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Ana de Guy Patin :
L’Esprit de Guy Patin (1709),
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Correspondance complète de Guy Patin et autres écrits, édités par Loïc Capron. – Paris : Bibliothèque interuniversitaire de santé, 2018. – Autres écrits. Ana de Guy Patin : L’Esprit de Guy Patin (1709), Faux Patiniana II-4

Adresse permanente : https://www.biusante.parisdescartes.fr/patin/?do=pg&let=8217

(Consulté le 11/11/2024)

 

Pages 153 [sic pour : 151]‑201 [a][1]

  • Démocrite [2] était un homme admirable pour bien choisir les nourrices car il se connaissait excellemment en lait. [3] Pour le prouver, on dit qu’un jour, s’étant fait apporter du lait, il devina, en présence d’Hippocrate, [4] qu’il était d’une chèvre noire, laquelle n’avait fait qu’un chevreau. On lui attribue encore une autre connaissance très fâcheuse pour certaines fausses prudes ; en voici une épreuve : ayant salué une fille qui l’était venue voir en cette qualité, le jour suivant, il la salua comme femme parce qu’il connut, à l’air de son visage, qu’elle avait consenti de perdre le trésor qu’elle avait la veille. [1][5][6][7]

    Monsieur Démocrite n’aurait guère reçu de visites en ce pays, on aurait trop appréhendé l’indiscrétion de son art.

  • Zaleucus [8] établit une loi bien impérieuse pour les médecins : il prononça condamnation de mort contre les malades qui boiraient du vin sans l’ordonnance du médecin, [9] quand même ils seraient réchappés de leur maladie par le secours de cette liqueur. Hæc lex non vinolenta, et admodum violenta[2][10][11][12] On en pourrait faire une plus douce, et elle serait utile à ceux que nous appelons ille plures sanat cui plures confidunt[3][13][14] La confiance du malade contribue plus que tout le reste à l’honneur de la médecine, parce qu’elle produit souvent la guérison en prévenant l’effet du remède.

  • L’homme coquet n’est qu’un homme de bagatelle, c’est un homme-femme. Il aimerait mieux voir l’État en désordre que sa chevelure dérangée. Beaucoup de discours, peu d’action, il en conte à toutes les femmes, et aucune femme ne devrait compter sur lui ; sorte de gens avec lesquels je ne me faufile pas, car je prends pour moi la défense qu’Ovide fait aux filles de les fréquenter :

    Sed vitate viros cultum formamque professos,
    Quique suas ponunt in statione comas,
    Quæ vobis dicunt, dixerunt mille puellis.
    Ovid. de Art. am. li. 3
    [15]

    Les femmes ne laissent pas d’être toujours la dupe < sic > de ces jeunes étourdis, qui viennent redire dans une ruelle ce qu’ils ont dit dans une autre, et qui se répètent eux-mêmes cent fois le jour auprès de cent femmes différentes. J’entre dans un âge où il ne me sied plus de parler de tout cela ; mais j’ai fait comme les autres étant jeune, et je ne savais rien si bien par cœur que quelques compliments auxquels il n’avait point de part. Maintenant, j’ai renoncé à ces mensonges bas et communs, et je voudrais que mon exemple pût servir à ceux qui n’ont pas quitté la flatteuse coutume de dire à toutes les femmes qu’ils les aiment, dans le temps qu’ils n’apportent auprès d’elles qu’un esprit de coquetteries et des manières affectées. [4]

  • La pauvre Lucrèce [16] n’a pas toujours eu des partisans pour faire valoir son action, [17] que quelques-uns croient héroïque. Voici une épigramme latine de René Laurens, [18] qui la maltraite un peu :

    Si fuit ille tibi, Lucretia, gratus adulter,
    Immerito ex merita præmia cœde
    sic pour : morte > petis.
    Sin potius casto vis est allata pudori,
    Quis furor est hostis
    sic pour : alterius > crimine velle mori ?
    Frustra igitur laudem captas, Lucretia, namque
    Vel furiosa ruis, vel scelerata cadis
    [19]

    Cette épigramme a été anciennement traduite en cette manière :

    « Si le paillard t’a plu, c’est grand tort, Lucrèce,
    Que par ta mort tu veux, coupable, être louée ;
    Mais si ta chasteté par force est violée,
    Pour le forfait d’autrui mourir, est-ce sagesse ?
    Pour néant donc, tu crois ta mémoire heureuse,
    Car ou tu meurs méchante, ou tu meurs furieuse. » [5]

    Ces vers ont apparemment été faits sur ce qu’a dit saint Augustin : [20] Si adultera, cur laudata ? Si pudica, cur occisa ? Comme il s’est trouvé des gens qui ont blâmé cette femme, il y a lieu de croire qu’elle n’aura point de copie. [6]

    Tertullien [21] et saint Jérôme [22] se servent souvent de l’exemple de Lucrèce pour persuader la pureté aux femmes chrétiennes ; saint Augustin, comme on le voit, a pris un parti contraire, car il improuve sa fureur ; [23] mais il est très facile de concilier ces opinions en disant que si une païenne a mieux aimé perdre la vie que l’honneur, les femmes chrétiennes ne doivent pas avoir des sentiments moins nobles : il ne faut pas craindre qu’elles soient homicides d’elles-mêmes ; le désespoir a pu immoler quelques femmes, mais ce sacrifice n’a jamais été fait pour la pudeur. [7]

  • J’ai lu quelque part que le porphyrion, animal crêté et grand comme un coq, mais de couleur pourpre, est nourri dans certaines maisons comme gardien de la pudicité des femmes parce que si quelqu’un commet un adultère, il se pend ou se laisse mourir de faim. [8][24][25] Si l’on pouvait trouver de ces animaux ailleurs que dans l’imagination, on les achèterait, je crois, au poids de l’or, car ils délivreraient les maris jaloux et défiants de bien des inquiétudes. On pourrait craindre aussi qu’un homme qui voudrait acquérir le prétexte d’accuser sa femme, et de la faire condamner, ne pendît le pauvre animal.

  • Trop limer un ouvrage, trop le polir, c’est en diminuer le feu et la vivacité. Il faut s’arrêter aux choses essentielles et passer par-dessus les bagatelles. Je tiens ce conseil d’Horace, qui le donne dans son Art poétique : [26]

                        Sectantem levia, nervi
    Deficiunt, animique
    [9]

  • Monsieur notre confrère, le dernier reçu, est, je suis sûr, plus occupé de la mort que les anciens qui en sont bien proches : il ramasse toutes épitaphes qu’il peut trouver. Son dessein est d’en faire un recueil exact. Peut-être le fera-t-il imprimer avec des notes historiques et des réflexions morales sur chacune. Il écrivait ce matin celle-ci, dont j’ai pris la copie :

    Vermibus hic ponor, qui sic ostendere conor
    Quod velut hic ponor, ponitur omnis honor
    Quisquis ades, qui morte cades tu, respice plora
    Sum quod eris, modicum cineris, pro me miser ora
    [10][27]

  • Les femmes ne plaident point ici parce qu’une seule pourrait tenir toute une audience, disent ceux qui leur en veulent. D’autres, moins passionnés, apportent une différente raison de cette exclusion, tirée des Romains (car que ferait-on sans les Romains et les Grecs ?) : ils disent donc que Calphurnie [28] fut cause qu’on interdit le barreau aux femmes parce que le désespoir d’avoir perdu une cause qu’elle avait elle-même plaidée l’anima si fort contre les juges qu’elle se découvrit impudemment devant eux. [11][29]

  • Un certain Petronas, [30] médecin qui vivait vers le temps de notre Hippocrate, se servait de remèdes extraordinaires et bizarres pour guérir ses malades : les sueurs, l’eau froide, les salures et la chair de porc composaient sa principale pratique. Il réussissait quelquefois, non par une bonté qui fût propre et essentielle à ces remèdes, mais par des révolutions heureuses qui se faisaient inopinément dans le corps. Ces usages sont des coups d’épée qu’on reçoit pendant un combat dans un abcès [31] qu’on ne connaissait pas, dont cependant on était tourmenté, et qui se trouve enfin guéri par cette blessure. [12][32][33]

  • Tiraqueau [34] donnait tous les ans un enfant à sa famille et un livre au public : il eut trente enfants. Il était de Poitou et un des plus grands hommes de son temps. Un savant l’a appelé le Varron de son siècle : [35] Alterum nostri sæculi Varronem. Ses observations sur Alexander ab Alexandro [36] ont autant d’agrément que d’érudition. [13][37]

  • Un homme à qui la correction est nécessaire n’écoute pas volontiers les avis qu’on lui donne. La docilité n’est le partage que des gens de mérite. Plus on leur doit d’éloges, plus ils sont disposés à recevoir des conseils. Nulli patientius reprehenduntur quam qui maxima laudari merentur, c’est la pensée délicate de Pline le Jeune. [14][38]

  • C’est Louis Masius < sic pour : André > [39] qui a parlé ainsi de la mort du savant Érasme : [40]

    Fatalis series nobis invidit Erasmum
    Sed desiderium nobis tollere non potuit[15]

    Ce grand homme méritait bien assurément d’être appelé Desiderius Erasmus, le désir que tous les savants ont de posséder ses ouvrages en est une preuve.

  • Un acrostiche, un écho, et autres jeux de poésie me divertissent, pourvu qu’on ne m’en donne pas beaucoup à lire. Je plaindrais fort mon temps si j’y en employais plus qu’il n’en fait pour une courte et légère récréation. Je n’ai pas été fâché, par exemple, de trouver aujourd’hui ces quatre échos dans le chemin de ma lecture ; mais un cinquième m’aurait peut-être déplu :

    Dic an dives ero, si carmina scripsero ? Sero.
    Semicaper faunus cur ista clamat ? Amat.
    Vere novo sponsum me fore reris ? Eris.
    Quæ res difficiles sunt in amore ? Moræ
    [16]

  • Je viens de trouver un trait d’érudition qui m’a bien fait plaisir, je ne me contenterai pas de le placer dans mes recueils, mais je me propose de le répéter souvent à Messieurs ***, sujets à de certains entêtements qui leur gâtent bien l’esprit. Voici ma trouvaille : un médecin nommé Helal, [41] célèbre par sa doctrine et par ses emplois (car il avait soin de la santé de Tusau, général des armées du calife), [42] parla ainsi à son fils, qui le félicitait des grandes faveurs qu’il recevait tous les jours de ce prince :

    « Vous ne connaissez pas, mon fils, les manières de la cour et des grands. Mon maître, pour vous parler sincèrement, avec toute sa puissance et toutes ses richesses, ne sait ce qu’il fait. La raison n’est point sa règle, il ne se laisse conduire que par la prévention, c’est pourquoi je ne compte point sur ses caresses ni sur ses bienfaits. Je lui ai donné un remède purgatif [43] qui, malheureusement, l’a fort tourmenté, parce que je ne connaissais pas assez son tempérament ni la constitution de son corps pour faire mieux. Le remède a agi avec tant de violence qu’il l’a purgé jusqu’au sang. Cependant, comme il a été assez heureux pour se tirer d’affaire, bien loin de s’en prendre au médecin, ni à la médecine, des accidents qui l’ont mis dans un si grand danger, il s’est imaginé qu’il doit sa guérison à ce remède : de là sont venues les grâces dont il m’a comblé. Ainsi, mon fils, je dois craindre que, comme il m’a fait du bien par caprice et sans que je m’en sois rendu digne, il ne me fasse aussi du mal quand je ne l’aurai pas mérité. » [17][44]

  • “ Je ne crois non plus à la thériaque, [45] mithridate, [46] alkermès, [47] hyacinthe, [48] bézoard, [49] corne de licorne [50] et de cerf, qu’à des cornes de bœuf : Cum ficta illa remedia cum suis occultis qualitatibus, [51] quæ revera nulla sunt, nulla virtute magis polleant quam ægrorum loculos exhauriendi ut pharmacopæos ditent. ” [18] Tout cela a été bien imaginé pour épuiser la bourse des malades et enrichir les apothicaires. [52]

  • “ On parle des qualités occultes en médecine. Pour moi, je n’en admets aucune, quoi qu’en ait < sic > dit Fernel, [53] et d’autres, de qui toutes les paroles ne sont pas mots d’Évangile, ni toutes les opinions, des dogmes. Je puis les détruire par plus de cinquante passages d’Hippocrate [54] et de Galien, [55] à point nommé ; et par l’expérience même, qui témoigne que tout ce que les Arabes [56] en ont écrit n’est que mensonge et imagination. Leur chef, Avicenne, [57] en a reconnu la vérité, car il dit : Proprietates illæ occultæ sunt figmento persimiles, et commentum hominum ab innumeris quæstionibus sese illarum præsidio relevantium. ” 

    “ En notre religion chrétienne, je crois, comme nous devons croire, beaucoup de choses que nous ne voyons point, quæque sub sensum non cadunt ; mais c’est par le moyen de la foi qui nous y oblige, et quæ est rerum non apparentium ; mais en fait de médecine, je ne crois que ce que je vois, et ut ait ille Plautinus, [58] Manus nostræ sunt oculatæ, credunt quod vident. Fernel était un grand homme, mais les arguments pour telles qualités ne sont point des démonstrations mathématiques. Je l’estime le plus savant et le plus poli des modernes ; mais comme il n’a pas tout dit, aussi n’a-t-il pas dit vrai en tout ce qu’il a écrit. Si le bonhomme, qui est mort trop tôt, à notre grand regret, eût vécu davantage, il eût changé bien des choses à ses œuvres, principalement en ce point-là. Je n’avance pas cela de moi-même, je l’ai lu dans sa propre Vie, que j’ai manuscrite, elle m’apprend beaucoup de particularités de cet excellent homme, qui et in altis non leviter lapsus est. ” [19]

  • “ Si liberius forte loquutus sim, adversus impostores qui artis nostræ veritati et dignitati imponunt, detur quæso hæc licentia philosophicæ libertati et animo veritatis studioso. ” [20] Il y a des occasions où l’on ne peut pas se taire, où il serait même criminel de garder le silence. Celle-ci en est une, d’autant plus que la vérité de notre profession est la chose du monde la plus essentielle. Il y va de la vie des hommes, cette seule réflexion nous engage à déclamer contre ceux qui travaillent plutôt à la détruire qu’à la conserver, et qui, peu instruits dans leur art, le rendent mortel à tous ceux qui y ont recours.

  • C’est dans le malheur de l’illustre D.L. que se vérifie particulièrement cette pensée de Sénèque : [59] Sol spectatorem non habet, nisi cum deficit[21] Il y a des gens dont le malheur attire une maligne attention : on contemple avec plaisir leur mauvaise fortune, on se réjouit de les voir dans une adversité dont ils ne pourront jamais vaincre la rigueur et l’obstination. Mais il y en a d’autres dont le mérite paraît davantage dans les disgrâces : on les plaint d’être malheureux, on voudrait partager leurs maux, on les partage en effet ; si l’on se console, ce n’est qu’à la vue de leur constance, elle leur donne un nouveau mérite ; jointe à mille autres vertus, elle achève d’attirer sur eux les regards des admirateurs.

  • Nous avons ici près une jeune fille qui est une continuelle comédie pour moi. Un de nos candidats lui a inspiré de bons sentiments pour lui, elle les déguise autant qu’elle peut ; mais vous savez que tout ce qu’on fait pour cacher la tendresse ne sert qu’à la découvrir : quis eum sic pour : enim > bene celat amorem ? [60] Elle l’évite, elle le fuit en apparence, mais et fugit ad salices et se cupit ante videri[22][61] Elle serait fâchée de le perdre tout à fait de vue, et quand elle affecte de s’éloigner, elle s’y prend si bien qu’elle veut qu’on l’ait remarquée. Le père, qui n’entend point la raillerie sur ce chapitre, a résolu de ne donner entrée chez lui au candidat, qu’il ne soit unus ex nobis[23] Celui-ci, depuis une telle déclaration, étudie avec fureur. Je suis convaincu plus que jamais que l’amour est un grand maître, il sera assurément et en très peu de temps docteur doctissime. Après cela, on lui fait espérer jugum matrimoniale[24] On lui tiendra parole. Un père qui a intérêt à se débarrasser d’une fille n’a garde d’être parjure dans une telle occasion. Après tout, voilà un homme bien récompensé d’avoir pour prix de ses longues veilles une femme qui peut-être fera son malheur et son supplice. Il en peut arriver autrement, mais le contraire est plus incertain que mon pronostic.

    Saviez-vous ou auriez-vous jamais pu vous imaginer qu’un médecin fût devenu amoureux ? C’est une chose qui se voit assez communément, mais il me semble que l’amour ne convienne pas à des gens de notre profession. Notre gravité, soit naturelle ou affectée, notre air toujours mélancolique, nos manières féroces et peu polies, notre humeur sauvage et capricieuse, le temps que nous sommes obligés de donner à l’étude et aux visites sont un mauvais ragoût pour une jeune femme. Il leur faut de la galanterie, ce talent nous manque ; je ne m’étonne pas si le médecin, plutôt qu’un autre homme, est animal cornutum[25] Je vous dirai même ici la plaisanterie d’un bouffon à qui les gens de notre métier ne plaisent pas non plus que nous plaisons à nos femmes : il disait, à propos des cornes de cerfs et de licornes que quelques empiriques font entrer dans la composition des remèdes, qu’il s’étonnait comment ils n’y faisaient pas entrer les leurs propres, et que la Faculté en ayant bonne provision, il y aurait de quoi guérir bien des malades, si tant est que les cornes qui font mal à la tête pussent faire du bien au corps. Je ne pus m’empêcher de rire de ce trait de bouffonnerie. M. …, quiqui uxorem suspicatur[26] prit la chose plus sérieusement et lâcha à mot plaisant un « vous êtes un sot », aussi bien appliqué que s’il avait été l’unique sujet de la raillerie, mais on ne pensait point à lui ; cependant, on est forcé d’y penser à l’avenir. Au reste, ce n’est pas sa faute, il est honnête homme et bon mari ; plût à Dieu qu’on pût dire bonne sa femme, c’est un diable à la maison et une coquette au dehors. Mais je m’aperçois que je vous parle trop des affaires de mes voisins : encore, si elles étaient bonnes et agréables, je n’y aurais pas de regret.

  • On dit que les loups se dévorent en cette manière : quand ils ont faim et qu’ils n’ont pas de quoi manger, ils s’assemblent et courent en rond les uns après les autres ; de sorte que le premier à qui la tête tourne, et qui tombe, sert de viande à ceux qui restent. J’ai vu cette particularité dans un livre très pieux, je ne sais si elle est vraie, ou si l’auteur a jugé à propos de l’imaginer pour tirer seulement une moralité instructive, en disant que les hommes avides de gain, affamés d’argent, pressés par l’intérêt, se détruisent, se mangent et se dévorent comme des loups. Si je vois jamais de ces animaux attroupés, j’y prendrai garde ; avec précaution s’entend, car il n’y aurait pas autrement de plaisir à être spectateur de ce tragique ballet : on pourrait bien devenir la victime de l’appétit des danseurs. [27][62]

  • “ Nous ne sommes pas ici en trop bonne intelligence avec les chirurgiens, [63] ni les apothicaires. [64] Ceux-là sont trop glorieux, ceux-ci, trop avides de gagner et de faire des parties excessives. Néanmoins, les chirurgiens sont plus paisibles beneficio frequentioris phlebotomiæ [65] quam hic exercemus, quæ lucrum et tandem eis conciliat ; mais ceux-ci enragent contre le Médecin charitable [66] et ses sectaires, [67] qui font préparer les remèdes à la maison à peu de frais. ” [28]

  • Belle pensée d’Ovide, et digne d’être prononcée par un poète chrétien :

    Est deus in nobis, et sunt commercia cœli :
    Sedibus æthereis spiritus ille venit
    .
    De Art. li. 3. [29]

    Je n’ai jamais pu croire qu’il y eût de véritables athées. [68] L’idée d’un Dieu est dans tous les hommes, Dieu même s’y trouve, on sent son existence, notre âme la démontre nécessairement et clairement. Ceux qui la combattent parlent au gré de leur cœur corrompu, mais ils ne suivent pas les lumières de leur esprit. Ils voudraient qu’il n’y eût point de Dieu qui punît leurs désordres : voilà où se terminent leurs sentiments, mais il connaissent malgré eux que ce Dieu subsiste. Est Deus in nobis : cette réflexion est de saison, nous entrons dans le carême ; [69] bien des gens m’ont voulu extorquer un certificat d’indisposition pour obtenir la permission de manger de la viande, mais je suis trop ami de la vérité pour la trahir dans une occasion où il y va même de l’intérêt de la religion.

  • Il n’est pas vrai que N… [70] ait trouvé des impertinences dont il a fatigué le public dans un des ouvrages de Louise Segoia, [71] puisque cette savante femme n’a mis aucun livre en lumière. Elle savait parfaitement les langues vivantes, mais elle n’a rien fait imprimer ; et quand elle l’aurait voulu faire, elle était trop chaste pour infecter ses écrits des abominations qu’on ose lui attribuer. André Rescendius [72] lui fit cette épitaphe :

    Hic sita Sigæa est, satis hoc : qui cætera nescit
    Rusticus est, artes nec colit ille bonas
    [30][73]

    Cette illustre Muse était originaire de la ville de Tolède. [74]

  • L’ancienne ville d’Italie qu’on appelait Amyclæ, [75] où Pythagore [76] se retira, fut ruinée par deux fois : la première par des serpents, à cause que personne ne voulait les tuer, de peur de contrevenir à la doctrine de ce fameux philosophe, qui avait défendu de donner la mort à aucun animal ; la seconde destruction fut causée par le silence, et voyez comment. Selon les préceptes du même Pythagore, qui exigeait de ses disciples qu’on parlât très peu, personne ne dit mot à l’arrivée de l’ennemi ; de sorte que, ne voulant point se donner des avis les uns aux autres, ils furent aisément surpris et défaits. Cette obéissance était certainement trop exacte ; mais peut-être l’historien qui nous a appris ces circonstances n’a pas été aussi fidèle à écrire la vérité qu’il a rendu les Amycléens exacts à obéir aux lois de Pythagore. Les Anciens ont une réputation heureuse car plus on nous les fait regarder loin, plus on nous les représente parfaits. Ne fallait-il pas que Pythagore fût un très grand homme pour avoir obtenu tant d’autorité ? [31]

  • Sixte v[77] pape qui a occupé la place de saint Pierre avec une fermeté digne d’un héros, fut nommé Félix au baptême. Son parrain et le curé qui le baptisa avaient aussi le même nom ; c’est pourquoi, lorsqu’il n’était encore que moine, il disait, en raillant avec ses meilleurs amis, qu’il s’était fait dans son baptême « un concours de félicité ». Ce pape aimait les bons mots : c’est lui qui se disait sorti d’une maison illustrée parce que celle de son père était si délabrée que le jour y entrait de tous côtés. [32][78]

  • C’est tacitement chicaner contre la Loi de Dieu que de chercher des directeurs qui appuient les doutes que l’on ose former. Notre conscience est le meilleur et le plus sûr casuiste, c’est le dictamen rationis auquel nous pouvons nous fier si nous chassons loin de nous les instances de la prévention et de l’amour propre. [33]

  • Ovide l’a dit dans ses Épîtres : Credulitas damno solet esse puellis ; [34] une femme, après s’être laissé corrompre par les yeux, se laisse prendre par les oreilles. Ces doucereux discours de fleurettes sont très dangereux à des jeunes filles qui n’ont point assez vécu pour apprendre à se défier.

  • J’ai eu le bonheur de passer, comme Plutarque, [79] sur les différentes matières. Je voudrais de tout mon cœur pouvoir faire dire en cette occasion que « les beaux esprits se rencontrent », car vous ne doutez point que je me fisse < sic > un grand honneur du mérite qu’il y aurait d’approcher un tel personnage ; mais je me crois bien éloigné de lui. Ce sentiment ne part point d’une modestie affectée, ce n’est pas mon vice d’être humble par orgueil. [35]

  • Ne trouverai-je jamais le livre d’Aretades [80] intitulé Perisinemptosias, c’est-à-dire « de la Rencontre des pensées » ? J’ai lu quelque part que cet auteur remarque, après Porphyre, [81] qu’on trouve dans les ouvrages d’Ephorus [82] environ trois mille lignes de suite copiées mot pour mot. Cela sent terriblement son plagiaire. Il est impossible que le hasard produise une telle rencontre. Que l’on ferait de volumes in‑fo si l’on voulait prendre la peine de rechercher dans les auteurs les larcins qu’ils ont faits ! Peut-être diraient-ils que ce n’est pas faire un larcin que de se servir de ce qui est à soi : l’on achète assez < cher > les livres pour avoir droit de se les approprier. [36]

  • ” Les Œuvres d’Ulisses Aldrovandus[83] impression de Bologne, [84] sont bien chères et bien rares. Elles ont été contrefaites à Francfort, [85] encore n’en voit-on quasi point ici. C’était un grand personnage qui a fort obligé le public, ayant dépensé cent mille écus pour l’édition de ses Œuvres. Néanmoins, étant devenu aussi pauvre qu’âgé, après tant de dépenses, il est mort misérable, et presque de faim : Nihilque aliud pro fama (quam ex ingrata patria et posteritate vir dignissimus herculeis pene laboribus aucupabatur) nisi famem miser retulit. ” [37] Il n’est pas le premier que la funeste et ambitieuse démangeaison d’écrire et de se voir imprimé, dans l’espérance d’être lu et admiré, ait réduit à cette extrême indigence. Je connais plus d’un auteur qui a été obligé de sacrifier la première et l’unique édition de ses ouvrages à la curiosité de ses amis : les exemplaires, dont personne n’offrait de l’argent, se trouvèrent ainsi épuisés en présents. Toute la récompense que l’auteur en reçoit est que l’ami, par complaisance, a soin de mettre sur le premier feuillet Ex dono Autoris[38] De ces sortes d’ouvrages, il ne faut point dire qu’ils « se vendent chez untel, libraire », mais qu’ils « se donnent chez untel, auteur ».

  • “ L’Avicenne [86] des Junte [87] est un livre à garder, si les annotations de Mongius [88] et de Costœus [89] y sont. ” [39]

  • Martial [90] a plaisanté sur le médecin Symmachus [91] en ces termes, li. 5, epigr. 9 :

    Languebam, sed tu comitatus protinus ad me
    Venisti centum, Symmache, discipulis.
    Centum me tetigere manus aquilone gelatæ :
    Non habui febrem, Symmache, nunc habeo
    .

    Ce Symmachus était médecin de l’empereur Claude, [92] et habile homme autant que médecin, peut-être. Je ne parle point ainsi, comme l’on peut juger, pour relever ma profession au-dessus des autres. Notre art ne consiste que dans les conjectures, et non dans une certitude physique. Je ne sais pourquoi Martial a pris la peine de railler ce médecin d’un empereur. Les poètes satiriques sont dangereux. Les plus habiles gens doivent les ménager, mais les poètes eux-mêmes doivent ménager et respecter les médecins. J’aurais désiré une chose, < c’est > d’être le médecin d’un vieux empereur, < car > il n’y a point de fortune à faire pour la médecine sous un jeune prince : il se passe de remèdes, il a raison ; dans un âge avancé, il les croit nécessaires, et je profiterais de son erreur. [40]

  • La poésie macaronique qui porte le nom de Merlin Coccaye [93] est attribuée à Jacques Solengius < sic pour : Teofilo Folengo >, frère de Jean-Baptiste Solengio < sic pour : Folengo > de Mantoue, bénédictin [94] qui a laissé quelques commentaires sur l’Écriture Sainte. [41]

  • Flectitur iratus voce regante Deus.
    Ovid. de Art. ant. li. i
    [42]

    La prière est capable d’arracher des mains du Vengeur éternel les foudres qu’il est prêt à lancer sur les têtes coupables : grand motif de la confiance pour ces pauvres créatures que l’on appelle hommes.

  • Je puis dire de V.F. [95] “ ce que Cicéron [96] disait à Allicas < sic pour : Atticus > [97] du livre de Varron : Is est mundus doctrinæ, et thesaurus eruditionis locupletissimus, ou bien Ut cum Eunapio Sardiano [98] loquar, vivens musæum et spirans bibliotheca omni scientiarum genere refertissima.

    Le pauvre Monsieur D…, notre ancien confrère, savait beaucoup, mais son esprit était l’image du chaos : quelle confusion ! nous l’appelions entre nous « la Bibliothèque renversée ». Comme l’on connaît le génie des hommes à l’extérieur et aux manières, rien n’était plus mal ordonné que son cabinet : tout y était hors de sa place, tout s’y trouvait confondu ; de manière que qui n’aurait pas su qu’il n’avait pas absolument perdu la raison, aurait conclu qu’il fallait l’interdire au seul aspect de son cabinet et de sa bibliothèque. ” [43][99]

  • “ Entre les livres d’Italie, je désirerais fort d’en recouvrer un petit, fait par Epiphanius Ferdinandus, [100] lequel je crois être in‑8o, dédié au pape Paul v[101] si je ne me trompe, il traite de Vitæ longitudine. Je voudrais l’avoir bien payé et le tenir ”, surtout, en avoir bien profité. [44]

  • « Une lecture uniforme profite, une lecture diversifiée réjouit » : Lectio certa prodest, varia delectat[45][102] Je lis souvent Hippocrate, Galien, Fernel, Riolan [103] et d’autres illustres patrons de ma profession : voilà ma lecture uniforme, voilà mon profit. Je lis de temps en temps Ovide, Juvénal, [104] Horace, Sénèque, Tacite, [105] Pline [106] et autres auteurs qui mêlent utile dulci : [46] voilà ma lecture diversifiée, voilà ma récréation, elle n’est pas sans utilité.

  • Quelque savant a dit que Cicéron était descendu des anciens rois des Vosques ; [107] et dans une harangue de Dion Chrysostome, [108] on fait descendre son père d’un vigneron. [47] Ces deux sentiments n’augmentent ni ne diminuent l’estime qu’ont pour lui ceux qui ne font attention qu’au mérite personnel.

    À propos de Cicéron, je trouve dans mes remarques qu’il y avait en Italie, aux bains de Cicéron, [109] sur le frontispice, une inscription qui contenait tous les noms de toutes les maladies que ces bains guérissaient, et que quelques médecins, voyant que ces mêmes bains empêcheraient bien des malades d’avoir recours à eux, effacèrent l’inscription, disant que ce n’étaient que des caractères magiques : tradition populaire à laquelle on peut se dispenser d’ajouter foi sans craindre de passer pour un homme qui porte l’incrédulité trop loin. [48]

  • Pour l’amoureux Bonnal, L. M.D., Ovide fait son portrait : [110]

    Non est certa meos quæ forma irritet amores ;
    Centum sunt causæ, cur ego semper amem.

    Qui aime tant de personnes n’en aime pas véritablement une seule, le grand amour ne se partage point, l’amitié s’étend davantage. On peut avoir plus d’un ami, on ne peut avoir qu’une maîtresse : celle-ci échappe bientôt, les amis demeurent. Je ne veux que des derniers, et il y a longtemps que j’ai renoncé à la première, pour la sûreté de ma conscience et pour la santé de mon corps. [49]

  • Quel plaisir pour moi quand je lis dans Tite-Live [111] ces paroles du dictateur Camille [112] à ses soldats étonnés, presque déconcertés du grand nombre des ennemis ! Hostem, an me, an vos ignoratis ? : « Ignorez-vous qui est l’ennemi ? Il est facile à détruire. Ignorez-vous qui je suis ? Votre chef, et celui qui vous donnera l’exemple. Ignorez-vous qui vous êtes ? Accoutumés à combattre et à vaincre. » Le latin est encore plus précis, et donne une idée que la traduction et la métamorphose ne peuvent égaler. [50]

  • Bon mot de Pétrone : [113] c’est quand il dit que « son pays est si plein de divinités que l’on y trouve plus aisément un dieu qu’un homme » : Utique nostra regio tam præsentibus plena est numinibus ut facilius possis deum quam hominem invenire. J’ai quelquefois appliqué cette pensée à ce qui se passe dans le<s> cours, où le culte ordinaire d’une troupe de courtisans, flatteurs et intéressés, toune en perte tous leurs hommages vers des rois devenus leurs idoles. [51]

  • Empedocles [114][115] ayant songé qu’il y avait des œufs sous son coussin, alla consulter un certain prophète onirocisique < sic pour : onirocritique > [116] pour savoir ce que signifiait ce songe. Le prophète lui répondit : « Allez, retournez chez vous, cherchez dans votre lit, et soyez assuré que vous ne perdrez pas vos peines. » Il y alla et trouva en effet, à ce que dit le conte, de l’or et de l’argent. Il en donna avis au prophète et, afin de lui marquer quelque reconnaissance de sa favorable prédiction, il lui envoya plusieurs pièces d’argent. L’interprète le remercia, il ajouta cependant qu’il se plaignait qu’on ne lui avait envoyé qu’un peu de blanc de ces œufs, et qu’il s’en était réservé le jaune. C’est apparemment de cette histoire fabuleuse qu’un nouvel interprète de songes a donné pour un bon pronostic les œufs, quand ils amusent et flattent l’imagination pendant le sommeil. [52]

    Il est constant que l’on peut connaître par les songes quelque disposition corporelle. Je suis là-dessus du sentiment de saint Thomas [117] quand il dit, 2.2. qu. 95 a. 6 : Medici dicunt esse intendendum somniis ad cognoscendum interiores dispositiones. En effet, les malades songent d’ordinaire autrement que ceux qui se portent bien, les mélancoliques, [118] autrement que les sanguins, [119] les bilieux, [120] autrement que les pituiteux ; [121] mais je m’en tiens là, sans tirer d’autres conjectures sur les choses libres et de pur hasard, jusqu’à ce que je croie qu’il y ait du surnaturel dans ce qu’on a songé. Alors je rappelle dans ma mémoire l’histoire de Joseph, [122] de Daniel, [123] etc., pour m’y soumettre comme à des moyens dont l’Éternel se sert pour faire connaître aux hommes ses volontés. [53][124]

  • “ J’ai céans l’Histoire de Dupleix, [125] de laquelle je me suis servi pour apprendre le grand chemin de l’histoire, j’y ai toujours trouvé une assez exacte chronologie. Du reste, je la prise beaucoup moins que celle de M. de Thou, [126] laquelle j’estime, par-dessus toute autre, être propre aux hommes lettrés et aux esprits libres, qui ignorent l’art injuste et odieux de flatter, et qui appellent les choses par leur nom. Les honnêtes gens du Pays latin [127] la liront toujours latine ; les peuples curieux et les politiques français la liront traduite ; car, pour les ligueurs, [128] s’ils ne sont repentis, je ne suis pas d’avis qu’ils y mettent le nez. ” [54]

  • Vous n’êtes pas noble, mais vous méritez de l’être : en voilà assez, contentez-vous des moyens, ils vous font autant d’honneur que la possession. « J’aime mieux, dit Juvénal, Sat. viii[129] que vous soyez fils de Thersitat < sic pour : Thersites >, pourvu que vous vous montriez un Achille, que si n’étant qu’un Thersite, [130] vous aviez Achille [131] pour père » :

    Malo pater tibi sit Thersites, dummodo tu sis
    Æacidæ similis, Vulcaniaque arma capessas, [132]
    Quam te Thersitæ similem producat Achilles
    [55]

    Je n’ai pas encore bien deviné pourquoi les fils des grands hommes sont quelquefois si éloignés de le devenir eux-mêmes ; cependant, un sang illustre, pur et noble coule dans leurs veines, ils ont des exemples domestiques de courage et de vertu, à tous moments, de parfaits modèles devant les yeux. Le père est un héros, le fils n’a pas même les moindres qualités d’un homme du commun. Il faut assurément qu’il y ait une portion de mérite assignée à chaque famille ; ce qui est donné aux aïeux, c’est autant de rabattu sur la postérité. D’un autre côté, l’on voit non seulement des enfants qui égalent, mais qui surpassent le nom et la réputation de leurs pères.

  • Properce [133] a bien décrit dans l’élégie 12 de son livre iii la coutume qu’ont les femmes de certains pays d’Orient de se faire brûler toutes vives avec le corps mort de leurs époux.

    Fœlix Eois lex funeris una maritis,
    Quos Aurora suis rubra colorat equis !
    Namque ubi mortifero iacta est fax ultima lecto,
    Uxorum fusis stat pia turba comis,
    Et <cer>tamen habe<n>t leti, quæ viva sequatur
    Coniugium : pudor est non licuisse mori.
    Ardent victrices et flammæ pectora præbent,
    Imponuntque suis ora perusta viris
    .

    Si Monsieur L.M. donne le Properce traduit en vers français, comme l’on m’a assuré qu’il en avait le dessein, il mettra peut-être en goût de traduire tous les poètes de la sorte. Cette entreprise serait bonne, mais elle serait bien difficile à soutenir pour l’honneur des traducteurs. [56][134]

  • La destinée de ceux à qui personne ne plaît est de ne plaire eux-mêmes à personne, ils sont autant méprisés qu’ils méprisent.

    Laudas, Gaure, nihil, reprehendis cuncta : videto
    Ne placeas nulli, dum tibi nemo placet
    [57][135]

  • “ Le jeudi 8e de ce mois de janvier 1637, on joua en l’hôtel de Richelieu une comédie qui coûta cent mille écus, [136] quod notandum in ista quæ versamur temporum difficultate ; et le lendemain, vendredi 9e, entre sept et huit heures du matin, la rigueur de la saison joua une rude tragédie sur l’eau, [137] qui fit enfoncer plus de cent bateaux à la Grève, [138] chargés de vin, de blé, d’avoine, de poisson, de bois et de charbon, qui est un malheureux désastre pour les pauvres marchands. ” Ainsi, pendant que les uns se réjouissent à grands frais, les autres se ruinent ; ces dépenses d’un côté, ces pertes de l’autre ne font pas le bien d’un État. Peut-être viendrons-nous dans des temps où il y aura moins d’empressement pour les spectacles publics. La nouveauté autorise tout. [58]

  • Je me propose de bien lire un présent qu’on vient de me faire : c’est un petit livre de Turnebus [139] intitulé Theophrastus de odoribus, de lapidibus, de ventis, cum annotationibus[140] Turnebus était un savant très digne d’estime parce qu’en même temps qu’il était très habile homme, il montrait beaucoup de modestie au milieu de toutes ses plus sublimes connaissances. C’est pourquoi Henri Estienne [141] disait de lui :

    Hic placuit cunctis, quod sibi non placuit[59]

    Il était d’Andely sur Seine [142] et d’une maison noble. Son livre qui porte pour titre Adversaria lui a acquis une réputation qui durera autant que les siècles. J’écris à un de mes amis pour le prier de m’envoyer six ouvrages de cet auteur, que je souhaite depuis si longtemps. Ces six livres sont : Poematum silva, Commentarius in librum Ciceronis de Fato[143] Præfatio in Caii Plinii Historiam naturalem, Libellus de Methodo, De Calore a vino, Academicarum quæstionum lib. i, Convivium septem sapientium ; celui-ci est une traduction de Plutarque. [60][144]

  • “ Il y a quelques mois que M. de C., [145] président des Comptes, qui était fils de L.D., [146] qui a commandé les C.D.H., [147] mourut en cette ville, le 3e jour après avoir été taillé de la pierre. ” [148] On lui a fait cette épitaphe :

    Épitaphe du P. de C.

    Ci-gît qui fuyait le repos,
    Qui fut nourri, dès la mamelle,
    De tributs, tailles, [149] impôts,
    De subsides et de gabelles ; [150]
    Qui mêlait dans ses aliments
    Du jus de dédommagement,
    De l’essence du sol pour livre. [151]
    Passant, songe à te mieux nourrir,
    Car si la taille l’a fait vivre,
    La taille aussi l’a fait mourir. ” [61]

  • “ On nous assure ici que Jean de Wert [152] a été pris prisonnier par le duc de Weimar. [153] Il semble que cette prise nous soit aussi avantageuse que si c’était le duc de Hongrie. Je suis de même avis que le poète qui a fait les vers suivants :

    Cum Janum [154] veterem clausum tenuere Quirites,
    Florentis signum pacis ubique fuit :
    Nulla salus bello, pax toto poscitur orbe ;
    Nos Janum viridem clausimus, ecquid erit ?
     [62][155]

    Je prie Dieu qu’il nous donne une bonne paix. ” [156] Nous autres médecins, qui ne courons ni ne battons la campagne, nous sommes fort embarrassés dans les temps de guerre. Il faut laisser le soin d’y aller aux jeunes disciples d’Esculape ; [157] et encore, la médecine n’a pas là grande fonction : il y a plus de bras et de jambes à couper que de fièvres à guérir, et autres accidents semblables à prévenir.

    Je ne reproche point à certaines gens les vœux qu’ils s’avisent quelquefois de faire pour la guerre : il est certain que si c’est un temps de trouble, il sert souvent à remettre les choses dans leur premier et véritable état.

  • Texte pour sujet d’un discours propre à être prêché aux belles, il est tiré de Properce, li. ii, élégie 28 :

    Sunt apud inferos tot millia formosarum.

    À Dieu ne plaise que je juge mal de mon prochain, mais la prédestination [158] n’est pas pour beaucoup de femmes : elles damnent trop d’hommes pour ne pas courir elles-mêmes un semblable risque. Ce qui rend l’état des femmes plus dangereux est qu’elles ne se repentent point d’avoir été et de demeurer coquettes, au lieu que nous maudissons bientôt la faiblesse que nous avons eue pour elles. Le repentir peut expier nos crimes, et les crimes du sexe augmentent par leur cœur impénitent. [63]

  • Autre beau texte tiré d’Horace, li. ii, ode 14 : [159]

    « Enfin, il vous faudra quitter un jour votre patrie, votre maison et votre femme, que vous aimez tant. De tous les arbres que vous cultivez avec tant de soin, il ne vous restera que le funeste cyprès pour mettre sur votre tombeau. Un héritier, bien plus libéral que vous n’êtes, prodiguera ce vin de cécube que vous tenez enfermé sous cent clés, il en inondera vos chambres, il le fera nager sur ces riches parquets ; enfin, il se servira sans discrétion de ce vin qui devait être réservé pour les festins des pontifes, et non pas pour des usages si profanes. »

    Linquenda tellus, et domus, et placens
    Uxor ; neque harum, quas colis arborum
    Te, præter invisas cupressos
    Ulla brevem dominum sequetur.
    Absumat hæres Cæcuba [160] dignior
    Servata centum clavibus : et mero
    Tinget pavimentum superbo,
    Pontificum potiore cœnis
    [64]

    Il y a bien des choses que nous gardons avec un soin avare et qui deviendront subitement la proie de l’avidité d’un héritier prodigue. Qui serait bien sage jouirait modestement de sa fortune et de ses possessions, et après lui, serait avare qui voudrait.

  • Joachim Du Bellay [161] est le premier qui a fini un sonnet par une pointe, et jurait d’ordinaire par Apollon [162] en cette manière : « Qu’Apollon ne me soit jamais en aide, si cela n’est. » [65]

    On a estimé beaucoup ses Regrets et ses sonnets sur les antiquités de Rome. Il fit aussi des sonnets pour la reine de Navarre, [163] et elle en fit pour lui. Les uns et les autres passaient dans ce temps-là pour d’excellents ouvrages. Il fit lui-même son épitaphe, la voici :

    Clara progenie, et domo vetusta
    (Quod nomen tibi sat meum indicari)
    Notus contegor, hac, viator, urna.
    Sum Bellaius, et poëta, jam me
    Sat nosti ; puta, non bonus poeta,
    Hoc versus tibi sat mei indicarint.
    Hoc solum tibi, sed queam viator,
    De me dicere : me pium fuisse,
    Nec læsisse pios, pius si ipse es,
    Manes lædere tu meos caveto
    [66]

    Il était désigné pour être archevêque de Bordeaux, quand il mourut.

    En vérité, je n’approuve pas les gens critiques, qui se plaisent à flétrir la mémoire des morts et qui répandent sur les tombeaux toute l’amertume et le fiel de la satire. Quand un homme n’est plus en état de faire du bien, il ne faut point en dire du mal ; quand il ne peut plus réparer le mal qui lui est échappé, il faut tâcher de rappeler avantageusement le bien qu’il a fait. C’est être lâche de dénigrer les défunts, de même que c’est être trop complaisant que de flatter aveuglément et sans interruption les vivants.

  • Les acrostiches, les anagrammes et autres jeux de mots divertissent, pourvu qu’ils consument très peu de temps. Je mets cette épigramme au nombre des meilleures.

    Sur le mot Fas : Fides, Amor, Spes.

    Spe cælos et amore fideque ascendere fas est :
    Absque tribus cælos his penetrare ne‑fas
    Spes lævæ, dextraque fides assistit amori
    Virtus in medio maxima constat amor
    [67]

  • “ Le Perdulcis [164] de la deuxième édition est un fort bon livre, duquel on a retranché seulement quarante mille fautes qui étaient en la première édition ; outre le traité qui a été ajouté, de Morbis animi. ” [68]

    Nos livres ne sont pas si défectueux, [165] mais aussi nous n’avons point d’impressions fort correctes. La preuve en est au commencement ou à la fin des ouvrages : l’on y voit un errata, qui avertit de quelques fautes que l’auteur a corrigées, mais non pas de toutes celles qu’il aurait fallu retrancher. Si jamais j’ai la passion de me faire imprimer, comme je n’y succomberai que par gloire, j’envisagerai celle d’être un auteur correct.

    A.N., qui a perdu toutes ses pratiques et qui fait mourir le peu de malades qui lui restait, est désormais occupé à revoir ses livres. Il se promet de faire un sommaire de sa bibliothèque ; après quoi il doit la vendre, et il se flatte qu’il pourra tirer de l’argent de l’ouvrage qu’il médite. Je doute qu’il y ait des hommes assez dupes pour lui en vouloir donner. Serait, je crois, bien à plaindre qui retomberait dans les mains d’un tel personnage. [69]

  • Je suis médecin, mais quoi qu’en disent ceux qui ont si mauvaise idée de la religion de ceux de ma profession, je me reconnais bien misérable parce que la nature et la foi me montrent bien des misères auxquelles je suis sujet. Dieu me garde de tomber dans celles qui durent éternellement.

    Unde superbit homo, cujus conceptio culpa,
    Nasci pœna, labor, vita, necesse mori ?
     [70][166][167]

    On est heureux de faire ainsi de certaines réflexions ; si elles étaient trop fréquentes, elles ne laisseraient pas d’inquiéter. Quoiqu’il soit < le propre > de l’homme de raisonner, sa propre raison l’afflige quelquefois. La mienne, Dieu merci, ne m’est pas d’un secours inutile ; quand elle veut m’importuner, je lui donne d’autres objets, et je fais succéder une lecture divertissante à une méditation sérieuse.

  • “ Pour les médecins, tant de Paris que de Montpellier, [168] j’en fais autant d’état des uns que des autres, pourvu qu’ils soient gens de bien, non sum acceptor personarum[169] Le lieu ne m’importe du tout : la malignité du Gazetier [170] ne nous doit pas émouvoir, ni nous commettre ensemble.

    Tros Rutulusve fiat, nullo discrimine habetur[171]

    Joint que ce petit point d’honneur est si léger que ce n’est point la peine d’en parler. ” [71] Ce n’est pas l’université qui fait l’habile homme parmi nous, mais la connaissance des simples, des tempéraments et des maladies : tout cela s’apprend aussi bien ailleurs qu’à Paris. Ici, à la vérité, l’expérience se fortifie davantage et on a un plus fréquent commerce avec les savants. Quand le deviendrai-je ? Il me paraît que ma réputation me fait un peu d’honneur, mais je ne suis pas assez vain pour en être flatté, elle me sert seulement à désirer de mériter.

  • “ Les deux vers de Matthæus Paris [172] sont bien gentils, je suis bien aise de les savoir. Pour les deux vers de Pie v[173] il y a longtemps que les sais bien, mais en voici une réponse faite par M. Cachet, [174] médecin de Lorraine, centur. 3, epigr. 5<9> :

    Papa Pius quintus moritur, res mira ! tot inter
    Re sanctos, tantum nomine quinque pios
    . ” [72]

    Jamais on n’a mieux fait que d’appeler Saints Pères ceux qui sont préposés pour être l’exemple et le modèle des saints. C’est donc les avertir de ce qu’ils sont, et de ce qu’ils doivent rendre les autres.

  • Tel a été puni de mort pour un crime qui a mis un autre dans une élévation glorieuse : on pend un malheureux qui a volé un passant, et l’on fait la cour à ce maltôtier qui ravage une province par ses injustes exactions.

    Commetrunt multi eadem diverso crimina fato
    Ille crucem pretium sceleris tulit, hic diadema
    .
    Juven. Sat. 13[175]

    Vous voyez que la justice ne se rendait pas mieux autrefois qu’aujourd’hui : de tout temps, il y a eu des magistrats corruptibles et corrompus, malheur à ceux qui ont affaire à eux ! J’ai été plusieurs fois menacé de procès, mais j’ai si bien pris mes mesures que j’ai rompu en visière à Madame Chicane. Il nous convient mieux d’aller voir un malade qu’un procureur : celui-ci demande de l’argent avec hardiesse, nous en recevons modestement de l’autre, sans faire semblant d’en vouloir. C’est pourquoi, en dérision de notre feint désintéressement, on dit que nous tendons la main par derrière. Je vous jure qu’il y a longtemps que je ne suis plus de ces hypocrites. Quand j’étais jeune, je rougissais de ce qu’on m’offrait de l’argent ; aujourd’hui, je rougis quand on ne m’en présente pas. [73][176]

  • Onufrio Pavino < sic pour : Onofrio Panvinio > [177] de Vérone, [178] ermite de Saint-Augustin[179] est un des savants qui ont le mieux connu les antiquités romaines et ecclésiastiques. Il s’en fit une étude aussi utile pour le public que glorieuse pour lui. Paul Manuce [180] l’appelait helluonem antiquarum historiarum. Sa devise était un bœuf placé entre un autel et une charrue, avec ces mots ; in utrumque paratus[74] pour signifier qu’il était également prêt à supporter les fatigues de sa profession de religieux et celles de l’étude des sciences humaines. Nous avons de lui plusieurs ouvrages considérables. Je n’ai chez moi que ceux-ci : Vigenti septem Romanorum Pontificum elogiæ et imagines ; Vitæ Patriarcharum quatuor primarum sedium ; De Ludis sæcularibus ; De Sibyllis et carminibus sibyllinis ; [181] De antiquis Romanorum Nominibus[75]

  • “ Je suis si peu curieux que je n’ai pas vu le buveur d’eau [182] tant qu’il a été ici. Plusieurs l’ont vu qui l’ont admiré. Il ne fait pas tout ce qu’il a dit ; il y a bien quelque chose d’étrange et d’extraordinaire en son estomac, mais M. Guillemeau, [183] qui a eu la curiosité de le voir, m’a dit que c’était un imposteur qui promettait tout autrement qu’il ne faisait. Sénèque en ses Épîtres, raconte qu’il ne pouvait regarder des fous :

    Ipse enim, inquit, aversissimus sum ab istis prodigiis : si quando fatuo delectari volo, non est mihi longe quærendus, video me, et rideo. ” [76]

    Sénèque n’était pas de ces sages et de ces doctes suffisants qui ne trouvent que les autres ridicules : il trouvait dans lui-même les faiblesses de l’homme, et il s’accoutumait à se servir de spectacle à lui-même. C’est là le vrai moyen de se corriger et de parvenir à la perfection. Je ne suis pas toujours si austère que Sénèque, les folies d’autrui me réjouissent fort souvent, et je n’ai pas assez mauvaise opinion de moi-même pour me croire capable de toutes celles que je vois.


Rédaction : guido.patin@gmail.com — Édition : info-hist@biusante.parisdescartes.fr
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