J’ai reçu la vôtre datée du 12e du présent mois, par laquelle me mandez que m’avez par ci-devant récrit par un particulier avec une thèse de médecine, [2] mais je n’ai reçu ni l’un, ni l’autre et vous prie de vous enquérir de ce particulier ce qu’il en aura fait, n’ayant rien reçu. Quant à ce que me mandez de la peste, [1][3][4] je vous dirai qu’en aucun lieu de cette ville, ni même dans les deux hôpitaux de peste, il n’y a aucun médecin, par l’avarice de Messieurs de la police, au grand détriment du public, totumque istud negotium, magno plebeculæ damno, ignoris tonsoribus committitur ; [2][5] si bien que nul médecin n’est employé à la peste en cette ville. Il n’y en a pourtant aucun de notre Compagnie qui puisse dire depuis le mois de juillet n’en avoir vu, trouvé ou découvert presque tous les jours quelqu’un qui en fût atteint, car elle a été ici fort commune. Je sais bien que pour ma part j’en ai trouvé plus de soixante en divers endroits, lesquels, depuis mon rapport, ont été menés aux hôpitaux de Saint-Louis [6] ou de Saint-Marceau, [3] où il en est mort une grande quantité. Mes autres compagnons en font de même et depuis que le mal est avéré, n’y retournent plus, non tant pour la peur qu’ils aient de la gagner (cum ipsum contagium, nisi probe et perite intelligatur, sit merum Arabum et pharmacopolarum figmentum, ut ficta sua cardiaca facilius obtundant), [4][7] que peur du scandale, et que ces visites, que le peuple croit si dangereuses, ne les décrient. [5][8] Il y a eu ici depuis Pâques une grande quantité de fièvres malignes [9] qui ont été autant de pestes couvertes, que l’on n’a point nommées pestes que quand on a vu des bubons ou charbons [10] y survenir, [6][11][12] encore qu’elles ne fussent en rien du tout moins contagieuses que la peste ; et ratione causæ quæ fuit in utroque excellens et eximia putredo et ratione symptomatum, quæ in utroque fuerint gravissima. [7] Pour tout antidote, [13] je m’en fie, après la grâce de Dieu qui assiste toujours ceux qui servent le public, à n’être ni pléthorique, [14] ni cacochyme, [8][15] ni à faire aucun excès ; et ne crois non plus à la thériaque, [16] mithridate, [17] alkermès, [18] hyacinthe, [19] bézoard, [20] corne de licorne, [9][21][22] qu’à des cornes de bœuf, cum ficta illa remedia, cum suis occultis qualitatibus (quæ revera nullæ sunt) nulla virtute magis polleant quam ægrorum loculos exhauriendi, ut pharmacopœos ditent. Sed de hac re plura alias. [10][23] Si désirez que je vous en dise davantage sur quelque point particulier, mandez-le moi, je suis tout prêt, etiam in promptu, omnium Arabum in hoc casu doctrinam refellere. [11] Je suis, Monsieur, votre très humble serviteur.
Patin.
De Paris, ce 18e d’octobre 1631.
M. Seguin [24][25] le jeune vous baise les mains et vous prie de vous souvenir des livres qu’avez promis d’envoyer ici à moi pour lui être rendus à Monsieur son oncle. [12][26][27] Délivrez-les à quelque voiturier qui en ait du soin et qui soit sûr, nous lui donnerons tout contentement pour sa peine.
1. |
Pour Furetière, la Peste est une :
Ce que Furetière et Guy Patin appelaient peste ajoutait la plupart des fièvres hautement contagieuses (comme le typhus, v. note [28], lettre 172), et souvent mortelles, à la peste moderne. Le microbe responsable de celle-là est une bactérie, Yersinia pestis, découverte par Alexandre Yersin en 1894. Ses hôtes naturels sont les petits rongeurs qui se la transmettent essentiellement par leurs puces. La contamination humaine est liée à la morsure d’une puce infectée ou à celle d’un pou de corps qui a parasité un pestiféré. On classe la peste humaine en trois formes principales :
Tout en décroissant peu à peu, la peste a profondément affecté le peuplement et l’histoire de la chrétienté du xive au xviiie s. (Hildesheimer a, pages 239‑240) :
J’ai attribué à la peste la mort d’au moins deux correspondants de Patin :
Devenue rare de nos jours (quelque 40 000 cas mondiaux de 1987 à 2001, dont près de la moitié à Madagascar), la peste peut être prévenue par un vaccin et guérie par un traitement antibiotique. |
2. |
« et toute cette affaire est confiée à des barbiers ignares, au grand dam du menu peuple ». |
3. |
Ces deux hôpitaux étaient situés hors les murs de la ville.
|
4. |
« parce que la contagion elle-même, à moins d’être exactement et savamment comprise [v. note [6], lettre 7], est une pure chimère des Arabes et des pharmaciens, pour mieux nous rebattre les oreilles avec leurs prétendus remèdes cardiaques [v. note [28], lettre 101] ». Comme bien des médecins de Paris à son époque, Guy Patin a constamment affiché un hostile mépris à l’encontre de la « médecine des Arabes (ou Arabistes) ». Voici, à titre d’exemple extrême, ce qu’en écrivait (anonymement) Jean ii Riolan (pages 98‑99 des Curieuses recherches sur les écoles en médecine de Paris et de Montpellier…, 1651, v. note [13], lettre 177) à l’intention de Siméon Courtaud (professeur de la Faculté de médecine de Montpellier, qui défendait la médecine des Arabes, v. note [19], lettre 128) : « Si nous croyons Fernel, que vous aurez pour suspect, étant de notre Compagnie, les Arabes ont corrompu notre médecine ; ils ont plutôt formé des apothicaires, ou charlatans, que de vrais médecins. Ils ont écrit la curation des maladies tout autrement que les Grecs, et ont tellement embrouillé les règles de la médecine, pour les évacuations, qu’on ne sait quels remèdes on doit suivre. Ils nous ont laissé des compositions de médicaments si mal bâtis, sans jugement et raison, que cela ressent plutôt son médecin empirique que rationnel. Je puis dire qu’un médicament de la médecine arabesque, selon le proverbe ancien, Arabice olet, {a} c’est-à-dire qu’il est dangereux. Et je puis rapporter à mon propos ce qu’a dit Pline de l’Arabie, Felix appellatur Arabia, falsa et ingrata cognominis, quæ hoc acceptum superis ferat, cum plus ex eo inferis debeat : {b} heureuse Arabie pour dépeupler le monde. Après cela vantez-vous de la médecine des Arabes, que vous possédez absolument. Je dis plus, qu’étant ennemis des chrétiens, plutôt par malice que par ignorance, ils nous ont gâté la médecine et l’ont très mal décrite, pour nous faire mourir. »
La « médecine arabesque » n’en a pas moins tenu une place capitale dans l’histoire. Après une longue phase superstitieuse et magique, la médecine trouva ses premières assises scientifiques chez les Grecs, qui transformèrent les maladies en phénomènes naturels, dont il convenait de fonder l’étude sur l’observation. Le Corpus hippocratique (ve au iie s. av. J.‑C., v. note [6], lettre 6) fut la pierre fondatrice de l’ensemble qui se développa brillamment sur les rives de la Méditerranée orientale jusqu’à l’époque de Galien (iie s. apr. J.‑C.). Tandis que s’y répandait le christianisme, le déclin vint ensuite en Occident, avec un retour aux interprétations religieuses, « préhippocratiques », et aux cures miraculeuses. Vers le viiie s., quand l’Europe médiévale délaissa le soin des malades à des moines sans formation médicale, les Arabes prirent le relais du progrès. Au Proche-Orient (Perse, Syrie, Mésopotamie), au nord de l’Afrique et en Espagne, de nombreux médecins, mahométans, juifs ou chrétiens nestoriens (v. notule {c‑iii}note [8], lettre 125), soutenus par des califes éclairés, captèrent et développèrent l’héritage grec pour le transmettre à l’Europe quand la lueur du savoir s’y ralluma, avec la création de l’École de Salerne, au xie s. (v. note [4], lettre 12), Constantin l’Africain (v. note [55], lettre latine 351) faisant alors le trait d’union entre les deux cultures. Parmi tous ceux qui favorisèrent et embellirent la médecine antique, brillent les noms du prêtre alexandrin Ahrun (viie s.), des Persans Rhazès (ixe‑xe s.) et Avicenne (xie s.), ou des Andalous Abulcasis (xe s.) et Averrhoës (xiie s.). La contribution la plus éclatante des Arabes – et c’est bien ce que Patin, Riolan et bien d’autres leur reprochaient surtout – fut de perfectionner, et même rénover la pharmacie en y introduisant la chimie, avec quantité de médicaments que l’Antiquité avait négligés ou n’avait pas connus (v. note [22], lettre 79). Sabor-Ebn-Sahel, directeur de l’École de Dschondisabour (en Perse), a publié, dans la seconde moitié du ixe s., sous le titre de Krabadin (ou Grabadin), le premier dispensaire (v. note [3], lettre 15) qui ait jamais paru, et qui fut imité plusieurs fois par la suite ; celui d’Abou’l-Hassan-Hebatollah-Ebno’Talmid, médecin du calife de Bagdad, jouissait d’une grande célébrité au xiie s. et servit de règle aux apothicaires arabes. Le vocabulaire médical en a gardé maintes traces : antimoine (athmoud), alcool (alkohal), julep (djousab, eau de rose en persan), sirop (schirab), bézoard (badezohr), etc. |
5. |
À l’aide d’un argument bien spécieux, Guy Patin faisait ici l’esprit fort (v. seconde notule {a}, note [1] du Faux Patiniana II‑4), et rejetait sur la peur stupide du peuple la crainte que les médecins avaient de la peste. Il allait d’ailleurs se dédire dans les phrases qui suivent, en convenant de la grande contagiosité de la peste (le vrai motif des médecins pour se garder d’aller en soigner les victimes). |
6. |
Quel qu’en soit le type, intermittent ou continu, une fièvre était qualifiée de maligne quand elle s’accompagnait « de venin, de pourpre, etc. et d’accidents plus fâcheux que le pouls ne semble l’indiquer » (Académie). Des signes de souffrance cérébrale (délire, stupeur, convulsions, coma, etc.) en marquaient très souvent la gravité. Les causes principales étaient la peste et le typhus (v. note [28], lettre 172). Bubon (Furetière) : « grosse bube ou tumeur qui vient à suppuration et qui est souvent une peste ou un effet du mal vénérien, qui paraît dans les aines. Galien appelle généralement bubon, tout phlegmon qui survient aux glandes ou émonctoires ; {a} mais Fernel le réduit à ceux qui viennent aux aines. Les médecins dérivent ce mot du grec boubon qui signifie les aines, où les bubons viennent d’ordinaire. » {b} Le charbon est une évolution gangreneuse du bubon pesteux (Furetière) :
|
7. |
« en raison tant de la cause qui, dans les deux cas, a été une putréfaction éminente et remarquable, que des symptômes qui, dans les deux cas, ont été gravissimes. » Les deux cas que Guy Patin distinguait ici étaient les pestes couvertes (larvées ou atypiques, avec seulement de la fièvre) et manifestes (franches ou typiques, avec bubons et charbons). |
8. |
Emploi de deux adjectifs qui appartenaient au vocabulaire de la médecine humorale, où les maladies internes sont attribuées à un déséquilibre (ou intempérie) entre les quatre humeurs du corps (v. note [4], lettre de Jean de Nully, datée du 21 janvier 1656) : sang (v. note [36], lettre latine 98), bile, mélancolie (bile noire ou atrabile) et phlegme (lymphe).
|
9. |
Guy Patin déballait ici toute une armoire de l’opulente pharmacopée de son temps : celle qu’il exécrait de toute son âme, la tenant pour inefficace et juste bonne à faire la fortune des cupides apothicaires ; et sur laquelle la suite de sa correspondance est amplement revenue.
Trois des observations ajoutées à la thèse de Charles Guillemeau sur la « Médecine d’Hippocrate » (Paris, 1648), auxquelles Patin a probablement mis la main, fournissent d’abondants compléments sur : V. note [16], lettre 181, pour la corne de licorne, médicament le plus extravagant de la liste. |
10. |
« parce que ces remèdes fictifs, avec leurs qualités occultes (qui sont réellement nulles), n’auraient de plus grande vertu que vider les cassettes des malades pour enrichir les apothicaires ; mais de cela je vous dirai plus une autre fois. » Ce passage sur les qualités occultes allait éveiller la fureur de Belin. |
11. |
« même s’il y faut pour le coup réfuter la doctrine de tous les Arabes. » |
12. |
Guy Patin a souvent parlé dans ses lettres des deux Seguin médecins, Claude, le jeune, et son oncle Pierre i. Pierre i Seguin (Paris 1566-ibid. 27 janvier 1648), docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1594, avait d’abord été professeur au Collège du Cardinal Lemoine. Ayant épousé Anne Akakia, fille de Martin ii (v. note [12], lettre 128), Seguin avait succédé à son beau-père dans sa chaire de chirurgie au Collège royal (1598), qu’il échangea contre celle de médecine après la démission de Jean Duret (v. note [10], lettre 11). Médecin consultant de Louis xiii, premier médecin d’Anne d’Autriche, ses occupations ne lui permettant pas de continuer ses fonctions au Collège royal, il les avait résignées en faveur de son fils Michel (v. note [35], lettre 183) en 1618, pour les reprendre à la mort de ce dernier, en 1623. Guy Patin a parlé du fils aîné de Pierre i Seguin, Pierre ii, qui était chanoine (v. note [66], lettre 150). Claude Seguin (vers 1596-1681) avait été reçu docteur régent de la Faculté de médecine de Paris en 1629. Neveu et successeur de Pierre i comme professeur au Collège royal en 1630, il fut conseiller médecin du roi en 1641, puis son médecin ordinaire, charge qu’il racheta à Charles Guillemeau pour 50 000 livres, avant de devenir premier médecin d’Anne d’Autriche à la mort de son oncle, en 1648. Il revendit en 1650 sa charge de médecin ordinaire du roi à Marin Cureau de La Chambre pour 22 000 écus (66 000 livres). Claude Seguin était gendre de Jacques ii Cousinot (v. note [26], lettre 7). Devenu veuf, il se démit de toutes ses fonctions et entra dans les ordres en 1668, pour quitter la Faculté en 1670. Seguin obtint une riche abbaye et s’employa, mais sans succès, à parvenir à l’épiscopat. Il se retira enfin à l’abbaye Saint-Victor jusqu’à sa mort. |
a. |
Ms BnF no 9358, fo 8 ; Triaire no v (pages 14‑17) ; Reveillé-Parise, no v (tome i, pages 7‑8). |