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Au très distingué M. Vopiscus Fortunatus Plempius, à Bruxelles.
Un savant jeune homme de Lille, [2] qui est un licencié de votre pays, m’a remis hier matin votre lettre datée du 23e d’octobre avec votre petit livre de Affectibus capillorum et unguium, pour lequel je vous adresse les plus amples remerciements dont je sois capable. [1][3] Je le lirai entièrement dès que j’en aurai le loisir. Je vous aviserai, en attendant, que j’ai jadis connu ici cet Écossais nommé Davidson, il y a 24 ans. [2][4][5] Ayant quitté Paris pour ne pas mourir misérablement de faim (car on avait découvert ses fourberies), il est parti en Pologne, sous le titre honorifique d’archiatre du roi de Pologne ; c’était, je pense, un titre mensonger, inventé pour voiler sous ce prétexte spécieux sa noblesse fictive, pour ne pas dire pire. Il avait alors en effet été acculé à la dernière extrémité, et il a quitté la France quum ex nullo ligno posset Mercurium facere. [3][6] Il ne tirait aucun argent des largesses royales (qu’un vaurien aulique, pseudo-chimiste, lui avait fait espérer, grâce au grand pouvoir dont il jouissait à la cour et auprès de Mazarin, alors au sommet de sa puissance) [7][8] et il s’est volatilisé pour ses créanciers. Il s’est sauvé à l’étranger, fuyant la faim, cherchant à s’acquérir un nom, du renom et de l’argent en espérant convaincre qu’il était un très grand chimiste ; je préfère croire qu’il a été fort cacochymique ; [4][9][10] mais quoi qu’il ait pu faire en Pologne, sachez qu’il n’a jamais écrit en latin, ni ne l’a appris, et que pour rédiger ses livres chimiques, il a recouru à la main d’un autre, à savoir celle d’un homme que je connais fort bien et dont je pourrais aisément vous dire le nom. [5] Si vous cherchez à savoir de moi par quels artifices un si grand vaurien a gagné sa vie pendant tant d’années à Paris, je vous dirai en peu de mots, mais avec vérité, ce que même lui a avoué : il feignait un diagnostic de vérole chez des gentilhommes anglais, écossais, hollandais et allemands, dont il s’était prudemment acquis la bienveillance et l’amitié au nom d’une patrie commune et de secrets chimiques, et leur extorquait de l’argent pour la guérison de leur maladie fictive ; [11] mais ses fraudes ayant été découvertes et la faim le menaçant, cet homme a dû fuir en Pologne pour ne pas avoir à expier les châtiments d’une telle effronterie, car il n’a pas osé retourner dans son pays pour que ces mêmes concitoyens, qu’il avait fourbés et à qui il avait si malencontreusement vendu si souvent de la fumée, ne le reconnussent comme misérable pillard ou comme honteux banqueroutier. Mais en voilà assez de cet exécrable fripon, tout à fait indigne que nous parlions de lui dans nos lettres. Pierre Petit se porte bien, [12] quoiqu’il soit de texture délicate et de santé fragile comme le verre ; il est en effet venu au monde avec un petit corps extrêmement faible, dont les veilles excessives et le travail acharné érodent les forces déjà languissantes, et ses amis conviennent qu’il est parfaitement incapable de les supporter. Il est tout occupé à son Arétée et à un Tractatus de Lumine, adversus Isaac Vossium. [6][13][14] Nous attendons encore le Lucrèce de Le Fèvre et l’ouvrage de Samuel Bochart ; [7][15][16][17] ainsi que [le Cardan complet en dix tomes in‑fo], [8][18] dans les deux prochains mois. L’un de nos [Ms BIU Santé no 2007, fo 121 vo | LAT | IMG] libraires (espèce d’hommes qui pourtant est ici bien engourdie) [19] médite une réédition du livre de Morbis internis de Jacques Houllier, [20] docteur en médecine de Paris qui mourut il y a cent ans, avec ses scolies, les commentaires et les remarques de Louis Duret, [21] les explications d’Antoine Valet, [22] ainsi que les notes de Jean Haultin, [23] médecin de Paris, sur cet auteur qui n’ont encore jamais été publiées. [9] Ce Haultin a en tout cas été un praticien très remarquable, et un véritable Roscius en son métier ; [24] il est passé de vie à trépas en l’an 1616. On dit aussi qu’on prépare à Lyon une nouvelle édition des œuvres complètes de Melchior Sebizius, médecin très docte et très appliqué de Strasbourg ; [25] et en Angleterre, la nouvelle édition in‑fo du Diogène Laërce grec et latin avec les notes de grands hommes, Isaac Casaubon, Aldobrandini et Gilles Ménage. [10][26][27][28][29] J’entends dire ici que chauffe sous les presses hollandaises un grand ouvrage de feu David Blondel, [30] savant français qui mourut il y a quelques années à Amsterdam, aveugle et fort âgé. Cet ouvrage est contre les Annales ecclesiastici du cardinal Baronius. [11][31] On prépare aussi à Lyon une nouvelle édition des œuvres complètes de Lazare Rivière, in‑fo. [12][32] Ainsi sera notre France ou du moins, par le fait d’imprimeurs très avides de nouveaux profits, ainsi deviendra-t-elle Ægyptus Homerica, quæ bona multa et mala multa eandem proferet. [13][33] Thomas Bartholin, mon ami depuis 32 ans, donnera dans quelques mois un tome d’Epistolæ medicæ ; et ensuite, il songera à promouvoir la nouvelle édition du Celse, avec les commentaires de Johannes Rhodius, noble Danois qui mourut en Italie il y a quelques années. [14][34][35][36] J’ai ici un livre remarquable publié chez vous, qui est le Saul ex-Rex de Jean Sinnich, in‑fo ; mais dites-moi, je vous prie, si cet auteur vit encore, et quand on publiera le 2d tome. [15][37][38] J’admire et respecte profondément la très grande hauteur de vue et l’immense érudition de cet écrivain. Je sais parfaitement les excellents hommes qui sont ses amis, et aussi les miens ; [39][40] ses adversaires ne me sont pas non plus cachés, quod intus et in cute novi : ad populum phaleras ! [16][41][42] Si vous voulez me faire une faveur et sans vous déranger, je vous demande même de le saluer de ma part. Je n’ai rien de plus à vous écrire. Vale, très distingué Monsieur, et continuez de m’aimer comme vous faites.
De Paris, ce 8e de décembre 1662.
Votre G.P. de tout cœur.
1. |
Vopisci Fortunati Plempii Amstelredamensis, Artium et Medicinæ Doctoris atque ejusdem in Academia Lovaniensi Professoris Primarij, de Affectibus capillorum et unguium tractatus. Apospasmation libri sui de particularibus externis corporis humani affectibus. Ad illustrissimum et reverendissimum virum D. Theodorum Skuminovium episcopum Gratianopolitanum. [Traité de Vopiscus Fortunatus Plempius, natif d’Amsterdam, docteur et premier professeur d’arts et médecine en l’Université de Louvain, sur les Affections des cheveux et des ongles. Fragment de son livre sur les affections externes particulières du corps humain. À l’illustrissime et révérendissime M. Theodorus Skuminowicz, évêque de Gratianopolis]. {a}
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2. |
Guy Patin avait au moins déjà lu le début de l’épître dédicatoire du livre de Vopiscus Fortunatus Plempius (v. supra note [1]) Illustrissimo et Reverendissimo Domino Theodoro Skuminovio Dei et Apostolicæ Sedis gratia Episcopo Gratianopolitano Sanctissimi D.N. Pont. Max. Prælato Domestico, et Assistenti. per Albam Russiam Suffraganeo. Cantori Prælato Vilnensi etc. [À l’illustrissime et révérendissime Monseigneur Theodorus Skuminowicz (mort en 1668), de par la grâce de Dieu et du Saint-Siège, très saint évêque (in partibus, v. note [1], lettre 473) de Gratianopolis (Oran, Algérie), prélat domestique et auxiliaire de Notre Sainteté le Souverain Pontife, suffragant pour la Russie blanche, chantre prélat de Vilnius (Lituanie), etc.] :
Le progrès médical a renvoyé Davidson et Plempius dos à dos : la plique a bel et bien existé, mais n’était pas une maladie ; c’était une agglutination compacte des cheveux et autres poils (visage, aisselles, pubis), due à l’absence totale d’hygiène et ordinairement compliquée d’une infestation par des parasites (poux, gale) et d’une dermite purulente. La plique fut une source de superstitions, et aussi de modes ; on peut encore l’observer dans certaines situations de profond dénûment social ou mental, mais lavage, désinfection et rasage en viennent aisément à bout. |
3. |
« parce qu’il ne pouvait façonner un Mercure d’aucun bois » : Ne e quovis ligno Mercurius fiat [une statue de Mercure ne se façonne pas dans n’importe quel bois] est un adage antique qu’Érasme a commenté (no 1447) et qui revient à dire que les esprits de tous les gens ne sont pas faits pour les études. |
4. |
Cacochymiste est un néologisme de dénigrement, combinant deux racines grecques : κακοχυμος (cacochyme, malade, enflé de mauvaises humeurs, v. note [8], lettre 5) et κακοχυμικος (mauvais chimiste). Guy Patin avait pu l’emprunter à John Thornborough (Johannes Thornburgh, 1551-1641), homme politique anglais influent, évêque de Worcester en 1617, et alchimiste, auteur d’un curieux ouvrage intitulé Λιθοθεωρικος, sive nihil, aliquid, omnia, antiquorum sapientium vivis coloribus depicta, Philosophico-theologice, in gratiam eorum qui Artem auriferam Physico-chemice et pie profitentur [La Pierre philosophale, qui dépeint philosophico-théologiquement et en vives couleurs rien, quelque chose, tout des anciens savants, pour le bénéfice de ceux qui pratiquent physico-chimiquement et pieusement l’art de faire de l’or] (Oxford, John Lichfield et James Short, 1621, in‑4o). Le chapitre 9 (page 60) est intitulé Cacochymistæ, qui in extraneis operantur, nihil agunt ; sed philosophi, qui in rebus aptis et propinquis, iisque mundis, et non leprosis operantur, lapidem perficiunt. [Les Cacochymistes qui travaillent sur les substances venues de loin n’aboutissent à rien ; mais les philosophes, qui travaillent sur les substances appropriées, proches, disponibles et non corrompues, parviennent à obtenir la pierre]. |
5. |
Guy Patin a accusé William Davidson d’avoir entièrement inspiré à Jean Chartier sa Science du plomb sacré des sages (Paris, 1651, v. note [1], lettre 275) ; mais on ne peut guère en déduire que Jean Chartier a écrit les livres de Davidson. |
6. |
V. notes [3], lettre 731, pour l’Arétée de Pierre Petit, paru à Londres en 1726 (mais dont Gabriel Cramoisy avait alors entrepris l’impression à Paris, v. note [2], lettre latine 209), et [6], lettre 897, et [7], lettre latine 221, pour son « traité de la Lumière, contre Isaac Vossius » (Paris, 1663). |
7. |
T. Lucretii Cari de rerum natura libri sex. Additæ sunt conjecturæ et emendationes Tan. Fabri cum notulis perpetuis [Les six livres de la Nature des choses de Lucrèce (Titus Lucretius Carus). Avec les conjectures et les corrections de Tanneguy Le Fèvre (Tanaquilus Faber, v. note [3], lettre 530), et ses notes continues] (Saumur, Johannes Lenerius, 1662, in‑4o, réédité à Cambridge, 1675). V. note [14], lettre 585, pour le livre de Samuel Bochart « sur les Animaux de la Sainte Écriture » (Hierozoïcon, Londres, 1663). |
8. |
Un effacement de l’encre rend la dernière ligne de la page presque entièrement illisible ; le passage entre crochets propose une reconstitution plausible, mais sujette à caution. V. note [8], lettre 749, pour les Opera omnia de Jérôme Cardan (Lyon, 1663). |
9. |
V. notes [14], lettre 738, et [4], lettre latine 223, pour la réédition (Paris, 1664), dédiée à Guy Patin, de Jacques Houllier « sur les Maladies internes » avec ses commentaires, et ceux de Louis Duret, Antoine Valet et Jean Haultin. |
10. |
La publication des œuvres complètes de Melchior Sebizius est restée à l’état de projet. V. note [17], lettre 750, pour l’édition du « Diogène Laërce sur les Vies des philosophes [de l’Antiquité] » (Londres, 1664), commentée par d’érudits auteurs. |
11. |
Baronius (le cardinal Cesare Baronio v. note [6], lettre 119) avait écrit ses Annales ecclésiastiques (Rome, 1593-1607) pour contredire les Centuries de Magdebourg (Bâle, 1559-1574, v. note [48] du Naudæana 1) qui défendaient la Réforme luthérienne. Pour les théologiens et historiens protestants, l’enjeu était donc de dénoncer les erreurs contenues dans les Annales. L’édition annoncée par Guy Patin parut bien plus tardivement : Antibaronius Magenelis seu Animadversiones in Annales Cardinalis Baronii. Cum Epitome Lucubrationum Criticarum Casauboni in Tomi primi Annos 34. Auctore Andrea Magendeo, Ecclesia Benearnensi. Bayle, note E sur David Blondel (v. note [13], lettre 96) :
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12. |
V. note [1], lettre 734, pour les Opera medica universa [Toutes les œuvres médicales] de Lazare Rivière (Lyon, 1663). |
13. |
« l’Égypte d’Homère, qui produit à la fois beaucoup de bonnes et beaucoup de mauvaises choses » (v. note [17], lettre 295). |
14. |
V. Bibliographie (Bartholin a) pour les première et deuxième centuries des « Lettres médicales » de Thomas Bartholin (Copenhague, 1663), et note [2], lettre latine 127, pour le Celse de Johannes Rhodius, qui est resté inédit, en dépit de l’importante contribution que Thomas Bartholin y a apportée. |
15. |
Ioannis Sinnichij, Corcagiensis Iberni Sacræ Theologiæ in Academia Lovanensi Doctoris, Ordinarij Professoris, et Majoris Collegij Theologici Præsidis, Saul ex Rex. Sive de Saule, Israeliticæ gentis Protomonarcha, divinitus primum sublimato, ac deinde ob violatam religionem principatu vitaque exuto : in typum Regum ac Principum temeratæ Religionis Reorum, ideoque cælitus animadversorum, vel animadvertendorum. Ubi de reciproco Principum ac subditorum erga invicem officio, de utrorumque erga Deum et Ecclesiam qua triumphantem qua militantem obsequio, deque districto Dei adversus inofficiosos et inobsequiosos judicio, stromatice disseritur ; et decalogicæ legis adversus laxitates opiniose rigor et vigor asseritur… [Saül ex-roi, de Jean Sinnich, Irlandais natif de Cork, docteur et professeur ordinaire de théologie sacrée, et président du Collège supérieur de théologie en l’Université de Louvain : à propos de Saül, le plus ancien monarque du peuple d’Israël, d’abord divinement glorifié, puis dépouillé de son trône et de la vie pour avoir violé la religion ; contre le symbole des rois et des princes accusés d’avoir profané la religion, et donc châtiés par le ciel et qui le doivent être. Où l’on traite du devoir réciproque des princes et de leurs sujets les uns à l’égard des autres, et de la soumission qu’ils doivent tous deux à l’égard de Dieu et de l’Église, tant triomphante que combattante, ainsi que du jugement menaçant de Dieu contre ceux qui ont manqué à leurs devoirs et qui ont désobéi ; et où on défend la rigueur et la vigueur du Décalogue contre les relâchements…] (Louvain, Hieronymus Nempæus, 1662, in‑fo) ; Saul ex Rex… Liber secundus (id. et ibid. 1667, in‑fo). Jean (John) Sinnich (Cork 1613-Louvain 1666), docteur et professeur de théologie à l’Université de Louvain, berceau du jansénisme, s’était engagé dans la lutte contre les luthériens ; il avait aussi fait partie des négociateurs envoyés auprès du pape et de ses cardinaux pour défendre l’Augustinus et les Cinq Propositions (Dictionnaire de Port-Royal). |
16. |
« parce que je les connais jusqu’au bout des ongles : à d’autres, mais pas à moi ! » (Perse, v. note [16], lettre 7). Guy Patin confirmait ici son probable penchant pour les jansénistes (v. note [8], lettre 917) et sa profonde aversion pour les jésuites (trop fréquemment exprimée dans ses lettres pour devoir y être référencée). |
a. |
Brouillon autographe d’une lettre que Guy Patin a écrite à Vopiscus Fortunatus Plempius, ms BIU Santé no 2007, fo 121 ro et vo. |
s. |
Ms BIU Santé no 2007, fo 121 ro. Cl. viro D. Vopisco Fort. Plempio, Bruxellas. Heri mane tuas accepi, Vir præst. datas 23. Octob. ab |
t. |
Ms BIU Santé no 2007, fo 121 vo. Bibliopolis, (quod quidem hominum genus hîc valdè friget) novam editionem ^ In Anglia procedit editio nova in fol. Diogenis Laertij GræcoLat. |