Je vous écrivis ma dernière vendredi 8e de janvier et depuis ce temps-là plusieurs choses fort mémorables sont arrivées ici. Premièrement, ce même vendredi 8e, tandis que le roi et toute la cour étaient à Saint-Germain, [2] le Parlement donna arrêt contre le Mazarin, [3] par lequel il fut déclaré criminel de lèse-majesté, [4] comme perturbateur du repos public. [1] Le samedi il fut ordonné que l’on lèverait des troupes pour la défense de la ville de Paris ; et ce même jour, M. d’Elbeuf [5] le père, M. de Bouillon-Sedan, [6] frère aîné du maréchal de Turenne, [7] le maréchal de La Mothe-Houdancourt, [8] le marquis de La Boulaye, [2][9] le marquis d’Aubeterre [3][10] et autres seigneurs se présentèrent pour commander et avoir charge dans l’armée que Paris s’en allait lever. [4] M. d’Elbeuf en fut déclaré le chef, et lui et les autres prêtèrent serment de fidélité entre les mains du Parlement avec otages qu’ils donnèrent. Le dimanche matin se présentèrent à la porte de Saint-Honoré, [11] MM. les princes de Conti [12][13][14] et de Longueville, [15] qui y furent empêchés de passer outre, jusqu’à ce que le Parlement en ayant été averti les envoya recevoir par MM. du Blancmesnil [16] et de Broussel [17] (qui furent les deux prisonniers des barricades du mois d’août dernier). [5][18] M. le prince de Conti fut dès le même jour après-dînée au Parlement, [6] M. de Longueville y fut le lundi matin ; et s’étant accordés avec la Cour, M. le prince de Conti fut déclaré, à cause de sa qualité de prince du sang, chef généralissime et M. d’Elbeuf son lieutenant général ; [7] M. de Longueville n’a point pris de qualité, mais a donné pour otages M. le comte de Dunois, [19][20] son fils, [8] et Madame sa femme [21][22] laquelle est fort grosse et prête d’accoucher. [9] Tout le monde contribue ici, en particulier ou en gros, [10] pour faire guerre au Mazarin, et ce très volontiers. On garde fort bien les portes [23] et prend-on force espions et gens portant lettres. Messieurs du Parlement et de la Ville travaillent jour et nuit incessamment pour le salut public : arrêt se donne portant commandement à tout capitaine, lieutenant ou soldat de se retirer à 20 lieues loin de Paris ; défense aux villes de donner hommes, canon, ni aucun autre secours pour le parti mazarin ; [11] la Bastille, [24] sommée de se rendre, battue et enfin, rendue au Parlement qui en a donné le gouvernement à M. Deslandes-Payen, [25] conseiller de la Grand’Chambre et prieur de la Charité-sur-Loire, [26] qui est un homme de grand esprit, de ruse et de service, de plume et d’épée. Son lieutenant dans la même place est le deuxième fils du bonhomme M. de Broussel, conseiller de la Grand’Chambre, qui est un vaillant garçon et qui a eu charge par ci-devant aux armées. [12][27] Le mercredi 13e de janvier, M. le duc de Beaufort [28] arriva à Paris, [13] qui doit être suivi de 400 bons cavaliers. [14] Le jeudi 14e mourut ici du matin M. Marescot, maître des requêtes, [29] fils d’un autre maître des requêtes [30] et petit-fils de Michel Marescot, [31] grand médecin, lequel mourut ici l’an 1605. [15] Ce même jour, tous les Messieurs furent assemblés pour la police, afin de donner ordre aux provisions d’une si grande ville. Je vous avertis qu’il y a une faute ci-dessus, et que le gouvernement de la Bastille a été donné au bonhomme Broussel père, conseiller de la Grand’Chambre, et la lieutenance à son fils. [16] Voyez comment vont les choses du monde : il y a quatre mois et demi que Paris s’arma pour empêcher que l’on ne mît ce bonhomme prisonnier dans la Bastille, [32] et aujourd’hui mutata rerum sorte, [17] voilà qu’il en est gouverneur et qu’il y retient les autres. Il y a ici force soldats à pied et à cheval qui font des courses sur les ennemis qui paraissent ; et on apprête un grand armement pour les aller attaquer en gros où ils seront, où M. de Beaufort et le maréchal de La Mothe-Houdancourt ont bien envie de bien faire et de se faire paraître. [18] La reine [33] voyant que M. de Longueville était contre elle, a donné son gouvernement de Normandie à M. le comte d’Harcourt [34] qui y est allé pour y être reçu ; mais Rouen [35] lui a fermé la porte et ne l’a pas voulu recevoir. M. de Longueville ayant aussi eu avis que son gouvernement était donné, est parti d’ici le mercredi 19e de janvier assez tard et bien accompagné, et est allé droit à Lisieux et puis à Rouen où il a été bien reçu. M. du Tremblay, [36] frère du défunt P. Joseph, [37] capucin, [38] accusé d’avoir trop tôt rendu la Bastille à Messieurs du Parlement, a été condamné à Saint-Germain d’avoir la tête tranchée. [19] La reine est tellement irritée contre Paris qu’elle a chassé d’auprès d’elle Mlle Dansse, [39] qui était une de ses femmes de chambre, pour avoir voulu lui parler pour Paris ; [20] et néanmoins il y a eu de deçà quantité de gens pieux et dévots qui ont eu la hardiesse d’en écrire à la reine et de lui en remontrer la conséquence. Le Parlement lui a fait aussi des remontrances par écrit, lesquelles sont imprimées. On dit qu’elles sont bien faites et que M. le président Le Coigneux [40] en est l’auteur. [21]
On a fait ici courir depuis huit jours quantité de papiers volants contre le Mazarin, [41] mais il n’y a encore rien qui vaille ; même, j’apprends que M. le procureur général [42] en a fait des plaintes au Parlement, qui a ordonné que l’on empêchât l’impression et la distribution de ces écrits satiriques et médisants. [22] Quelques cavaliers des troupes de M. le prince de Condé [43] sont allés de Saint-Germain à Meudon [44] où, ayant trouvé quelque résistance dans le château par les paysans qui s’y étaient retirés, ils y ont joué de mainmise et en ont tué plusieurs, puis ont pillé le château. [23][45] Quelques-uns du côté de M. le Prince y sont aussi demeurés et entre autres deux capitaines qui sont fort regrettés. Nos cavaliers y furent dès le lendemain, qui se rendirent maîtres du château, qui mirent en fuite les Allemands qui y étaient, en ayant tué et pris prisonniers quelques-uns. J’apprends que l’ordinaire de Lyon ne va ni ne vient. Cela me donne de l’appréhension que les lettres du vendredi 8e de janvier ne vous aient pas été rendues ; [24] et en vérité, si cela est, je suis bien malheureux vu que dans votre paquet il y a une grande lettre pour vous de quatre pages à l’ordinaire et deux autres pour deux de vos collègues, MM. Garnier [46] et Falconet. [47] Je voudrais avoir donné une pistole et les retenir toutes trois si vous ne les avez reçues. [25] Mon Dieu, faut-il que la guerre trouble un commerce si innocent ! Je vous mandais entre autres que notre bon ami M. Hofmann [48] était mort le 3e de novembre de l’an passé, selon que M. Volckamer [49] m’en avait écrit.
Ce 25e de janvier. On garde ici soigneusement les portes et personne n’en sort sans passeport. M. de Longueville est encore en Normandie, d’où on espère qu’il emmènera bonnes troupes, son retour est ici fort souhaité. [26] Toute la cour est à Saint-Germain avec le Mazarin. M. le Prince voltige deçà et delà avec des cavaliers pour empêcher l’abord de Paris à toute sorte de marchandise ; mais pourtant cela n’empêche pas qu’il n’en vienne de plusieurs endroits, hormis de Gonesse, [50] que le pain [51] n’en vient point à cause des coureurs qui sortent de Saint-Denis ; [27][52] et jusqu’ici cela a duré, mais je pense qu’il ne durera pas encore longtemps vu que nous avons de belles troupes qui s’apprêtent à bien faire ; mais M. de Bouillon-Sedan est au lit de la goutte [53] et M. le maréchal de La Mothe-Houdancourt est au lit d’un rhumatisme. [54] Il y a en cette ville bien du pain et du blé, et beaucoup de farine aussi ; et Dieu merci, personne n’a encore crié à la faim. M. le Prince a mis bonne garnison dans Corbeil, [55] lequel jusqu’à présent nous aurait été inutile à cause du débordement de la rivière de Seine, [28][56][57] laquelle a fait ici bien du ravage, et qui a empêché le commerce et la navigation depuis trois semaines. [29] Elle commence fort à diminuer et à se resserrer dans son lit, de sorte que dorénavant, cette place nous sera nécessaire ; aussi crois-je avec grande apparence que ce sera la première que nous irons prendre, et après cela Lagny [58] afin que la liberté soit tout entière pour Paris sur les deux rivières qui la nourrissent, Seine et Marne. [30] Après cela, il faudra prendre Saint-Denis afin d’avoir aussi le pain de Gonesse pour ceux qui ont l’estomac délicat et qui y sont accoutumés. Peut-être que Dieu mettra la main à tant de désordres par la mort de quelqu’un de ceux qui fomentent et entretiennent cette guerre. La reine veut paraître à un chacun implacablement irritée et ne veut point souffrir que personne lui parle de s’adoucir ; et pour cet effet, elle a chassé de la cour une de ses femmes de chambre nommée Mlle Dansse, femme de son apothicaire, [31] et a fait mettre en prison un aumônier du roi nommé M. Bernage, [59] chanoine de Notre-Dame, [60] pour la même cause. [32] On imprime ici force libelles, qui se crient par les rues, sur les affaires du temps, tant en vers qu’en prose, en latin et en français. Il y en a plusieurs contre la personne du Mazarin, mais il y en a fort peu de bien faites. Je ne vous en garde point de copie, mais je m’attends au recueil général qui s’en fera ; à quoi déjà s’apprêtent quelques-uns de deçà, tant in‑8o qu’in‑4o. On dit que M. le duc d’Orléans, [61] Mme la duchesse sa femme, [62] Mademoiselle sa fille, [63] M. le chancelier, [64] M. d’Avaux, [65] frère de M. le président de Mesmes [66] et qui était l’an passé à Münster, [67] ne sont contre Paris que par bienséance, et non pas cruellement et furieusement acharnés comme sont la reine, M. le Prince et le Mazarin ; [33] et crois que cette affaire viendra enfin à quelque accommodement, mais ce n’est pas sitôt. Interea patitur iustus, [34] on lève ici bien de l’argent de tous côtés et personne ne sait combien ce mauvais temps durera. Néanmoins, j’espère que M. le Prince n’en sera point le maître. S’il ne lui vient bien d’autres troupes que celles qu’il a et si les princes qui sont de notre côté ne nous trompent (quod omen Deus avertat), [35][68] il y a grande apparence que l’honneur en demeurera au Parlement. Ainsi soit-il.
Tous les ouvriers de l’imprimerie ont ici mis bas, [36] il n’y a que ceux qui font des libelles qui travaillent. On avait commencé d’imprimer la table de l’Anthropographie de M. Riolan, [69] mais elle est demeurée là, aussi bien que le deuxième tome de la Géographie du P. Briet [70] dont vous avez le premier tome ; comme aussi le quatrième tome Dogmatum theologicorum du P. Petau, [71] qui sera de Incarnatione, et autres. [37] M. le procureur général s’est plaint à la Cour de l’impudence des imprimeurs [72] qui publiaient tant de méchants fatras et tant de libelles diffamatoires ; d’où s’est ensuivi arrêt qui a été publié à son de trompe par la ville, qui leur défend de plus rien imprimer sans permission de Messieurs du Parlement, mais je pense que toutes ces défenses ne les empêcheront pas d’en imprimer à mesure qu’ils en auront. [38] Et entre autres, ils ont imprimé un journal de tout ce qui s’est fait et passé depuis le mois de juin au Parlement jusqu’à présent ; [39] comme aussi la Lettre d’un religieux à M. le prince de Condé, pour l’exhorter à quitter le parti du Mazarin. L’auteur parle là-dedans comme un jésuite, mais il ne le fut jamais : c’est un gaillard qui se moque d’eux, mais qui parle bien et avec vérité ; le Mazarin est sanglé là-dedans tout du long, et très vilainement, comme il le mérite ; il me semble que c’est la meilleure pièce de tout ce qui s’est fait, mais je ne sais pas ce qui se fera à l’avenir. [40]
Ce 27e de janvier. [41] On mit hier prisonnier à la Bastille un gros et infâme partisan nommé La Rallière, [73] lequel est rudement chargé de la haine de bien du monde, aussi était-il trop superbe et insupportable. [42] On a pris aussi chez lui 100 000 écus que l’on a portés à l’Hôtel de Ville pour aider à faire la guerre au Mazarin. M. le duc de Beaufort lève ici de l’infanterie, et M. le maréchal de La Mothe-Houdancourt, de la cavalerie pour sortir en campagne dès qu’il sera fortifié, comme il se porte mieux. Il entre ici par divers endroits de la farine et du blé, qui donne du courage à tout le monde et qui réconforte merveilleusement ceux mêmes qui naturellement n’en ont guère.
Depuis trois semaines que nous sommes en guerre et menacés de famine, rien ne m’a tant fâché que le regret que j’avais que ma lettre à vous adressée du 8e de janvier ne fût perdue ; mais Dieu merci, je suis tout consolé puisque vous l’avez reçue, comme je reconnais par la vôtre datée du 19e de janvier, laquelle j’ai reçue dix jours après justement ; sed quocumque inter illas moras ineit. [43] Je vous assure qu’elle n’a pas été ouverte. [74] Pour le désir que vous me témoignez avoir de me tenir dans votre cellule de méditation, je vous en remercie de toute mon affection. Ce n’est pas que je ne voulusse bien y être, à cause de vous, ut possem mutuas audire et reddere voces, [44][75] mais je pense que notre guerre ne nous fera pas fuir si loin. Nous sommes bien les plus forts, et le serons de jour en jour davantage par l’adjonction des parlements et des provinces qui envoient ici leurs députés. Je vous prie de me mander quelle somme d’argent je vous dois pour tout ce qu’avez envoyé pour moi à M. Volckamer depuis un an, afin que je les mette avec les autres dont je vous suis débiteur et que je m’en acquitte. Il y a trois tomes de Conseils de Baillou [76] en comptant le troisième qui n’est achevé que depuis deux mois (j’en ai mis un à part dans votre paquet pour vous) ; si en désirez quelque chose de deçà, vous n’avez qu’à commander. [45] J’ai céans les trois tomes de Novarinus, Omnium scientiarum anima, dont je fais état plus que de tout ce qu’a écrit cet auteur, qui en a fait beaucoup d’autres. [46][77] Pour ce Fabri [78] de Castelnaudary, [79] c’est un pauvre souffleur, comme vous dites. [47] M. Jost [80] n’a encore rien reçu de Lyon. Viros dignissimos et suavissimæ recordationis, D.D. Gras, Garnier et Falconet, officiosissime resaluto. [48][81][82][83] Je suis bien aise que le Perdulcis [84] soit achevé à Lyon ; je vous prie de m’en acheter un en blanc et de me l’envoyer à la première commodité. [49] Le premier médecin [85] est aussi fort empêché que pas un : son argent est en grand nombre entre les mains des partisans qui sont aujourd’hui en fort mauvais état ; joint qu’il est en état de sauter aussitôt que pas un, puisqu’il n’a jamais été colloqué en ce trône que par le Mazarin qui ne tient plus qu’à un filet, et qui aura bien de la peine à revenir de si loin. M. Bouvard [86] est ici fort vieux, âgé de 78 ans, hors du tracas du monde et de l’ambition, qui va à la messe et au sermon, et au coin de son feu. [50] Nous avons ici le bonhomme M. Nicolas Piètre [87] fort malade, il a été saigné douze fois d’un rhumatisme, utinam tandem convalescat. [51] M. Citois [88] est encore ici, fort vieux, pene cæcus, [52] mais très riche. Il y a longtemps que j’ai lu le passage de M. de Saumaise [89] de colica Pictavica, [53][90] et pense être le premier qui l’aie découvert de deçà. J’en donnai avis dès ce temps-là à M. Riolan, qui l’a réfuté dans son Anthropographie : in eo loco nugatur Salmasius, [54] et ne sait ce qu’il dit ; mais cet homme est si âcre qu’il n’est jamais bien s’il ne mord quelqu’un. Je suis bien aise qu’on ait imprimé grec et latin Ocellus Lucanus, [91] je l’achèterai dès qu’il sera ici ; c’est un vieux philosophe pythagoricien qui vivait devant Aristote. [55][92] Pour < les > Opera omnia Spigelii, [93] je pense que c’est celui de Hollande, que j’ai céans et lequel m’a coûté trois pistoles en blanc. [56] J’ai aussi la Physique de votre Albertus Kyperus, [94] qui est un Polonais qui professe la médecine en Hollande. Il a fait un autre livret intitulé Methodus discendi et docendi medicinam, qui ne vaut guère mieux que rien. [57] Mon fils [95] répondit hier de sa première quodlibétaire. [96] Je suis ravi de ce qu’il contenta la Compagnie. Je vous envoie six de ses thèses, dont voici la conclusion : Ergo sunt ridicula, commentitia et chimærica chimicorum principia. [58]
Ce 29e de janvier. On a mis de nouveau dans la Bastille un autre célèbre partisan et gros maltôtier nommé Launay-Gravé, [97] lequel est fort chargé de la haine publique ; je pense qu’il n’en sortira point qu’il ne lui en coûte bon. [59] Plusieurs donnent ici avis au Parlement de divers endroits où il y a de l’argent caché, lequel servira à faire la guerre ; et la grasse récompense qu’on leur donne pour leur droit d’avis incitera beaucoup d’autres à en faire de même par ci-après. [60] On a pris chez M. Galland, [98] secrétaire du Conseil, 25 000 livres ; chez M. Pavillon, [99] aux Marais du Temple, [100][101] 100 000 écus qui venaient de Bordeaux. [61] On a pris aux gabelles 250 000 livres. [62][102] On en a cherché dans la maison de Mme de Combalet, [103] où on a trouvé de fort belles caches mais plus d’argent ; on a grande espérance de trouver ailleurs tant de celui du cardinal Mazarin que du défunt Richelieu. [63][104] L’avis avait été donné qu’on en avait caché en la pompe, qui est la maison où est la Samaritaine [105] sur le Pont-Neuf. [106] On y a bien cherché, mais on n’y a rien trouvé ; on croit qu’il en a été enlevé depuis un mois seulement et qu’il a été emmené par eau à Saint-Germain où de présent, sont tous ceux à qui il peut appartenir. [64] On se réjouit ici des bonnes nouvelles qui nous viennent de Provence [107][108] et de Bretagne [109][110] où les parlements tiennent le parti du nôtre. On en croit autant de Toulouse [111] et de Bordeaux, [112] combien qu’on en ait eu aucune nouvelle à cause que les courriers en ont été divertis, arrêtés et menés à Saint-Germain. [65] Tout le monde est ici en une merveilleuse résolution contre le Mazarin ; et combien que le pain y soit cher, [113] néanmoins personne n’y gronde, pas même le petit peuple, si ce n’est quelque petit hobereau de partisan (car les gros s’en sont envolés), encore faut-il que ce soit en cachette ; [66] ou bien ce sont des gens qui ont peur de la justice, de la force ou de la constance du Parlement, dans lequel tous les membres sont merveilleusement bien unis et bien résolus. Les sages de deçà, qui sont les plus modérés, espèrent que cette grande affaire se pourra enfin terminer par un accord ; et c’est ce que je souhaiterais de tout mon cœur, mais je n’oserais l’espérer, tant par l’obstination et la méchanceté des uns que par la force et la bonne opinion des autres. Ceux de deçà ont grande espérance en M. de Longueville qui est allé en Normandie s’assurer de Rouen et nous y ménager des autres, tandis qu’il nous a ici laissé de bons otages, savoir son fils aîné et Madame sa femme, laquelle est ici accouchée le jeudi 28e jour de janvier, jour dédié dans l’almanach au bon roi Charlemagne, [67][114] d’un second fils qui a été baptisé et nommé Charles Paris de Longueville, [115] comte de Saint-Pol. [68] Son parrain a été M. le prévôt des marchands, président Le Féron, [116] et les quatre échevins, [117] au nom de la Ville de Paris. La marraine a été Mme la duchesse de Bouillon, [118] femme d’un de nos généraux, qui est encore au lit malade de la goutte. [69] Nos bourgeois font merveille de bien garder les portes et d’empêcher que bien des gens n’en sortent, qui voudraient bien avoir la clef des champs. On a trouvé des caches d’argent en divers endroits de la ville, et chez des particuliers et des moines, tant d’argent que de vaisselle d’argent ou papiers d’importance appartenant aux partisans. Messieurs du Parlement font merveille pour apporter de la diligence à tous ces désordres ; [70] toute la ville est fort unie contre le Mazarin et espère que, Dieu aidant, nous en viendrons à bout. Cette guerre vient des jésuites [119] qui ont permis à tout le monde de prêter de l’argent aux partisans au denier dix ou douze ; et puis des partisans qui ont prêté au roi si haut que le roi même en est aujourd’hui insolvable et qu’il faut qu’il fasse banqueroute. La tyrannie et les voleries du Mazarin ont fait le reste. Et voilà le temps auquel Dieu nous a réservés.
Le dimanche 7e de février, M. le duc d’Orléans et M. le prince de Condé ont ramassé des troupes pour le Mazarin et sont venus coucher au Bois de Vincennes. [120] Le lendemain lundi de grand matin, ils campèrent entre Paris et Charenton, [121] pendant quoi 2 000 hommes des leurs furent attaquer Charenton. [71] Ceux qui étaient dedans se défendirent merveilleusement et enfin, les ennemis y entrèrent du côté du prêche. [72] Nous y avons perdu 140 hommes, les mazarinistes plus de 400 ; [73] et entre autres dix capitaines ou lieutenants du régiment de Navarre [122] et un autre grand seigneur, duquel la mort a fort affligé tous les chefs, savoir M. de Châtillon, [123] fils du feu maréchal, [124] lequel avait épousé la fille de feu M. de Bouteville, [125] qui eut ici la tête tranchée l’an 1627. [74][126][127] Le prince de Condé a pris un village que nous reprendrons, y a perdu six fois plus que nous et son meilleur ami, M. de Châtillon, pour lequel racheter il donnerait mille Charentons. Si la guerre continue, bien d’autres y périront. On parle ici que le traité de la paix d’Espagne s’avance. Je voudrais qu’elle fût déjà faite, elle nous sera autant et plus avantageuse qu’au parti du Mazarin. Les capucins qui ont été députés et envoyés pour enterrer les corps morts de Charenton y en ont trouvé cent et quatre, dont il y en a quelques-uns du lieu même, qui ont fait merveille de se bien défendre ; quelques-uns aussi du côté du prince de Condé qui y furent tués après l’assaut, la grande tuerie n’ayant été que depuis qu’ils furent entrés dans le village ; et même, M. de Châtillon n’y fut tué qu’une demi-heure après, de deux coups de pistolet qui tous deux furent mortels. M. de Clanleu, [128] qui était dedans, y fut tué en défendant une barricade et eut encore plusieurs coups après sa mort, d’autant qu’il avait tué d’un coup de pistolet dans la tête celui qui lui avait offert quartier. [75] La prise de cette place est provenue de la faiblesse de nos gens et du peu de résistance qu’ils firent au régiment de Navarre qui voulut le premier entrer dans Charenton. Nos gens épouvantés en cette première attaque, laquelle fut forte, s’enfuirent par le pont de Charenton [129] vers Créteil [130] et Villeneuve, [76][131] et ainsi abandonnèrent ce misérable village au gouverneur assisté d’environ 300 soldats seulement et de quelques paysans. [77] Dès que M. de Châtillon se vit blessé, il fut reporté au Bois de Vincennes où était M. le Prince qui pensa s’en désespérer, se tirant les cheveux et faisant d’horribles imprécations, ce qui m’a été rapporté par le chirurgien même qui le pansa le même jour. M. le Prince coucha la nuit suivante au dit Bois de Vincennes et n’en partit que le lendemain à dix heures du matin, comme il vit M. de Châtillon tourner à la mort ; lequel Châtillon dit à M. le Prince en présence de plusieurs seigneurs qu’il mourait son serviteur, mais qu’il le priait de lui permettre qu’il pût lui recommander trois choses avant que de mourir, dont la première était de quitter au plus tôt l’infâme parti du Mazarin, qui n’était qu’un fripon et qui ne méritait point l’assistance d’un si grand prince ; la deuxième, que sa femme était grosse et que si c’était un fils, [132] qu’il < le > lui recommandait ; [78] la troisième, qu’il quittât la vie infâme et scandaleuse qu’il avait menée jusqu’alors. La reine avertie de la prise de Charenton en témoigna grande joie, et principalement lorsqu’on lui dit qu’il y avait eu 600 Parisiens de tués, [79] combien qu’il n’y en eût pas un, ceux qui y ont été tués étant de l’infanterie du prince de Conti, de M. d’Elbeuf, qui furent abandonnés de leurs compagnons, lesquels s’ils n’eussent pris la fuite eussent pu ruiner l’armée du prince de Condé ; lequel a fait rompre deux arches du pont de Charenton et l’a abandonné, n’ayant point assez de gens à le garder. On a pensé à faire refaire ce pont, mais de peur qu’il ne servît une autre fois à nos ennemis, combien qu’il pourrait être refait en trois heures, ils ont délibéré de le laisser ainsi et au lieu d’icelui, de faire un pont de bateaux qui servira à amener à Paris tout ce qui viendra de Brie par la rivière de Marne ou de Brie-Comte-Robert [133] où il y a bonne garnison et beaucoup de provisions que l’on nous envoie à chaque moment. [80] La nouvelle de la mort de M. de Châtillon a fort troublé toute la cour, qui est à Saint-Germain. Tous les seigneurs le regrettent et toutes les dames crient si haut que c’est pitié. [81] Depuis ce temps-là, le Mazarin ne s’est plus montré, latet abditus, [82][134] il demeure caché dans le cabinet de la reine de peur d’être tué ou massacré par quelqu’un de ceux qui détestent la guerre, dont le nombre n’est pas petit en ce pays-là. Mme de Châtillon et sa mère, Mme de Bouteville, [135] disent qu’elles le tueront et écorcheront puisque les hommes ne s’en défont point. [83] Par ci-devant, il se montrait et faisait bonne mine, maintenant il ne paraît plus, il est devenu invisible. On a pris un autre conseil [84] pour le fait du pont de Charenton, il a été raccommodé et de plus, on y a fait un pont-levis bien fort que l’on abattra quand on voudra. On y a aussi remis une autre garnison et un autre capitaine, à la place du sieur de Clanleu qui était un vaillant homme, mais malheureux ; qui néanmoins eût fait merveilles en la défense de cette place s’il n’eût été abandonné par de lâches coquins qui faisaient partie de la garnison.
Ce samedi 13e de février. M. le duc de Beaufort continue de faire ici des merveilles pour aller contre les ennemis et nous faire venir des convois. [85] Toutes les femmes de Paris ne jurent que de par lui ; et à dire vrai, nous lui avons grande obligation, aussi bien qu’à M. le maréchal de La Mothe et au marquis de La Boulaye qui sont des gens hardis et valeureux. Ce dernier a fait entrer ce matin par la porte de Saint-Jacques 280 charrettes chargées de blé et de farine qui avaient été ramassées à Étampes [136] et à Châtres, [86][137] et qui venaient encore de plus haut, c’est-à-dire de la Beauce et du Gâtinais, et même de par delà Chartres. [138] Il se présenta hier à la porte de Saint-Honoré un héraut d’armes de la part de la reine. [87] Le Parlement ne voulut pas qu’il fût admis dans la ville, la coutume n’étant pas d’envoyer des hérauts qu’aux souverains, aux ennemis ou aux rebelles. [88] Le Parlement ne voulant passer pour aucun des trois, non plus que les princes qui tiennent ici notre parti, qui avaient été appelés au Conseil en Parlement, le héraut fut averti qu’il n’entrerait point ; et en même temps, il fut ordonné par la Cour que Messieurs les Gens du roi se transporteraient à Saint-Germain pour faire entendre à la reine les raisons pour lesquelles le héraut qu’elle a envoyé n’a pas été admis ; avec défense à eux de faire aucune autre proposition à la reine, de paix ni de guerre. Messieurs les Gens du roi sont allés parler au dit héraut, mais ils n’ont pas voulu partir sans passeport, sauf-conduit et assurance ; pour quoi obtenir, ils ont sur-le-champ écrit à M. le chancelier et à M. Le Tellier, [89][139][140] secrétaire d’État, < lettre > qu’un nommé Petit, compagnon du dit héraut, s’est offert de porter en leur nom à Saint-Germain et de leur en rapporter réponse s’il en était chargé. En attendant quoi, on a mis prisonnier dans la Conciergerie, [141] dans la tour de Montgomery (qui est le lieu où on met les plus criminels et où autrefois Ravaillac [142] a été resserré), [90] un nommé le chevalier de La Valette, [143] bâtard de feu M. d’Épernon [144] (qui a par ci-devant été général des Vénitiens et qui pensa y demeurer pour le violent soupçon que ces Messieurs eurent de son infidélité). [91] Il a été pris et arrêté le soir par les bourgeois jetant des billets dans les rues et les boutiques, tendant à exciter sédition dans la ville parmi le peuple. [92]
Ce 15e de février. Il nous est aussi arrivé des bateaux de blé par la rivière, qui n’ont été chargés qu’au-dessus de Charenton et qui viennent de la Brie. Dieu merci, quandoquidem dies mali sunt, [93] nous aurons du pain, de la farine et du blé. Mais en récompense, nous avons aussi bien des traîtres : on a surpris un homme près d’ici, sur le chemin de Saint-Germain, chargé d’environ 40 lettres où entre autres il y en avait quatre qui décrivaient tout ce qui se fait et se passe à Paris fort exactement ; et entre autres une, laquelle est d’un conseiller de la Cour qui ne se peut deviner, mais qui néanmoins est fort soupçonné et en grand danger d’être découvert, qui donnait divers avis fort importants à M. le prince de Condé ; on fait ce qu’on peut pour en découvrir l’auteur. [94] M. le prince de Condé a écrit une lettre à M. de Bouillon (laquelle il a envoyée sans l’ouvrir au Parlement) par laquelle il lui mande qu’il fera à tous les prisonniers qu’il prendra pareil traitement que Paris fera au chevalier de La Valette, lequel, ce dit-il, n’a rien fait que par ordre et commandement du roi à qui tous ses sujets doivent obéir. Il n’est pourtant pas prisonnier de guerre, il est criminel dans le parti qu’il a choisi et auquel il s’est obligé par serment de fidélité ; et néanmoins, on a sursis son exécution de peur d’irriter ce prince qui est déjà assez fougueux et qui fait avec trop de cruauté sentir sa rage et sa furie à ceux d’ici alentour, et surtout aux paysans et aux églises, desquelles on emporte tout, hormis les calices d’étain. On a néanmoins jugé de bonne prise tout ce qui avait été saisi chez ledit chevalier de La Valette, savoir quelque argent, bagues, joyaux et diamants avec deux coffres pleins de vaisselle d’argent qu’on a mis en garde en l’Hôtel de Ville. Il vient ici une grande quantité de blés et de farine de tous côtés, hormis par les portes de Saint-Denis [145][146] et de Saint-Martin [147][148] à cause de l’empêchement que la garnison de Saint-Denis y apporte ; [95] mais Dieu merci, il en vient bien d’ailleurs en récompense, ce qui confirme merveilleusement nos bourgeois dans le dessein de résister aux menaces de la reine et du prince de Condé ; et de se bien tenir étroitement et courageusement unis à la défense de Messieurs du Parlement, lesquels Messieurs sont ici fort loués d’avoir empêché que le héraut envoyé par la reine n’entrât dans la ville, duquel le dessein était d’émouvoir sédition, s’il eût pu, du peuple contre le Parlement ; et en cas que le peuple se fût remué pour le héraut (ce qui était impossible, tant est ici grande et forte l’union et la concorde de tout le monde), le chevalier de La Valette se fût rendu le chef de ces séditieux ; mais ces bonnes gens-là prenaient bien mal leurs mesures, vu que si la sédition eût tant soit peu commencé, le héraut et le chevalier, et leurs complices n’eussent guère manqué d’être aussitôt assommés, la ville étant tout armée de tous côtés et les chaînes tendues partout. Le mardi gras, [149] 16e de février, Messieurs les Gens du roi, Talon, [150] Bignon [151] et Méliand, ont reçu le passeport, l’assurance et le sauf-conduit qu’ils avaient demandés pour aller à Saint-Germain y voir la reine, comme je vous ai dit ci-dessus ; et sont partis à cet effet et à cette intention le lendemain, mercredi des Cendres, de grand matin ; et en sont revenus le lendemain jeudi à quatre heures au soir. [96] Tandis qu’ils ont été là, les Messieurs du Parlement et les princes ont fait arrêter deux évêques prisonniers, savoir Boutault, [152] évêque d’Aire, et Cohon, [153] évêque de Dol en Basse-Bretagne qui par ci-devant était évêque de Nîmes. [97][154] Ils ont aussi décrété prise de corps contre un dangereux pendard de partisan nommé de Laulne, [155] conseiller au Châtelet, et les deux frères Tambonneau, [156][157] l’un président des comptes et l’autre conseiller de la Cour, < qui > se sont sauvés de peur d’être arrêtés, sachant bien qu’ils sont découverts et que leur mine est éventée. [98] Leurs lettres qu’ils envoyaient à Saint-Germain ont été arrêtées, apportées et lues en plein Parlement. Ils mandaient par ces lettres au Mazarin qu’il se gardât bien de rien accorder de deçà, que nous étions à la veille d’une grande sédition, que tout y était si cher que Paris ne pouvait pas résister encore huit jours, et plusieurs autres faussetés. Ne voilà pas de malheureux pendards, gens de cette qualité et dignité se faire espions d’un maraud étranger, bateleur, comédien et insigne larron, et principalement en ce temps ici, auquel ses affaires sont réduites à un déplorable état ! Vendre et trahir sa patrie et son parti pour un faquin italien qui n’est bon qu’à être châtré et à être pendu, ut iis partibus quibus peccavit puniatur ! [99] On dit que s’il est obligé de sortir de France (comme j’espère qu’il sera en bref), qu’il n’ira pas à Rome où il aurait aussitôt le pape [158] pour ennemi et pour juge, d’autant qu’il a fait autrefois mourir, c’est-à-dire tuer et massacrer, un des neveux du cardinal Pamphilio qui est aujourd’hui Messer Papa Innocentio x ; [100] mais que pour éviter cet orage, il ira plutôt à Venise [159] où il a de l’argent et de bonnes nippes qu’il a envoyées par ci-devant, avec lesquelles il se défendra comme frère Jean [160] fit dans le Rabelais, [161] avec le bâton de la croix, [162] contre les ennemis qui vendangeaient le clos de Seuillé. [101] On dit néanmoins que quand il sera à Venise, le pape le maltraitera aussi et le décardinalisera, et même peut-être qu’ensuite il le fera assommer. [102] Et ceux qui connaissent ce coyon sicilien disent que cela bien considéré lui fera prendre résolution de s’en aller plutôt en Turquie, et que là il se fera circoncire pour y être aussi mauvais turc qu’il a été de deçà mauvais chrétien et malheureux politique ; et qu’il fera mieux pour sa sûreté particulière de se fier au Grand Turc ou à son muphti [103] qu’au pape de Rome ou au cardinal Panciroli, [163] qui est aujourd’hui le grand gouvernant du papat, et le grand et invétéré ennemi du Mazarin. S’il ne va ici ou là, au moins fût-il à tous les diables, unde malum pedem attulit, sæculi sui incommodum, et nebulo pessimus. [104][164]
Ce jeudi 18e de février. On fait ici tous les jours quelque pièce nouvelle contre lui, sérieuse, ridicule, bouffonne, bonne, mauvaise. Tenet insanabile cunctos scribendi cacoethes. [105][165] Je vous enverrai par ci-après, quand Dieu nous aura fait le bien d’ôter tant d’obstructions qui sont sur les chemins, et restituta meatuum libertate, [106] les bonnes pièces ; je prie Dieu que ce soit bientôt. Je vous prie en attendant, d’assurer MM. Gras, Falconet et Garnier, Ravaud [166] et Huguetan, [107][167] que je suis leur très humble serviteur, fourni, Dieu merci, de farine, de pain ou de blé pour plus d’un mois, pour moi et pour ma famille, avec du vin, de l’argent et autres provisions pour bien plus longtemps ; et que, combien que je sois dans une ville bloquée et à demi assiégée, que je n’ai pourtant, Dieu merci, besoin ni disette quelconque, præterquam amoris vestri et bonæ mentis, [108] afin que je puisse toujours reconnaître l’obligation que je vous ai à tous, et principalement et particulièrement à vous, Monsieur, qui familiam ducis amicorum meorum. [109] Je ne doute point que le Sennertus [168] ne roule toujours sous vos auspices ; [110] je souhaite qu’il soit bientôt fait et que nous ayons encore bien plus tôt la paix.
Ce vendredi 19e de février. Messieurs les Gens du roi ont rapporté à la Cour qu’en vertu du passeport qui leur avait été envoyé, ils s’étaient acheminés à Saint-Germain avec l’escorte de la part de la reine ; que partout ils avaient été très bien reçus, et sur les chemins et là ; et même par la reine, laquelle leur témoigna qu’elle ne voulait aucun mal au Parlement de Paris, ni en général, ni en particulier, et qu’elle était prête de leur en donner de telles assurances qu’il serait possible ; et eut agréables les raisons qu’ils lui alléguèrent de ce qu’on n’avait pas reçu le héraut. M. le chancelier ayant parlé pour la reine, le duc d’Orléans et le prince de Condé firent ce qu’ils purent pour renchérir par-dessus et témoignèrent grande disposition à un accord. Messieurs les Gens du roi ayant pris congé de la reine, furent menés au lieu où ils devaient souper, auquel ils furent aussitôt visités par tous les plus grands seigneurs de la cour. Sur ce rapport, le Parlement a délibéré d’envoyer à Saint-Germain 14 députés, du Corps du Parlement, i. deux de chaque Chambre, ut fit, [111] pour donner avis à la reine que l’Archiduc Léopold [169] leur a envoyé un gentilhomme [170] avec lettres de créance, par lequel il leur mande qu’il ne veut plus traiter de la paix avec le Mazarin, sachant l’arrêt qui a été donné contre lui ; que c’est un fourbe et un méchant homme qui a éludé tous les traités de la paix que le roi d’Espagne [171] a consenti être faits par ses députés depuis trois ans avec MM. de Longueville et d’Avaux qu’il a loués avec éloge et très honorablement ; [112] qu’il ne veut traiter ladite paix qu’avec Messieurs du Parlement qu’il reconnaît être les tuteurs du roi durant sa minorité ; qu’il s’offre de traiter de la paix de France et d’Espagne, et même de les en faire arbitres ; qu’il est prêt de recevoir leurs députés s’ils veulent lui en envoyer, ou qu’il est prêt de leur en envoyer s’ils veulent les recevoir ; qu’il veut faire la même chose qu’ont faite autrefois quelques princes étrangers, qui ont remis leurs intérêts et se sont soumis au jugement de ce Parlement ; qu’il a une armée de 18 000 hommes toute prête, avec laquelle il pourrait prendre de nos villes frontières qu’il sait fort bien être très mal munies, ou reprendre celles que nous tenons d’eux ; mais qu’au lieu de tout cela, il offre de nous l’envoyer pour nous en servir contre le Mazarin et pour être commandée par tel général que nous voudrons ; que si le Parlement veut, il enverra ses députés à Paris, si mieux il n’aime que ce soit à Bruxelles [172] ou en tout tel autre lieu qu’il voudra ; que son armée ne bougera de la frontière < que > pour venir de deçà à notre secours quand nous la demanderons ; sinon, qu’elle ne bougera de là et qu’elle ne servira point à d’autres ; etc. [113] La Cour a ordonné que tout cela serait enregistré, et que copie serait tirée du registre et envoyée par les 14 députés à la reine afin qu’elle voie et connaisse quel crédit nous avons dedans et dehors le royaume. Le prince d’Orange [173] a aussi écrit à M. de Longueville, lui offrant 10 000 Hollandais soudoyés pour trois mois. [114] Le Parlement d’Angleterre [174][175] avait aussi envoyé un député au Parlement comme a fait l’Archiduc Léopold, mais il a été arrêté et mené à Saint-Germain. Vous voyez par toutes ces offres comment nous ne manquons pas d’amis et qu’il y a toute apparence qu’à la fin nous en serons les maîtres, en faisant subsister notre arrêt et chassant le Mazarin hors de la France si, pour mieux faire, nous ne le pouvons attraper. [115] Ceux de Melun, [176] se sentant trop pressés et incommodés de leur gouverneur, l’ont contraint de se retirer dans son château où, s’il fait le mauvais, ils mettront le feu ; et ont coupé la gorge à toute leur garnison. [116]
Nouvelles sont ici arrivées d’Angleterre que dans Londres s’est formé et élevé un nouveau parti, savoir des mariniers et bateliers, qui sont au nombre de 12 000 hommes, lesquels ne veulent plus souffrir de Fairfax [177] ni de son armée et veulent rétablir le roi en son trône. [117] Mais il y en a bien une autre du même pays, savoir que le roi Charles [178] y a eu la tête coupée le mardi 9e de ce mois par deux bourreaux qui étaient masqués. [118][179] L’Archiduc Léopold a écrit à Messieurs du Parlement et à M. le prince de Conti par un Espagnol député, qu’il a envoyé exprès. Il a été entendu en plein Parlement et y a proposé merveilles pour le bien des deux royaumes, pour avancer la paix et contre le Mazarin. [113] Sur les propositions de cet envoyé de l’Archiduc Léopold, la Cour avant que d’en délibérer, a arrêté d’en donner avis à la reine et a envoyé à Saint-Germain exprès pour obtenir passeport afin d’y pouvoir aller en sûreté, et a été arrêté que les députés qui iraient à Saint-Germain ne seraient plus Messieurs les Gens du roi, mais qu’ils seraient pris du corps de la Cour, savoir M. le premier président, [180] avec un président au mortier, deux conseillers de la Grand’Chambre, un député de chaque Chambre des cinq des enquêtes et deux des requêtes, c’est-à-dire onze en tout. [119] La reine, ou au moins son Conseil, a fait difficulté d’accorder et d’envoyer ce passeport, disant qu’elle voulait savoir quels seraient ces députés ; mais tout cela n’était que pour gagner temps en attendant réponse de deux députés qu’elle a envoyés à l’Archiduc Léopold ; où on croit qu’elle ni eux ne gagneront rien, vu que ledit Archiduc Léopold s’est trop fort déclaré pour nous et pour le Parlement par cet envoyé, et particulièrement contre le cardinal Mazarin ; joint qu’il a près de soi une dame pleine de persuasion, qui est Mme de Chevreuse, [181] laquelle ce Mazarin a fait exiler hors de France il y a plus de quatre ans, et qu’elle hait fortement sur toutes les choses du monde ; [120] et néanmoins, lesdits députés sont partis de cette ville le mercredi 24e de février avec les assurances requises et sont allés coucher à Saint-Germain-en-Laye pour y voir la reine. Utinam feliciter ambulent, [121] et que les remontrances sérieuses que M. le premier président va faire à la reine puissent lui disposer l’esprit à faire la paix et à ne rien porter à l’extrémité, vu que tout est perdu si elle en vient là par le mauvais conseil des méchants politiques, partisans, banqueroutiers et intéressés, du nombre infini desquels elle est assiégée. Si la guerre s’échauffe davantage, nous en aurons tant plus de mal ; mais aussi, les affaires s’irritant, il y aura beaucoup plus de danger pour la reine et sa régence, que le Parlement lui peut ôter aussi bien et à meilleur droit qu’il ne < la > lui a autrefois donnée, car la bonne dame, à proprement parler, n’en fut jamais capable. Si on en vient jusque-là par son obstination, j’ai grande peur que, de part et d’autre, nous n’ayons et ne fassions bien du mal ; et enfin sans doute, nous aurons recours à nos ennemis mêmes pour notre défense et notre conservation contre un bateleur et comédien étranger, fungum Vaticanum, [122] que ses flatteurs nous veulent faire passer pour un grand politique et un maître homme d’État, combien que sa conduite fasse bien voir le contraire.
Ce 23e de février. Tout le monde est ici merveilleusement animé contre la reine, le cardinal et M. le Prince, son défenseur et unique protecteur qui, voulant conserver dans la faveur et près de la reine ce malheureux cardinal, cause tous les désordres qui sont de deçà. On crie ici tout haut avec beaucoup d’impatience qu’il ne faut point que nos généraux temporisent davantage, que nous n’avons que faire de secours étrangers, qu’il faut aller droit et tête baissée à Saint-Germain assiéger le château dans lequel ce malheureux et maudit fourbe est enfermé, qu’il faut ramener le roi et la reine à Paris, et mettre dans la Conciergerie ce gros larron, [123] au même lieu dans lequel fut autrefois mis Ravaillac et delà, le mener à la Grève [182] pour faire un exemple à la postérité, et apprendre aux Italiens à ne plus venir ici se fourrer si aisément dans la cour et s’insinuer si finement dans les bonnes grâces de nos princesses, à la désolation et ruine totale d’un si florissant royaume ; comme pareillement voulait faire autrefois le marquis d’Ancre, [183] qui en fut à la fin très mauvais marchand avec sa femme [184] et sa suite. [124] Plût à Dieu, pour le bien commun de la France, qu’il en fût de même du Mazarin ! Hélas, que nous serions heureux ! Dii, facite ut constet regni fortuna, labare non illam videam. [125][185] Il ne m’est pas permis de dire le reste. On imprime ici tant de fatras et de libelles à chaque jour contre le Mazarin et ceux de son parti, la plupart mauvais et chétifs, que Messieurs du Parlement ont déjà pour la deuxième fois donné arrêt contre cette effroyable quantité de libelles et ont défendu à toute sorte de gens d’en imprimer aucun sans permission de deux conseillers députés à cet effet ; sed mendicum et famelicum genus ratione non ducitur. [126] Les colporteurs, crieurs de gazette et imprimeurs se garderont bien d’y obéir tant qu’ils trouveront des gens curieux de toutes ces nouveautés. On ramassera toutes les bonnes pièces, abiectis et reiectis aliis deterioris notæ, [127] desquelles on fera un volume in‑4o, ou même in‑fo [186][187] si les bonnes vont à un tel nombre, comme il pourra arriver si le mauvais temps dure. Il y en a déjà environ 150, mais je ne crois point que le tiers en mérite l’impression. Adieu, Monsieur. [128]
Tandis que le peuple et les mutins s’impatientent de la haine qu’ils ont tous très grande contre le Mazarin, les modérés et les plus sages espèrent que MM. les députés du Parlement reviendront demain de Saint-Germain, où ils sont allés saluer la reine et conférer avec elle et les siens pour trouver quelque moyen, si detur in natura, [129] d’apaiser et de pacifier tout le désordre de la guerre qui s’allume dans l’État, parmi un si grand mécontentement et presque universel de tous les bons Français. Normandie, Bretagne et Poitou nous promettent et nous offrent du secours ; [130] mais plût à Dieu que nous ne les prenions jamais au mot et que nous n’ayons jamais besoin de leurs offres.
Je suis étourdi des mauvaises nouvelles qui se débitent ici par une sotte et impertinente populace qui est capable de tout croire. La cour du roi et tout ce qu’il y a de méchants à Saint-Germain ont ici des créatures à gage qui en font courir de très fausses, quæ neque sunt usquam, neque possunt esse profecto. [131][188] Les partisans mêmes et ceux qui sont intéressés dans les prêts enragent de voir la résolution et générosité des Parisiens, qui ne veulent plus souffrir la domination des maltôtiers, et voient bien que leur bon temps est passé.
Tandis que nous souhaitons la paix, voilà une affliction particulière qui nous vient d’arriver, non pas seulement à notre Compagnie, mais même à notre ville et à la France même, par la mort de feu M. Nicolas Piètre, notre ancien, [189] qui a été un homme incomparable. Il est mort, âgé de 80 ans, le samedi 27e de février entre deux et trois, accablé d’une hydropisie [190] du poumon. Il a été un des grands personnages de son temps et plane Roscius in arte sua, vereque incomparabilis. Quiescat in Christo. [132][191] Il a été tant qu’il a vécu l’ennemi juré de la forfanterie de notre métier et de l’ignorance de ceux qui s’en mêlaient mal à propos, et surtout de la pharmacie arabesque, [192] de la chimie, [193] des empiriques, [194] charlatans [195] et autres pestes. Homme à peu de remèdes, mais bons, et hardi à les employer ; homme fort savant dans toutes les bonnes lettres, fin et rusé, stoïque et fort retiré, [133] et qui ne se souciait point de se trouver seul de son avis, non ponebat enim rumores ante salutem ; [134][196] judicieux, entier et homme fort particulier, qui ne trouvait guère son compte en la compagnie d’autrui, qui sibi soli plaudebat ; [135] qui ne s’est jamais soucié d’argent, et guère plus de cette réputation qui met un médecin en vogue et en pratique ; maluit enim esse vir bonus quam videri aut haberi. [136][197] Il laisse deux fils [198][199] avocats en Parlement, un autre, médecin [200] très savant, qui est aujourd’hui notre doyen, et quelques filles. [137]
Enfin, Messieurs nos députés sont revenus de Saint-Germain le vendredi 26e de février. Le samedi matin, ils ont fait leur rapport qu’ils avaient été très bien reçus à Saint-Germain de tous les seigneurs et princes qui y sont, et même de la reine, laquelle leur a donné audience dans son cabinet, assistée du duc d’Orléans, du prince de Condé et des quatre secrétaires d’État, [138] du cardinal Mazarin et de l’abbé de La Rivière. [201] Le premier président lui parla en peu de mots, mais fort généreusement et si hardiment que tout le monde s’étonna que la reine ne lui imposât silence. Quand il eut achevé de parler, la reine lui dit que M. le chancelier n’ayant pu se trouver à cette conférence à cause qu’il était malade, elle lui ferait savoir et entendre sa volonté par écrit, ce qu’elle fit, dont voici la substance : la reine ne refuse point un accommodement et désirant de conserver sa bonne ville de Paris à son service, contre laquelle elle n’a aucune rancune ni désir de vengeance contre aucun qui que ce soit, ni en sa charge, ni en ses biens, ni en sa vie, elle désire que Messieurs du Parlement députent certain nombre de leur corps, et ce au plus tôt, qui conféreront de la paix entre elle et Paris, en un lieu qui sera accordé et agréé de part et d’autre, à la charge que lesdits députés auront tout pouvoir de conclure sur-le-champ de tous les articles sans qu’il soit besoin d’en rapporter à la Cour, et tout cela pour avoir tant plus tôt fait ; à la charge que dès le jour même que la Cour de Parlement aura accordé et nommé les députés pour ladite conférence, elle ouvrira un passage par lequel il viendra du blé et autres provisions suffisamment pour Paris. [139] Voilà ce qui fut rapporté à la Cour samedi matin et la délibération fut remise au même jour après-midi, à la charge que Messieurs les princes de notre parti y seraient appelés ; mais rien ne fut conclu ce jour-là, lesdits sieurs princes ayant témoigné que cette délibération ne leur plaisait point, et le tout fut remis au lendemain dimanche ; [140] auquel fut conclu que députés seraient nommés selon l’intention de la reine, etc. ; [141] savoir : deux présidents de la Grand’Chambre, M. le premier président et M. le président de Mesmes, et deux conseillers, savoir MM. de Longueil [142][202] et Ménardeau ; [143][203] des cinq chambres des enquêtes, MM. de La Nauve, [144][204] Le Cocq, [145][205] Bitault, [146][206] Viole [147][207] et Palluau ; [148][208] pour les deux chambres des requêtes, M. Le Fèvre ; [209][210] du Corps des maîtres des requêtes, M. Briçonnet ; [149][211] de la Chambre des comptes, MM. Paris [212] et Lescuyer ; [150][213] de la Cour des aides, [214] le premier président et deux conseillers ; [151] du Corps de la Ville, M. le prévôt des marchands et un échevin, [215] etc. [152] Tous ces Messieurs sont partis de Paris le jeudi 4e de mars avec les passeports et escortes nécessaires, et sont allés à Rueil. [216] Dieu leur doint de leur voyage bon conseil et fin de la guerre. [153] Un échevin est en même temps allé à Corbeil pour faire venir du blé de deçà, 100 muids par jour à compter du jour de la députation arrêtée, selon la promesse de la reine. [154] On dit, mais je n’en suis pas certain, que dès que la conférence sera un peu avancée, la reine nous donnera la liberté de tous les passages. J’oubliais à vous dire que le jour que Messieurs du Parlement furent à Saint-Germain parler à la reine, il y eut après une grande conférence entre MM. le duc d’Orléans et le prince de Condé avec M. le premier président et M. de Mesmes, eux quatre seuls, et que ces deux présidents défendirent si vivement et si généreusement le procédé de Messieurs du Parlement et de la Ville de Paris que ces deux princes en furent tout étonnés et confus. Dieu sait combien furent là dites de bonnes choses, et des plus fines, et comment l’on fit connaître à ces Messieurs du sang royal qu’ils avaient encore plus de besoin des bonnes grâces du Parlement que toute la France n’avait du Mazarin. La reine avait mandé au maréchal de Rantzau [217] qu’il vînt ici avec des troupes. Il avait refusé de ce faire, alléguant qu’il était nécessaire en son gouvernement de Dunkerque. Du depuis, on l’a mandé lui-même sans troupes, et est venu. Dès qu’il a été arrivé, on lui a donné des gardes, et a été examiné par M. le chancelier ; et en même temps, on a dépêché un certain M. de Palluau, [218] créature du Mazarin, prendre possession du gouvernement de Dunkerque. [155] C’est lui à qui on avait donné le gouvernement d’Ypres [219] et qui auparavant, avait celui de Courtrai, [220] qu’il perdit avec la ville au commencement du siège d’Ypres. Il a un frère, maître de chambre du cardinal Mazarin.
Le 3e de mars fut ici enterré Mme Guillemeau, [221][222] la mère du médecin, [223] âgée de 91 ans. Elle était native d’Orléans [224] et fille de M. Malartin, [225][226] qui était secrétaire de l’amiral de Châtillon, [227] au siège d’Orléans lorsque François de Guise [228] fut tué par Poltrot, [229] l’an 1563. [156] Je n’ai jamais vu femme avoir tant de force de corps et d’esprit.
Ce 6e de mars. Nos députés sont à Rueil où ils confèrent de la paix avec M. le duc d’Orléans et M. le prince de Condé, M. le chancelier, M. d’Avaux, frère du président de Mesmes, M. le maréchal de La Meilleraye [230] et l’abbé de La Rivière ; [157] on dit que le maréchal de Villeroy [231] n’y est point. On dit que le maréchal de Turenne commencera à venir de deçà et croit-on, qu’il se joindra avec M. de Bouillon, son frère, et tout ce qu’ils pourront ramasser de force et de malcontents pour faire un corps d’armée, pour tâcher d’obliger la reine de leur rendre leur principauté de Sedan. [158][232] [Comme le comte de Grancey, [159][233] accompagné de quelques cavaliers, s’en allait en sa maison vers le pays du Maine, il fut découvert par quelque compagnie de cavalerie conduite par le baron des Essarts [234] qui bat la campagne en ce pays-là (sous l’autorité de M. de Vendôme), [160][235] qui l’a pris et retenu prisonnier, et mené à Verneuil-au-Perche. [161][236] On croit que delà on le mènera sous bonne garde à Rouen, où il est en danger d’avoir la tête tranchée, tant pour diverses méchancetés qu’il a commises que pour divers maux qu’il a fait souffrir à cette province, de laquelle il est issu, de la Maison de Médavy. Ce comte était un des premiers hommes de guerre du prince de Condé, chargé de beaucoup de forfaits et de beaucoup de haine, magnus bellator, magnus peccator. [162] Cette prise est de grande importance, il est gouverneur de Gravelines, [237] eoque nomine [163] on dit qu’il mérite d’avoir la tête coupée pour quelque menée qu’il a faite en Flandres, [238] s’il était à Saint-Germain prisonnier entre les mains de la reine et de M. le chancelier.] La nouvelle de la prise du comte de Grancey est fausse, combien qu’elle ait été mandée au prince de Conti. [164]
Le lundi 8e de mars a été lue en plein Parlement la lettre que M. le maréchal de Turenne a envoyée à M. le prince de Conti ; ensuite de laquelle ledit prince ayant prêté serment de fidélité pour ledit sieur maréchal, arrêt a été donné de jonction avec lui ; et en même temps un autre arrêt qui a cassé celui qui a été donné depuis peu à Saint-Germain contre ledit maréchal de Turenne, par lequel il avait été déclaré criminel de lèse-majesté pour n’avoir pas voulu venir de deçà avec son armée, pour la reine et le Mazarin contre Paris. On dit aujourd’hui qu’il vient avec 10 000 hommes et qu’il est au deçà de Metz. [239] Lui, M. de Longueville et l’armée que nous avons de deçà, étant unis ensemble, feront belle peur et bien du mal au cardinal Mazarin, et même à la reine si elle continue dans son obstination de vouloir ruiner Paris. Il vaudrait bien mieux qu’elle fût ici avec le roi afin qu’elle eût du secours de Paris et du Parlement contre tant d’ennemis qui veulent lui demander et la harceler de part et d’autre. [165] Mme la Princesse la mère [240][241][242] est à Saint-Germain, laquelle tient, avec tout le reste de ce qui est à la cour, si fort notre parti contre Mazarin que la reine lui en a fait querelle et delà, ces deux femmes échauffées sur le Mazarin se sont fait de beaux reproches l’une à l’autre. [166] On continue toujours ici d’imprimer de nouveaux libelles contre le Mazarin et tous ceux qui suivent son malheureux parti, tant en vers qu’en prose, tant en français qu’en latin. Bons et mauvais, piquants et satiriques, il n’importe, tout le monde y court comme au feu et jamais matière ne plut tant que tout ce qui se dit ou s’écrit contre ce malheureux et malencontreux tyran, fourbe, fripier, comédien, bateleur et larron italien, qui est ici en commune malédiction à tout le monde et qui n’est regretté d’aucun, si ce n’est peut-être de quelques partisans (encore n’oseraient-ils s’en vanter), lesquels voudraient bien être rétablis avec lui, vu qu’il a par ci-devant été leur grand protecteur. Mais le temps en est passé, ces voleurs publics se peuvent bien souvenir des excès du temps passé lorsqu’ils appelaient les conseillers de la Cour des mange-bœufs et des gueux de longue robe ; et ne leur reste plus pour se consoler qu’à dire tantôt, Nobis olim fulsere candidi Soles. [167][243] Je prie Dieu qu’il en extermine tellement la race qu’il ne reste de cette vermine aucun surgeon dans toute la France, et que ceux qui nous suivront et survivront ne voient rien de pareil à ce que nous avons vu touchant la volerie de ces sangsues publiques.
Ce 11e de mars. Ce jourd’hui, jeudi 11e de mars, deux choses me sont arrivées fort à souhait, desquelles je veux vous faire part. La première est que mon fils aîné a répondu aujourd’hui dans nos Écoles de son deuxième acte, qui est sa cardinale, [244] où j’ai reconnu un contentement général de tous ceux qui le sont venus entendre. Utinam tandem sit vir bonus, [168] il n’a plus que son troisième acte, lequel ne sera qu’en décembre prochain. Vous trouverez de cette deuxième thèse dans le premier paquet que vous recevrez. L’autre nouvelle est celle de la paix, [245] qu’un de nos docteurs nous est venu annoncer à nos Écoles ; et est vrai que toute la journée le même bruit a été épandu par toute la ville sur quelques lettres qui sont arrivées de Rueil où sont depuis neuf jours Messieurs nos députés, en beau nombre et tous habiles gens, qui y traitent de la paix de Paris avec Messieurs les députés de la reine, qui sont M. le duc d’Orléans, le prince de Condé, M. le chancelier, M. le maréchal de La Meilleraye, M. d’Avaux et M. Le Tellier, secrétaire d’État, créature tout à fait mazarine. [169] Tout le monde en est ici fort réjoui, et la réjouissance en a de tant plus éclaté et augmenté que ce même jour, malgré nos ennemis, il est arrivé dans Paris beaucoup plus de blé que l’on n’en attendait, et ce de divers endroits. [170] Si cette nouvelle continue demain et les autres jours suivants, tout cela ira fort bien, vu qu’aussitôt que la paix sera faite, les postes seront rétablies partout et qu’aussitôt nous aurons des nouvelles de nos bons amis de tous les quartiers de la France, ainsi soit-il, et particulièrement de vous, Monsieur, et de tout ce que nous avons d’amis à Lyon ; et entre autres vous nous manderez, s’il vous plaît, des nouvelles de Vita et philosophia Epicuri de M. Gassendi, [171][246] comme aussi du Sennertus de M. Ravaud. [110] On dit ici que ce qui dispose les esprits de Saint-Germain et de tout le Conseil du roi à se dépêcher de faire la paix sont les nouvelles qui leur viennent tous les jours des provinces, lesquelles envoient faire leurs offres au Parlement de Paris ; comme cette semaine ont fait la Champagne, le Poitou, l’Auvergne, la Saintonge et la Bretagne. [172][247] Vous savez que cela va comme le feu qui prend d’une maison à autre et qui enfin, consomme tout. Un grand seigneur de la cour dit à la reine, le 1er jour de mars, que le feu s’allumait bien plus aisément qu’on ne le pouvait éteindre et que si elle ne prenait garde à cet orage, qui n’avait été ému en France que par un homme, elle verrait en bref toute la France soulevée et révoltée, et peut-être que de sa vie elle ne verrait payer taille ; [248] qu’elle faisait guerre à Paris fort mal à propos, vu qu’elle se ruinait elle-même plutôt que Paris, qui la pouvait ruiner et même lui ôter sa régence ; et que depuis deux mois qu’elle était à Saint-Germain, elle perdait sur les entrées de Paris près de quatre millions, [249] sans la conséquence des autres provinces, lesquelles sans doute prendraient le même exemple de ne rien payer à l’avenir ; que c’était chose fort étrange que tout cela se fît pour un homme seul, étranger et haï de tout le monde ; à quoi, si elle ne mettait ordre bientôt, qu’enfin elle s’y verrait contrainte et forcée par une révolte générale de toute la France, en danger elle-même de s’en repentir tout à loisir le reste de ses jours.
Ce samedi 13e de mars. Enfin la paix a été signée de part et d’autre, c’est-à-dire par les députés de la reine et les nôtres, le jeudi 11e de mars à neuf heures au soir. [169] Le vendredi au soir, qui fut le lendemain, Messieurs nos députés revinrent de Rueil et ce même jour-là, dès midi, il y eut ici libre entrée de beaucoup de denrées qui étaient arrêtées ici alentour. La paix est avantageuse, utile et bonne pour Paris, autant qu’elle nous était nécessaire dans le mauvais état auquel nous étions ; vu qu’autrement nous en étions réduits à ce point de nous servir de divers secours appelé de loin, qui eût ici tout pillé et tout ravagé, et qui eût achevé de ruiner ce que les Allemands, Polonais et Français de M. le Prince n’avaient pas encore ruiné et détruit par leurs voleries. J’entends néanmoins que les articles de cette paix déplaisent ici extrêmement, tant à Messieurs les princes et généraux qui sont de notre parti qu’à plusieurs même de la Cour de Parlement ; si bien que nous voilà en plus grande peine que jamais, en quo discordia civis produxit miseros. [173][250] Messieurs nos généraux ne seraient pas marris que notre guerre leur durât longtemps et qu’on continuât de leur donner beaucoup d’argent comme on a fait jusqu’ici. Paris a dépensé quatre millions en deux mois et néanmoins, ils n’ont rien avancé pour nous ; ils ont mis en leur pochette une partie de notre argent, en ont payé leurs dettes et en ont acheté de la vaisselle d’argent. Ils voudraient que nous continuassions la guerre pour leur intérêt particulier, pour y faire leurs affaires et enfin former une guerre civile, très dangereuse et peut-être perpétuelle, en faisant venir l’étranger en France de plusieurs endroits, qui nous mangera encore de meilleur courage que n’ont fait les Allemands de M. le prince de Condé. Pour les malcontents du Parlement, ils disent que la paix de Rueil ne nous est point honorable, mais le roi en aura l’honneur et nous le profit. Le bourgeois impertinent et le peuple malcontent criaillent, mais ils s’apaiseront. Trois articles particulièrement déplaisent à quelques-uns ; [174] et pour cet effet, Messieurs nos députés du Parlement seulement sont retournés à Saint-Germain, [251] avec belle escorte, en faire remontrance à la reine afin d’en obtenir quelque modification, comme il y a grande apparence qu’ils obtiendront ; et même M. le premier président l’a fait croire au Parlement. [175] Et en ce cas-là, notre paix vaudra tout autrement mieux que la guerre de tous les princes, et que le secours que l’on nous a tant promis de Normandie et de Poitou, qui a trop tardé à venir. Ils ont charge pareillement de traiter de l’accommodement des princes qui ont suivi notre parti. De ces trois articles, le premier est que le Parlement en corps irait faire une séance à Saint-Germain, où le roi en personne assisterait et serait en son lit de justice, où serait vérifiée la déclaration de la paix avec tous ses articles, et datée de Saint-Germain, [176] en récompense qu’au commencement de la guerre, Messieurs du Parlement n’avaient pas obéi à la reine, laquelle voulait qu’ils allassent à Montargis. [177][252] Le deuxième est de souffrir les prêts pour deux ans au denier douze ; [178] il n’y a que ceux qui prêteront leur argent aux grands partisans qui y pourront perdre, et infailliblement y perdront, vu que le roi n’est nullement en état de payer ses dettes de longtemps, vu l’effroyable profusion qui a été faite de ses finances par tant de voleurs depuis 25 ans. Le troisième est que Messieurs du Parlement ne pourront faire le reste de cette année aucune assemblée générale dans la Grand’Chambre sur matière d’État. Mais à tous ces trois articles la solution y serait aisée et je pense que la reine, dans le désir qu’elle doit avoir de la paix, les accordera tous trois ; et autre chose même si on lui demandait. Il n’y a que le Mazarin qu’elle ne veut point laisser aller, tant elle l’aime fortement, et d’un amour qui surpasse la conjugale ; et c’est le Diable ; et in hoc versatur Deorum iniquitas, Principes nostros intelligo, Gastonem et Condæum, qui steterunt a partibus malignantium, [179][253] qui ont soutenu et défendu ce potiron du Vatican, ce larron, ce bateleur ou comédien, ce fripier, cet imposteur italien, contre leur honneur, leur patrie, et même contre une parole qu’ils avaient donnée à Messieurs du Parlement, qui n’ont rien commencé que sur la promesse qu’ils leur en avaient solennellement faite. [180] Nouvelles sont ici arrivées qu’il y a eu sédition du peuple à Tours, [254] qui a chassé les magistrats de la ville, et qu’il y a aussi une déclaration du parlement de Toulouse pour faire adjonction à celui de Paris. Un conseiller du présidial de Tours a été tué dans une émotion de la ville, et si la paix ne vient bientôt, j’ai bien peur que la sédition ne s’épande par tout le royaume. Nos députés sont encore à Saint-Germain en leur conférence pour la paix, où ils ont obtenu une abolition des trois articles de ci-dessus ; mais la paix des princes n’est pas faite ni aisée à faire, vu que leurs députés, avec ceux du parlement de Rouen et ceux de M. de Longueville, parlent bien haut et demandent bien des choses qu’il sera malaisé de leur accorder, et entre autres que le Mazarin sorte du ministériat et du royaume. [181] La surséance d’armes se renouvelle de trois jours en trois jours pour achever le traité, et m’étonne qu’il dure si longtemps. [182] J’ai peur qu’ils n’attendent du secours de quelque part en attendant, pour après nous opprimer plus aisément. Quidquid sit, timeo Danaos et dona ferentes, [183][255] combien que tous les jours et à toute heure il nous arrive du bien et de la munition, de toute sorte et de tous côtés. Les vignerons et autres marchands y apportent tout ce qu’ils peuvent, tant pour la peur qu’ils ont de la soldatesque qui ruine tout, que pour ce qu’ils ne paient ici aucune entrée ; d’où vient que ceux qui savent combien il entre tous les jours de denrées à Paris disent que la reine a perdu depuis tantôt trois mois 20 000 écus par jour pour les entrées de Paris. [184] Mais cette perte ne sera pas seule si le désordre dure plus longtemps, vu que tout le monde s’armant pour un ou pour l’autre parti dans toutes les provinces, il n’y aura personne assez hardi pour aller imposer ou lever aucuns deniers en aucun endroit ; et c’est de quoi je suis fort en peine comment la reine et Messieurs du Conseil l’entendront, et qui par ci-après pourra porter cette perte.