [Saint-Père, tu ne régneras pas aussi longtemps que Pierre] est un avertissement qu’on faisait à chaque nouveau pape pour lui signifier qu’il ne porterait sans doute pas la tiare aussi longtemps que saint Pierre (le premier des papes, à qui une tradition incertaine prête un règne de 25 ans). Le pontificat de Jean-Paul ii (1978-2005) a démenti le dicton.
La vacance du Parlement allait chaque année du 7 septembre au 12 novembre.
Sans doute Philippe Riolan, abbé de Flavigny (v. note [16], lettre 1020), fils aîné de Jean ii (car Guy Patin ne serait pas intervenu en faveur de son frère Henri, l’avocat, qu’il tenait pour un impie).
« Voilà ce que j’ai voulu que vous sachiez » : Hoc volebam nescius ne esses (Aulu-Gelle, Nuits attiques, i, 24, 4).
Gilbert-Antoine d’Albon, comte de Chazeul, etc., chevalier d’honneur de la duchesse d’Orléans, mort en 1680, avait épousé en 1644 Claude Bouthillier, veuve de René d’Averton, comte de Belin, et fille de Denis, seigneur de Rancé etc., secrétaire des commandements de la reine Marie de Médicis. Gilbert-Antoine était le fils de François d’Albon et d’Antoinette de Bigni. Sa plus jeune sœur, Marie, avait épousé en 1628 Philibert de Rebé (v. note [9], lettre 423).
Ici se situe la soudure entre les deux lettres que j’ai réunies. La cour quitta Aix pour Marseille le 2 mars.
« et là s’exprime l’injustice des dieux » (v. note [179], lettre 166).
V. note [7], lettre 564, pour le Restored Rump Parliament reconstitué en mars 1659 pour accompagner la dissolution du Protectorat (4 juin suivant). Le 16 décembre, il avait dû, sur l’ordre de Monck (v. note [2], lettre 585), admettre les parlementaires exclus à la fin de novembre 1648 (purge dite de Thomas Pride, l’un des signataires de la condamnation à mort de Charles ier) pour reconstituer le Long Parliament qui vota sa propre dissolution le 6 mars 1660 (v. note [11], lettre 95) en appelant à de nouvelles élections ; elles aboutirent à la formation du Convention Parliament, pro-royaliste, dont la première assemblée eut lieu le 15 avril (Plant).
Parmi les cessions de villes hispano-flamandes qui succédèrent à la paix des Pyrénées, on s’étonna en effet de ne pas voir Cambrai revenir à la France : les mémoires de Brienne ont avancé que le roi d’Espagne aurait favorisé la promotion de Mazarin à la papauté, après la mort d’Alexandre vii, s’il pouvait obtenir que la cour de France se contentât d’Avesnes au lieu de Cambrai (G.D.U. xixe s.).
Le traité des Pyrénées bouleversait la donne en Europe occidentale. Réconciliée avec l’Espagne, la France se liguait avec elle pour attaquer ses anciens alliés républicains : l’Angleterre, en menaçant Dunkerque, et les Provinces-Unies, en convoitant la principauté d’Orange (v. note [8], lettre 62).
« d’où vient la profonde vérité de ce qu’a dit le poète [Horace, Épîtres, v. note [25], lettre 286], “ Chaque fois que les rois extravaguent, les Grecs sont punis. ” »